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Les Sèvriennes

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CHAPITRE XXXIII

LES ADIEUX DES SÈVRIENNES

Une nuit bleuâtre, enveloppante, nuit de caresses et de langueur, tombe sur le parc de l’École. C’est l’heure des adieux. Une dernière fois les Sèvriennes se promènent dans les allées familières, attendant le résultat des examens de licence et d’agrégation.

Mlle Vormèse se recueille, elle suit avec angoisse le mouvement de ces ombres qui attendent, mornes, fiévreuses ou sereines, le premier coup du destin.

La lune, nonchalamment, s’endort sur les feuillages, et de là haut, jette sur les vitres, qui miroitent, une nébuleuse clarté.

Depuis un moment, Marguerite et Berthe sont là, assises sur les marches branlantes du pavillon Lulli ; elles écoutent le silence, leurs mains jointes par moment se serrent ; un regard, un baiser disent l’adieu.

L’horloge sonne la dernière demi-heure, Marguerite avec effort se lève, et dit à Berthe :

— Je n’aime pas ce qui finit, mon cœur est lourd ce soir : encore quelques moments à vivre ici, et toute notre vie d’école sera dans le passé.

Ces choses qui nous entourent, dis, les reconnais-tu ? comme l’adieu les change : voilà les cendres de ce que nous avons aimé !

Écoute, des voix nouvelles pleurent dans le jet d’eau. Te souviens-tu des premiers soirs, où de nos fenêtres nous l’écoutions ? Il montait vers les étoiles !… ce soir, comme un oiseau blessé, il retombe sur son nid ; (elle ajouta avec un sourire…) c’est l’agonie d’un beau cygne.

Berthe regarde, regarde toutes ces choses qui demain seront mortes pour nous. Je voudrais emporter en moi l’odeur de la maison, ce bruissement, ces clartés.

— Mais nous reviendrons à Sèvres, Marguerite, tu retrouveras les visages anciens, ta chambre, ton banc sous les feuilles. Tu laisses le logis plein de roses, encore qu’elles soient fanées, tu aimeras les respirer un jour.

— Non, il ne faut pas revenir ; demain la porte de ce logis sera close, j’en veux perdre la clef.

— Moi pas, je t’avoue ma vieille, que de bon cœur je reverrai d’Aveline et le savant Criquet. Ont-ils été assez gentils ! Jérôme Pâtre tremblait en nous disant adieu : « Mesdemoiselles, je garde de vous toutes un cher et doux souvenir ; je vous souhaite d’être heureuses comme femmes et comme professeurs. » Et son œil mouillé, et sa petite langue qui frétillait. Tu n’as pas vu ça toi !

Du reste, je ne sais où tu as la tête ; d’Aveline voulait te dire adieu… à toi ; quand il nous a parlé de nos petits bonshommes, de nos petites bonnes femmes, et de l’espérance, et de la joie, il a bien vu que tu allais pleurer.

Hou la vilaine qui a raté le baise-main ; lui n’était pas content !

C’est drôle qu’on s’attache même à ceux dont on se moque le plus ! ça me fait de la peine, de ne plus revoir le museau de Mlle Lonjarrey, la barbe de Rogne-portion, la casquette du pipelet et les tisanes poivrées de l’infirmière, (avec son bon rire de gavroche, Berthe ajoute) : par la Bouche et par l’Esprit, je reste prisonnière de l’École.

— Et ton cœur ?

— Oh ! pour ce qui est de mon cœur, c’est une autre affaire : le coup de ciseaux du bonsoir a coupé net ce fil d’Ariane que nos anciennes vont dévidant, jusqu’au bout de la France.

— Quel adieu glacial !

— On n’en fait plus, des directrices comme Mme Jules Ferron ; c’est entendu, elle a une âme sublime, elle aura son buste dans la galerie stoïcienne, on dira ses vertus… mais, ça je le jure, pas une larme vraie ne coulera pour elle.

— Pourtant, elle est l’icone de nos anciennes ; elles ont dû écrire ces paroles inoubliables d’hier soir : « Vous êtes des êtres libres. Ici vous avez appris à ne compter que sur vous-mêmes. Aimez à vivre seules, le souverain bien est dans la possession de soi-même. Étouffez vos désirs, vos passions ! Ne vous attachez pas aux vanités, rappelez-vous le conseil du sage qui se détourne des liens d’affection, sans regret, comme le voyageur regarde, sans émoi, les cailloux de la plage. Faites votre devoir. »

— Oui c’est beau comme un livre, une âme comme celle-là, une âme morte, soupira Marguerite, que cet adieu avait froissée au plus profond de sa peine.

— Tu dis vrai, un livre, mais un livre incomplet, car son œuvre d’éducation a été dangereuse pour quelques-unes : vois Isabelle, résignée, s’abstenant héroïquement de vivre ; sa mort, c’est le stoïcisme de La mort du loup ; crois-tu que le culte de l’énergie prépare, dans Victoire Nollet, un être bien humain ?

— La volonté est un outil parfois criminel ; et je ne crois rien de plus faux que d’estimer une âme, selon qu’elle se redresse, ou qu’elle s’abandonne. Quelle prise Mme Jules Ferron aura-t-elle eue sur nous ?

— Aucune.

— Si ; on n’oublie pas que sa pensée domine et dirige l’École. Ici, ou là-bas, le tourment sera le même : mériter toujours cette estime hautaine, rester digne des principes que sa vie nous force à respecter.

Même affranchie, être encore son élève !

— Bernique, ma vieille, j’en ai soupé moi des « baisers philosophiques », je suis tout à la joie de vivre enfin avec mon pauvre vieux, dans un coin, où il vous plaira, m’sieu le ministre, pourvu qu’il puisse planter sa toquée de persil, sa touffe d’œillets, fleurir son jardinet comme il fleurit sa mansarde. Nous emmenons le minet, et la grosse Rosalie. Ah ! Margot, ce qu’on va être heureux de pouvoir gâter son vieux Jules…

Un pas rapide sonne sur la terre sèche. Les deux Sèvriennes se taisent, laissant passer Victoire Nollet, qui gesticule comme une folle.

— Pauvre fille, voilà le quart d’heure de Rabelais ; regarde-la se démener ; crois-tu qu’elle songe à sa mère, comme tu penses à ton père, ma Berthe ?

Elle sera première agrégée, nul n’en doute, elle aura Paris. M. Rabier a été épaté de son épreuve de philosophie : Droits de l’homme, droits de la femme.

En parlant, elle avait presque la laideur de Mirabeau.

— Tant mieux pour elle, tant mieux pour l’École ; sa vertu me défrise, et je trouve un comble de l’entendre dire partout : « Je rougirais de n’être que seconde à l’agrégation. »

Oh là là ! qu’on me laisse ramasser en miettes de quoi faire la dernière agrégée, et je dirai à mes juges : « Grand merci, messieurs, des 500 francs que vous m’octroyez ; c’est pour le vieux père Passy, qui aura sa goutte de marc tous les matins. »

— Dans un quart d’heure nous saurons qui sera reçue ; est-ce qu’Hortense Mignon arrivera à la licence ?

— Non, mais Ugène la consolera !

— Ugène ! tu ne sais donc pas ? mais tout est rompu depuis qu’Hortense a perdu sa dot !

— Boudious, quelle canaille ! pauvre Hortense, la voilà bien plantée aujourd’hui, plus d’écus et pas d’Ugène !

— Jeanne Viole aura un bon rang à l’agrégation.

— Euh ! euh ! elle a fait une de ces gaffes, l’autre jour en parlant de l’Alsace-Lorraine, comme d’une terre allemande. Je m’apprête à danser une bamboula en son honneur.

— Que t’a-t-elle fait Berthe, pour être impitoyable le dernier jour de notre vie commune ?

— A moi rien, mais elle préparait une petite infamie, dont tu aurais été victime, sans le hasard qui m’a permis de prendre Angèle Bléraud par la peau du cou, de la mettre à la porte de ta chambre, qu’elle cambriolait pour le compte de Jeanne Viole.

Il s’agissait de dénicher ton journal, et de le faire parvenir à temps à Mme Jules Ferron ; tu le vois, c’était renouveler l’affaire des billets doux, on essayait de se débarrasser de toi, comme on l’a fait d’Adrienne Chantilly.

Je l’ai menacée, si elle touchait à toi, d’aller moi-même dire à Mme Jules Ferron ce qu’elle fait, depuis trois ans, avec Jeanne Viole, et de les faire rayer toutes deux de notre association de Sèvres.

— Oh laisse-la, Berthe, je lui pardonne, il faut avoir pitié, même d’une Angèle Bléraud ; ne faisons souffrir personne, nous n’en avons pas le droit.

Un flot de Sèvriennes monte à l’assaut du parc ; les Scientifiques se préoccupent de l’état du ciel, l’observatoire annonce pour ce soir le rarissime passage de Vénus derrière la lune ; les Littéraires s’informent des postes disponibles, des directrices aimables et franches, de l’accueil des citadins.

Hélène, Juliette, Marianne montent à leur tour, et jettent déjà leurs projets de retour par-dessus les vacances.

— Notre promotion sera la plus chic de l’École.

— Qu’on réforme de suite l’esprit de la maison ; nous voilà les maîtres, à bas la tradition.

— Surtout imposons notre idée philosophique.

Elles passent, et la vanité de leurs propos s’éteint dans la nuit. L’ombre se fait plus noire, des voix montent qui entourent le jet d’eau.

— Jolie femme, oui, Marguerite Triel, mais trop de hanches !

— Les hommes ne s’en plaindront pas ! lance une voix gouailleuse derrière le pavillon Lulli.

Une cloche sonne, les Sèvriennes s’en vont dans l’allée du parc où Mlle Vormèse les attend. On ne voit aucune figure, les corps se noient dans l’ombre, quelque chose d’immatériel plane, âme de l’École, faite de toutes ces âmes de vierges.

— Êtes-vous là, mes enfants, toutes ?

J’ai voulu vous faire mes adieux dans ce parc où tant de fois nous avons causé.

Vous partez demain ! que Dieu vous protège, qu’il laisse, au fond de vous-mêmes, quelques-unes des paroles que je viens vous dire.

La vie s’ouvre lumineuse devant vous ! de jeunes âmes vous attendent, vous allez leur porter la bonne parole.

C’est une tâche magnifique que la vôtre, une tâche de sacrifice, mais de joie aussi.

Vous allez créer d’autres femmes en leur apprenant à vivre. Votre responsabilité est énorme. Que rien ne vous coûte pour inspirer, à celles qui vont se confier à vous, l’amour de la vie, c’est-à-dire, l’amour du bien.

Encouragez tous les efforts, soutenez leurs espérances, respectez leurs droits.

Rappelez-vous, mes enfants, que tout éducateur ressemble au prêtre qui se donne à Dieu : vous, vous vous donnez à la jeunesse !

Aimez-la, protégez-la, si vos efforts sont méconnus, pardonnez-lui.

J’ai confiance en vous, mais vous êtes inégalement préparées. Votre bon maître, M. Legouff, a coutume de comparer nos Sèvriennes à ces métaux précieux que l’alliage rend éternels, et l’alliage, dit-il, c’est la vie qui le fera.

Eh bien, je suis un peu « l’écouteur d’or, » celui qui interroge le son du métal, et devine aux tintements la paille qui brisera la médaille.

Depuis trois ans, j’écoute vos âmes : je suis sûre de quelques-unes, je crains pour les autres. Déjà, la souffrance a creusé son nid parmi vous. Mes enfants, ne désespérez jamais de l’avenir : les heures de joie viendront, si vous placez votre bonheur au-dessus de vous-mêmes, si vous faites, que toujours vos actions soient les servantes dociles de votre conscience…

Elle s’arrêta un instant, et plus bas, la voix pleine de larmes :

Si vous souffrez trop, la destinée est dure parfois, souvenez-vous de votre École. On vous aime ici. Mes bras vous seront toujours ouverts dans la maison du réconfort.

Venez que je vous embrasse.

Ce fut délicieux, des larmes vraies coulèrent ; l’âme de l’École avait enfin communié avec l’âme du maître.

Un nouveau coup de cloche, comme un glas, avertit les Sèvriennes de l’arrivée de Mlle Lonjarrey, venant annoncer les résultats.

Au milieu du tumulte, des cris déchirants, des sanglots, monte une voix calme :

— Allons mes p’tits.

Résultats de la Licence :

1re. Hélène Dinan !

Cris de Juliette Faucon.

— Quelle injustice ! vocifère Marianne Bruille.

Les 2e et 3e ne sont pas de l’École.

4e. Marianne Bruille, etc.

Juliette s’évanouit, elle n’est pas reçue ! adieu philosophie éthérée, voilà bien le fait réel, positif celui-là.

Agrégation.

1re. Marguerite Triel !

— Moi ! s’exclame Marguerite qui embrasse éperdument Berthe, ravie de ce triomphe.

2e. Victoire Nollet.

— Compliments, chère, fait Jeanne Viole, grinçant des dents.

— Ça n’en vaut pas la peine ! répond Victoire qui étouffe ses sanglots.

3e. Adrienne Chantilly, en congé.

C’est tout pour cette fois, mesdemoiselles…

Mlle Lonjarrey s’éloigne, Mlle Vormèse console les malchanceuses, et sur le parc, un instant bouleversé, la nuit se remet à tisser l’éternelle toile d’oubli…

....... .......... ...

— Eh bien, chérie, quel poste demanderas-tu ?

— Aucun, Berthe, ce soir même je démissionne !

— Tu brises ta carrière ; c’est donc pour ne point le quitter ; oh comme tu l’aimes !

— Je l’adore, tout mon être lui appartient, je ne peux pas partir, où il ira j’irai, ce qu’il voudra je le ferai ; je ne sais plus qu’une chose : maintenant, que j’ai payé à l’École ma dette de succès, l’aimer lui, lui rendre la force de vivre et d’être un grand artiste.

— Alors tu l’épouses ?

— Non, je ne puis l’épouser devant les hommes. Charlotte a exigé de lui un serment. Je l’épouserai en mon âme et conscience, devant Dieu seul.

Si Charlotte, continua Marguerite, très grave, n’avait pas été mon amie, j’aurais supplié Henri de ne pas croire son honneur engagé. Ce serment-là est de ceux qu’on délie, car les morts ne peuvent exiger de nous l’engagement d’une vie, qui ne leur appartient plus.

Henri a l’âme trop haute pour violer un serment. C’est à moi quand même, de lui donner le bonheur.

Voilà trois jours que je vis dans le désespoir. Il m’aime ! il m’aime, comprends-tu, dis, Berthe, et je ne ferais rien pour lui ! Oh ce serait misérable.

J’ai souhaité la mort, c’est la pensée de la mort qui me rejette à la vie, qui va me donner la force de m’affranchir !

Si tu savais avec quelle ivresse je pars, je vais à lui, enfin voilà le bonheur.

— Chérie, ma chérie, que vas-tu faire, tu ne calcules point.

— L’aimerais-je donc si je calculais !

Enlacées, elles reviennent toutes deux vers l’école endormie ; le jet d’eau s’est tu.

Le ciel peu étoilé, discrètement écarte de la lune les témoins de ce baiser que Vénus, en passant, donne à Diane endormie.

Seuls, les regards humains contemplent ce baiser d’astres.

— Vois là-haut ce mince croissant de lune. Vénus glisse, elle s’approche, la voilà suspendue comme une larme, une larme d’amour.

Te souviens-tu quand Salammbô vient au camp et que Matho, éperdu, la supplie de lui donner les petites cornes de gazelle qui supportaient ses colliers ?

C’est une larme de Matho, larme de désir, qui roule encore dans l’Infini.

Je cherchais mon étoile : la voici. Adieu, ma Berthe, je vais suivre le chemin d’amour que Vénus me trace dans le ciel.

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