Les Sèvriennes
CHAPITRE XI
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
15 mai 189 .
Je vis dans l’épouvante de ces souvenirs de mort. Une hallucination me poursuit : ai-je rêvé ! est-ce maintenant qu’elle va mourir ?
Je ne sais comment je vis. Des jours, je m’agite, tremblant d’une inquiétude morbide. D’autres jours, je m’enferme, la tête vide, morne dans ce coin, comme une bête abrutie de douleur.
Les souvenirs qu’elle laisse ici m’écrasent. Je voudrais les fuir, d’invisibles mains me retiennent, toutes se tendent pour me ramener vers le passé.
Où est l’absente ? où est maintenant la sœur que j’avais choisie ?
Charlotte, Charlotte, es-tu encore près de moi ? Le sais-tu encore, dis, que je t’aime, que tu m’es plus chère depuis que tu me fais pleurer. Si tu savais comme mon âme te cherche ici, et là-bas ; comme je prie, car prier, c’est encore parler de toi.
Je t’en supplie, ma chérie, si tu demeures dans l’Invisible, ne me quitte pas, que ton ombre ne m’abandonne pas, je suis bien malheureuse.
Si tu savais ! au moindre souffle je tressaille. Est-ce toi qui frôles ma porte ? Vas-tu entrer, comme la dernière fois que tu vins ici, courbée sous le poids des bûches que tu m’apportais ; que nous étions bien…
Quel supplice de revivre sans cesse ces choses familières, qui furent les choses charmantes de notre amitié.
Pourquoi l’avez-vous prise, mon Dieu ? Quel mal faisait-elle ? Pourquoi n’avez-vous pas voulu qu’elle fût heureuse, qu’un autre achevât l’œuvre que vous aviez commencée ?
Vous n’êtes donc pas notre Père, vous qui brisez cruellement le rêve de vos créatures.
1er juin.
Pauvre Charlotte ! qui se rappellera sa bonté, sa jeunesse aimable, son rire léger, qui offrait à tous le plus gracieux d’elle-même.
Qui saura la tendresse vigilante qu’elle avait pour Lui.
L’école est affreusement triste : une prison sans air, sans lumière maintenant. Le vent attache aux vieux murs l’odeur des premières roses ; je me sens défaillir. Il ne finira donc jamais ce jour de mort, où les roses tombaient avec les gouttes de cire.
Son corps, à présent, est un buisson d’églantines. C’est lui qui les a plantées, lui que je n’ai pas revu, et qui ne se souvient pas que nous sommes deux à la pleurer.
4 juin.
On dirait que ses bras se sont fermés sur mon cœur, pour le garder avec Elle, toujours.
7 juin.
Mlle Vormèse a été bonne pour moi ; elle est venue ici, elle y a pleuré. Souvent elle m’emmène dans le parc, vers ce banc de pierre que nous aimions, elle me parle de Charlotte ; elle croit, elle, à la survivance des âmes. Je pleure, mais j’ai foi.
Mlle Vormèse m’a apporté ses livres, tous ses Guyau, ses Confessions de saint Augustin, son Imitation. Elle veut que je lise ; sa bienveillance me relève.
Mme Jules Ferron doit me trouver bien lâche de vivre avec ma douleur ; elle m’a dit des mots que je n’ai pas compris ; au bonsoir, elle me tend la main et ne me parle pas.
8 juin.
Je redoute de sortir. La joie de la terre me pénètre et m’alanguit.
Cette fête nuptiale des eaux, du ciel, des arbres, dans la lumière glorieuse de l’été, a pour moi l’amertume d’un charme, qui me lie à des désirs sans nom.
Autour de l’École, les jardins embaument ; leur odeur me grise, ils ont l’odeur voluptueuse d’êtres vivants.
Je ne passerai plus sur la terrasse, l’odeur suffocante des lilas et des sureaux me brûle le sang, la fièvre me dévore jusqu’au creux des mains.
12 juin.
Beethoven.
Qu’est-ce seulement que notre vie ? Expiation ou perfectionnement ?
A-t-elle un sens même ?
Notre destin est-il écrit, notre liberté se borne-t-elle à l’accomplir magnifiquement ? Est-ce que notre valeur d’individu ne serait pas d’avoir conscience de ce destin, de vivre en harmonie avec lui ?
Je le crois.
Personne n’échappe à sa destinée.
Charlotte avait entrevu la sienne. Tous, nous sommes entraînés vers un but suprême, qui s’impose à notre volonté, comme la vie elle-même, qui subordonne à lui toutes nos forces pensantes, toutes nos forces aimantes.
Voir nettement ce but et le poursuivre, n’est-ce pas élargir la pensée de Mlle Vormèse ; puis-je confondre la vision de mon destin, et la loi qui doit diriger toutes mes actions ?
La mort me force à regarder la vie en face.
Eh bien, ce regret poignant de mourir sans avoir vécu, n’est-ce pas un avertissement de Charlotte ? Suis-je vraiment faite pour cette vie froide, cette vie mutilée, qui sera la nôtre une fois sorties de cette École.
La pensée du devoir accompli me consolera-t-elle ?
— Non. Tout en moi déjà se révolte à la pensée que ces livres me tiendront lieu de tout : que peut-être, ni mon cœur, ni ma chair, ne connaîtront la joie de vivre dans l’épanouissement naturel, la joie de se donner éperdument.
Ce sont des pensées de vie ardente, d’une vie belle de sa force, de sa pureté, qui me hantent, quand je vais m’agenouiller près de Charlotte, et jusqu’au plus profond de ma conscience, retentit une voix mystérieuse :
Vis pour le bonheur !
Vis pour assouvir ta fureur d’aimer.