Les Sèvriennes
CHAPITRE XIV
LA FÊTE DE L’ÉCOLE
Sèvres n’est plus la maison grave, où toute la vie se règle aux tintements des cloches. La joie court librement au bruit des talons qui sonnent, des portes qui claquent, des lumières qui courent, éclairant robes blanches et papillotes.
Les vieux couloirs, où persiste d’habitude l’âcre odeur de peinture rouge, embaument les eaux de toilette et le parfum subtil des visages poudrés.
Depuis un mois, les Sèvriennes chuchotent leurs projets, organisent un comité. Aux Scientifiques, les cotisations et le souci des vivres ; aux Littéraires, le soin du programme et du décor de la fête.
L’École elle-même, pour fêter l’anniversaire de sa fondation, offre aux élèves un festin de Balthazar : sur les bras d’une femme de chambre, un énorme saumon, passe de table en table, acclamé avec fureur avant d’être dépecé. Il y a encore dindonneaux et galettes.
Jusqu’au dernier moment, le programme de la fête est un mystère ; mais le bruit court qu’il y aura des projections électriques, et que des bombes glacées remplaceront, au souper, le traditionnel nougat.
L’École, ce jour-là, est un peu folle ; ces messieurs, indulgents, ferment les yeux sur le travail qu’on néglige ; Mlle Lonjarrey laisse courir, de droite et de gauche, les Sèvriennes très court vêtues ; il n’est pas jusqu’au jet d’eau qui ne dresse coquettement, sur l’eau engourdie, son plus joli panache !
Dès huit heures du soir, le réfectoire n’est plus qu’une magnifique salle des fêtes : partout des fleurs, des lumières ; de bec en bec, des guirlandes de lierre, des girandoles de papier rose piqué d’étoiles. Quelques paravents chinois simulent les coulisses d’une petite scène, et tout près du piano, sont étalés les lots pour la loterie des pauvres.
Par couples les élèves descendent, car l’usage veut qu’une Ancienne ait une Nouvelle à son bras, pour entrer dans la salle.
Adieu les robes fanées, les sarraux bleus, les cheveux en chien fou ; les Sèvriennes sont toutes en robes de bal, fleurs au corsage, un tantinet décolletées, pour fronder le règlement.
La transformation est surprenante ; elles se regardent les unes les autres, étonnées, charmées, comme les passants, le soir, s’arrêtent devant les petites boutiques inaperçues le jour, et qu’un rayon intérieur illumine et pare. Les moins bien arrangées sont encore charmantes.
On se presse, on se cherche, on s’appelle, on se déshabille du coin de l’œil. Derrière l’éventail, aux entrées sensationnelles, ce sont des oh ! des ah ! d’admiration un peu enfantine, mais sincère.
Marie Christopha est en satin rouge, des géraniums semés dans les cheveux, des bagues à tous les doigts. Renée Diolat étrenne une robe de crépon mauve, qui discrètement pare sa beauté blonde. Adrienne Chantilly est en tulle jaune, avec de lourdes broderies de jais ; Jeanne Viole en cachemire bleu, Victoire Nollet en gris, Angèle Bléraud en foulard vert, Hortense en rose de village, Berthe en blanc, Marguerite en velours noir.
Chacune grille de plaisir, en songeant au bal qui va suivre le concert. Et pourtant ce ne sera qu’un bal blanc ; par prudence, afin de ne pas tourner ces jeunes têtes, les professeurs mêmes ne sont pas invités. Le dépensier, seul, de loin, regarde la fête.
Adrienne, très en beauté, déplore de groupe en groupe, de ne pouvoir faire un vis-à-vis avec d’Aveline, et de connaître l’ivresse de la valse, au bras de Jérôme Pâtre et de M. Lepeintre, le nouveau professeur d’histoire.
Des programmes circulent, tous dessinés et peints à l’École, il y en a de charmants. On sait alors, que Myriam Levis sera la Muse dans la Nuit d’Octobre, et Sylvia dans le Passant. Renée sera la Vierge dans le Noël de Bouchor.
De toutes parts, les Anciennes, aujourd’hui professeurs, arrivent à l’École ; les absentes s’excusent par une dépêche, par une lettre ; on lit les missives dans le brouhaha de l’attente. Le comité s’effare, il y a conflit au sujet des préséances ; on se fâche, Mlle Lonjarrey parle d’aller se coucher, si elle n’a pas la gauche de Mlle Jules Ferron ; et Mlle Melnotte, du lycée Racine, exige la présidence d’une table, si on veut la garder jusqu’au bout. On va se quereller, le comité en bloc va rendre les cordons du tablier ; il n’est plus temps. La porte s’ouvre, un grand silence apaise, une seconde, les colères, les jalousies, les coquetteries, les désirs qui se chamaillent. Sous un flot de lumière, entre les Sèvriennes formant la haie, Mme Jules Ferron passe au bras de la Doyenne.
L’État-major des surveillantes et des répétitrices la suit, en robes sombres.
La Veuve porte une longue robe princesse en pou de soie noire, dont la traîne à petit bruit serpente sur le plancher ciré, corrigeant, par les plis d’une étoffe cossue, l’abandon d’un corps grassouillet.
Elle sourit, et derrière elle, le même sourire se propage. La joie des Sèvriennes, le souvenir de l’œuvre qu’elle créa si victorieusement, illuminent ses traits, leur donnent une beauté sereine, qui ne s’effacera qu’à la porte de chez elle, où de nouveaux tracas l’attendent.
Mme Jules Ferron s’est assise, le concert commence. Piano, violon, chant, monologues, récitatifs, tout est applaudi par des mains généreuses et des esprits distraits. On chuchote derrière les éventails dressés : Vois donc, ma chère cette peau rugueuse, ses bras ont en permanence la chair de poule. Une fausse grasse, je te le disais bien, des bras gros comme des fifres. Victoire est-elle assez boudinée. C’est pas un corset, c’est une camisole de force. Comment ? ça, Louise Melnotte ! le béguin de Jérôme, ça, ça ! elle vous a un air de détailler « de la p’tite saucisse et de la chaircuiterie ». Heu, rappelle-toi Rousseau, ces philosophes gobent tant de choses.
— Chut ! chut ! Mlle Lonjarrey baisse les lumières, les éventails s’abattent sur les genoux, les yeux fixent la scène, où Myriam Lévis parle au poète qui pleure. Elle est voilée, mais son fier profil au milieu des blancheurs, se détache presque lumineux.
On n’entend plus un souffle ; quelque chose d’inexprimable, de très grand, fait trembler les lèvres qui écoutent :
La voix se fait lointaine, musicale, troublante ; les cœurs les plus ingénus palpitent d’un émoi léger, pour avoir entendu dans l’ombre, les yeux clos, la plainte amoureuse du grand Inconsolé…
Une ritournelle, un « rigaudon » de Rameau, efface l’impression trop vive, et les bouts de causerie reprennent en bourdon, jusqu’à ce que Myriam revienne, et d’une voix brisée, puis ardente, puis fraîche comme le bruit d’une fontaine, dise les regrets de Sylvia et la tristesse de ne plus aimer.
— C’est trop bien ! elle serait sur les planches, qu’elle ne jouerait pas mieux.
— Dis donc, Margot, c’est le cas de dire qu’aujourd’hui Sèvres reçoit M. Cupidon ! mais voilà, ici, ce n’est pas autre chose que Vert-Vert chez les Couventines…
— Tu ne réponds pas, qu’as-tu ? tu souffres ?
— Tais-toi, ne me regarde pas, je t’en prie, Berthe ; je ne sais pas ce que j’ai… cette poésie m’a fait mal, j’ai le cœur si gros… (très bas) de n’être pas aimée, et deux grosses larmes tombèrent brûlantes sur les mains qui se rejoignaient.
Le concert fini, la tombola tirée, on s’en va à la queue leu leu, dans la salle de réunion, manger sandwichs et babas, glaces et petits fours. On se congratule, on s’embrasse ; Myriam, très entourée, résiste à peine aux compliments qui l’accablent ; elle abandonne sa belle main aux lèvres d’Angèle Bléraud, ses regards disent assez l’ivresse de la cabotine triomphante.
Renée, la vierge pure du Noël, disparaît devant cet éclat ; les Sèvriennes affolées adorent en Myriam, le poète de l’amour, que cette voix leur a révélé.
Elles dansent, mais leur pensée est ailleurs ; comme une maîtresse, la poésie les caresse et les meurtrit. Elles tourbillonnent éperdues, silencieuses, et les heures passent, les heures s’en volent, elles sont heureuses.
Mme Jules Ferron regarde et sourit encore.
Sur l’ombre orgueilleuse de la vieille maison, se déroule, s’enlace, la liane vivante d’une dernière farandole ; et pour un soir, oubliant dans cette ivresse son impassibilité stoïque, elle se sentit enfin des entrailles de mère !