Les Sèvriennes
CHAPITRE XXI
Rapport de Mlle Lonjarrey, surveillante à l’École de Sèvres à Mme Jules Ferron.
« Madame,
» Vous m’avez chargée, l’année finie, de vous adresser un rapport confidentiel, qui puisse compléter le dossier des élèves, que j’ai sous ma surveillance.
» Le voici.
» D’une façon générale, je ne trouve pas dans cette promotion, la discipline et le respect nécessaires, comme vous nous le dites souvent, madame, à toute œuvre intellectuelle et morale. Presque toutes ces demoiselles sont d’esprit léger, remuant. Elles aiment la parure, et leur jeunesse accorde une créance inimaginable à la plus-value d’une fraîcheur passagère. Elles attachent du prix à des détails, et semblent ignorer que la vraie vie de l’École, est celle où vous les conviez, madame, dans les hautes sphères de la méditation et du recueillement.
» Je m’efforce de le leur faire comprendre. Je ne désespère pas de voir aboutir la conversion que j’ai entreprise.
» Voici donc ce que je puis vous dire sur chacune de nos Sèvriennes :
» Mlle Chantilly a, au plus haut degré, le souci de sa taille et de son ajustement. Orgueilleuse de ses prérogatives de première, elle s’imagine que sa présence, au milieu de nous, augmente la gloire de l’École.
» Au surplus, je la soupçonne de n’avoir aucune vocation pour l’Enseignement, de viser à autre chose, en se servant de l’École comme d’un tremplin, si j’ose m’exprimer ainsi.
» Si j’en crois les confidences de qui vous savez, son entreprise serait de compromettre un de ces Messieurs, puis de s’en faire épouser. Elle aurait jeté, à cet effet, son dévolu, sur M. d’Aveline.
» Comptez, madame, sur ma vigilance.
» Mlle Triel, gentille jeune fille, douce, timide, bien élevée, un peu trop sauvage. S’ignore elle-même. Travaille beaucoup, sans bruit. Promet d’être un professeur solide et modeste. Je n’ai rien à ajouter.
» Mlle Nollet mérite en tout point l’estime dont vous voulez bien l’honorer, madame. Depuis le malheur qui l’a frappée, je ne l’ai pas surprise une seule fois à pleurer ; même, Mlle Vormèse lui ayant demandé ce qu’elle pourrait faire pour l’aider dans sa peine, Mlle Nollet a prié Mlle Vormèse de vouloir bien lui permettre de travailler l’allemand avec elle, en vue de sa licence. Elle est donc tout à l’étude.
» Sa santé reste déplorable, la crise attendue ne se déclare pas, malgré les douches glacées que, sur l’ordre du docteur, l’infirmière lui administre tous les jours que Dieu fait. Enfin !
» J’ai plaisir à insister sur le labeur, sur l’énergie de cette jeune fille, qui témoigne d’une nature virile, bien préparée à recevoir la manne stoïcienne.
» Mlle Viole, une de nos bonnes élèves, serviable, droite, méfiante d’elle-même, demandant à plus expérimentée qu’elle l’appui d’un conseil.
» Elle cherche sa voie. N’osant s’adresser à vous, madame, par un sentiment de touchant respect, J. Viole est venue à moi. Dans mon cabinet, nous discutons morale et philosophie ; elle est vraiment intéressante, dans son ardeur à chercher la vérité, à s’attacher aux principes découverts.
» C’est une âme délicate, plus faite pour le cloître que pour la vie. Cependant j’espère, par des paroles réfléchies, lui rendre le goût de l’action ; et, en m’inspirant, madame, de votre sagesse, l’aider à sortir de cette voie mystérieuse, où son cœur, comme dit Pascal, se cherche et ne se retrouve pas.
» Mlle Passy, un garçon étourdi, tapageur, dont les paroles sont souvent marquées au coin de la plus mauvaise éducation. Elle est susceptible de perfectionnement. L’esprit est sain, le cœur franc : peut-être y aurait-il à redouter dans l’avenir, la défection d’une frondeuse, d’une révoltée.
» Mlle Hortense Mignon. Je me permets d’appeler toute votre attention, madame, sur cette élève qui est très cachottière.
» Elle entretient, poste restante, une correspondance très active, avec un jeune homme de son pays, sous-officier sans avenir, qu’elle veut épouser sans l’aveu des parents.
» Non seulement, elle néglige son travail, pour bûcher les examens de ce Monsieur, mais ce qui est plus grave, cette jeune fille s’est permis, en l’absence de tout le personnel, pendant les vacances de Pâques, de recevoir son fiancé à l’École, et même de partager ses repas avec lui.
» Je suis bien sûre que ces heures de tête à tête n’ont été que des répétitions, et que ce jeune paresseux a trouvé moyen encore de piller les cours de sa fiancée. Néanmoins, je tiens à révéler ces faits indubitables, qui m’ont été appris par qui vous savez, madame.
» Mlle Thérèsa Espérou, une bonne grosse fille, un peu bêtote.
» Mlle Bléraud. Depuis que vous lui avez accordé son pardon, madame, aucune tentative détestable ne s’est renouvelée.
» Cette personne s’amende. Je n’ai qu’à me louer de son zèle, qui peut nous être d’un véritable secours, dans l’œuvre de perfection et de grandeur morales, que nous poursuivons.
» Mlle Bléraud n’est pas sympathique à ses compagnes, qui l’écartent, depuis que le bruit a couru, dans l’École, qu’elle était hystérique. Seule, Jeanne Viole rachète, par quelques bonnes paroles, la froideur de toute sa promotion.
» Voilà, madame, ce que vous m’avez mandé de vous faire connaître.
» Je me suis acquittée, avec discrétion et vigilance, de la tâche délicate que vous m’avez confiée, et reconnaissante de tout ce que je vous dois, je suis heureuse, madame, de pouvoir vous assurer que jamais l’École n’a été si parfaitement unie dans la communion d’un sentiment unique de respect et d’admiration pour votre personne.
» Veuillez agréer, etc. »
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.