Les Sèvriennes
CHAPITRE II
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
10 octobre 189 .
Voilà huit jours que nous avons repris nos cours. Il ne me semble pas que j’aie quitté l’École, cette École si aimée, encore plus chère depuis que Charlotte est ici.
Nous vivons comme deux sœurs, ne nous quittant que pour aller au cours ou en étude. Le jeudi, nous nous réunissons ; pendant que je prépare mes textes de la licence, elle dessine des « écorchés ».
C’est une intimité charmante où Henri a sa place. Constamment Charlotte me parle de lui. Je le connais si bien aujourd’hui, que je crois avoir été son amie de tout temps.
Je vis de leur joie, ils vivent de mes espoirs. Pour être amoureux, ils ne sont pas égoïstes, et je sens bien que ma présence ne leur est pas importune.
Charlotte travaille avec ardeur ; mais en femme très ordonnée, elle se réserve, par-ci par-là, des récréations supplémentaires pour coudre son trousseau. Elle est alerte et positive, sachant le prix des choses, le prix de l’argent surtout.
D’un mot, elle rabroue Henri, quand il s’emballe avec la faconde lyrique des imaginatifs : il se voit déjà au travail, pour une commande de l’État, ou le buste de quelque Yankee. C’est le songe de Pérette ; Charlotte sera là pour consolider le pot au lait.
14 octobre.
Quelle jolie promenade nous venons de faire tous les trois dans le bois de Saint-Cloud.
Aujourd’hui, la lumière avait les teintes dorées du raisin mûr ; tout était encore vert, au-dessus de l’herbe grasse et des chrysanthèmes rouges. De la Lanterne, nous apercevions la Seine, dont les flots striés s’étalaient, comme les sillons d’une prairie fauchée, en lignes rythmiques et parallèles. Le ciel restait floconneux.
Jamais je n’ai vu à l’automne une telle poésie. Les bois rayonnent d’une vie plus ardente, plus parfumée. Les lourds châtaigniers ont des bourgeons, mais rien n’égale le coloris charmant des peupliers pourpres, des sapins argentés, des petits aulnes si frais encore.
Et tout cela s’écarte de vous ; il semble que l’atmosphère donne aux avenues une perspective plus lointaine.
D’autres coins du parc sont en pleine métamorphose. Ici, où souffle le vent froid, les arbres ont une splendeur orfèvrée. On les dirait ciselés, dans un bloc d’or et de jaspe sanguin, par un cyclope aux doigts habiles. Les feuilles, qu’il laisse papillonner autour de nous, ont l’usure et la pâleur des royales effigies, ou les reflets sombres des vieux ors ternis, l’éclat mystique des croix pastorales, le clinquant des faux bijoux, la douceur des alliages, où l’or pur se veine.
Les broussailles ont des lueurs fauves, le scintillement de l’aventurine étoilée, les feuillures légères des couronnes barbares.
Quel divin maître que la nature.
Avant de grimper dans le parc, nous avons fait avec Henri un tour de foire.
Les grandes allées du bord de l’eau ont perdu leur solitude religieuse. C’est une cohue, un tintamarre infernal. Toutes les roulottes de la foire aux pains d’épices sont ramassées là, étreignant les arbres, les poussant presque pour leur voler la place.
Oripeaux, verroteries, paillettes, cuivres, toiles peintes, bâches, lampions et guenilles semblent, de loin, suspendus à une corde. Tout s’anime, tout remue, hurle, grogne ou piaille.
Ce sont des fous, des énergumènes, qui vous attirent dans les baraques, sur les montagnes russes et les chevaux de bois. On s’enfuit, on s’accroche, on est pris dans ce tohu-bohu d’épileptiques ; la foule, ivre, vous saisit dans son remous.
Je ne sais comment nous avons fait pour sortir de là ; une fois à l’abri, j’ai regretté la foule criarde, vulgaire, puante, qui m’attirait et domptait en moi, par quelque chose de plus fort, la révolte de mes sens.
Henri nous a emmenées dans la partie solitaire du parc, dans ce jardin réservé, où tout rappelle Trianon et Marie-Antoinette.
Les parterres embaumaient l’herbe mûre, encore une fois coupée ; partout de petits bassins ronds conduisent l’eau à la cascade, par un fil de perles. Nous nous sommes assis sur un vieux banc, dans le cirque de verdure, où les arbres rejoignent leurs têtes chenues, pour soutenir cette coupole aérienne, faite de l’immensité bleue.
Nous ne disions rien, jouissant du charme infini d’être seuls, à la tombée du soir.
— A quoi rêvez-vous, mes p’tits, a dit Henri d’une voix qui voulait imiter celle de Mlle Lonjarrey.
— Je pense, répondit Charlotte, qu’il fait bon vivre, et que ce parc est un cadre enchanteur pour de beaux souvenirs.
— C’est vrai : ne dirait-on pas que ces arbres se souviennent ? dans cet abandon, les feuilles n’ont-elles pas l’air de détourner leurs yeux, comme si elles se refusaient à jouir du bonheur qui passe, elles qui ont vu pleurer une reine.
— Oh ! oh, fit ce rieur, voilà une durée bien sentimentale. Mesdames les feuilles, vous êtes fort impertinentes, si juchées pour mieux voir, vous ne regardez rien. Que pourriez-vous admirer, je vous prie, de plus gracieux que ces deux corps souples, alanguis dans une pose que je voudrais modeler.
— Quel serait le titre, m’sieu l’artiste ?
— L’Attente.
— Le compliment est pour toi ma chère, fit Charlotte en m’embrassant. Le clair regard d’Henri souriait à mes yeux.
Je ne puis définir le charme que ces yeux clairs exercent sur tout mon être ; il me regarde : deux gouttes d’eau pure apaisent ma soif ; s’il parle et que ses yeux m’interrogent, une gaze légère s’interpose, je ne sais que dire, mon esprit n’est plus là. Et je m’aperçois bien à ces choses, qu’on ne peut aimer un ami, comme on aime son amie.
Et quel trouble, en revenant vers l’École. Avec la fraîcheur, des effluves violents montaient de la terre humide. Mon cœur se gonflait, battait à coups fiévreux ; j’éprouvais un plaisir indicible à boire, dans l’air, tous ces parfums.
Au bord d’une pièce d’eau, écaillée de feuilles mortes, sur la nappe verte d’un nénuphar, nous vîmes une colonne voltigeante qui s’élevait, ondulait ainsi qu’une vapeur : c’était une nuée d’éphémères qui s’aimaient là, dans un bruissement, dans un tourbillon d’ailes.
Les uns, à peine nés, montaient vers le ciel, mariaient leurs désirs, irisant d’un point l’air encore ensoleillé, se quittant, pour se reprendre dans la fureur de l’amour, puis retombant épuisés, cendres palpitant encore sur l’eau morte.
Ainsi dans ce lieu solitaire, une même minute voyait naître et mourir des êtres qui n’avaient vécu que pour le baiser. Aimer, engendrer, mourir, est-ce donc la loi de l’Univers ? la nôtre alors.
J’ai recueilli dans ma main la colonne ailée, pour l’offrir à Charlotte : « Nous-mêmes, ne sommes-nous pas des éphémères ; ceux-ci du moins sont plus sages que nous. »
— Notre destinée est la même, a répondu gravement la voix de mon ami, beaucoup s’égarent, mais ceux qui sont mûrs pour l’Amour ne lui échapperont pas.
20 octobre.
Le ministère vient de nous envoyer une jeune Grecque, Sophie Triparti, grosse fille à peau noire, huileuse, portant moustache… et face à main, mais de beaux yeux dans une tête de Turc. Elle est le point de mire de l’École ; on répète ses mots qui ne manquent pas de verdeur.
Est-elle innocente ?
Ne l’est-elle pas ?
Agnès ? Peut-être.
C’est une distraction bien superflue, nous sommes bourrées de travail ; j’en perds la tête.
D’Aveline multiplie les explications de texte, ces tours de force, où, à propos de quatre vers, il faut expliquer le génie d’un auteur. Rien de plus artificiel, rien de plus brillant que cet exercice oratoire : à propos de Victor Hugo — les Pauvres gens — pillez l’Épopée depuis Homère ; à propos d’une phrase de Michelet, retournez à Virgile.
« Tout est dans tout, comme dit l’autre. » Le truc, c’est de serrer le texte d’assez près, en l’élargissant de façon incommensurable !
Voilà le triomphe de Jeanne Viole.
Au cours de Jérôme Pâtre, ce sont des batailles passionnantes ; autour du Positivisme, chacune s’engage, s’enferre quelquefois. Mais hélas, de ces éternelles discussions, trop d’idées surgissent, jamais une seule ne domine les autres.
J’en arrive à croire que les livres ne nous apprennent rien de certain sur la vie, que le mieux c’est encore d’obéir à l’instinct.
26 octobre.
Dans la promotion de Charlotte, il y a deux ou trois petites qui sont follement amoureuses de M. Leuris, l’illustre poète mathématicien, une tête de Christ en croix. La jeune Élodie, de Marseille, est la plus enragée ; elle embrasse éperdument sa chaise, et lui glisse des billets doux dans les poches de son pardessus.
« Graine de Mme Putiphar », l’appelle ma Lolotte.
Une autre a des extases, quand elle écoute notre chère Mlle Vormèse jouer du César Frank.
Pauvres petites, elles ne savent où placer leurs aspirations. Celles-là souffrent, on ne les écoute pas. Mais que penser de la conduite d’Angèle Bléraud, qui est à la dévotion de Jeanne Viole ; chaque fois que l’une rentre dans sa chambre, l’autre l’y suit ; en étude, le soir, Angèle Bléraud la tient par la taille, leurs têtes unies lisent ou ne lisent pas. On les laisse seules, alors rien ne les gêne.
Jeanne fait courir le bruit d’une conversion entreprise ! ô Monsieur Cupidon, que penses-tu de celle-là ? en attendant, ce sont les œuvres du beau Paul Réjardin, qui fournissent prétexte à de si pieux colloques.
Réjardin, qui fait son petit Tolstoï, est si à la mode à Sèvres, que chaque jeudi, Adrienne Chantilly obtient d’aller suivre son cours de morale au Collège de France.
Peut-être, avec lui, trouvera-t-elle cette vérité qu’en vain on cherche ici.