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Perte et gain : $b histoire d'un converti

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CHAPITRE VI.
Un déjeuner assez sérieux.

Avant leur promenade à Oxley, Charles avait déjà eu plusieurs fois l’occasion de voir, sous une forme ou l’autre, les pensées de Sheffield touchant les réalités et le charlatanisme ; et les discours de son ami avaient commencé à faire impression sur lui. Il sentait qu’au fond il y avait du vrai, et ce vrai était nouveau à ses yeux. Reding n’était pas d’un caractère à laisser une vérité dormir dans son esprit. Elle ne s’y épanouissait pas très-vite, mais on pouvait être sûr qu’à la fin elle porterait des fruits, et qu’elle modifierait ses opinions acquises. Dans le cas présent, il vit que le principe de Sheffield était plus ou moins opposé à sa maxime favorite, savoir : que c’est un devoir d’être content de tout le monde. Deux contradictions, se dit-il, ne sauraient être vraies en même temps : lorsque l’affirmative est vraie, la négative doit être fausse. Toutes les doctrines ne peuvent être également fondées : il y a une vérité et une erreur. La théorie de la vérité dogmatique, comme opposée au latitudinarisme, s’était ainsi graduellement établie dans son esprit pendant ces premiers trimestres. Il ne connaissait rien pourtant ni du nom, ni de l’histoire de ces deux théories ; il ne soupçonnait pas même le travail qui se faisait en lui. Laissons-lui voir toutefois développer sous ses yeux les absurdités du principe latitudinaire, et il est probable qu’il lui fera une opposition plus forte encore.

Parmi d’autres singularités, Bateman croyait que mettre ensemble des personnes de sentiments contraires, c’était le meilleur moyen de créer une société agréable ou au moins utile. Il avait fait de son mieux pour donner cet élément de perfection à son déjeuner, auquel assistaient nos deux amis. Il n’avait pas toutefois atteint complétement son but, n’ayant pu réunir, malgré tous ses efforts, que trois convives, outre Charles et Sheffield. On remarquait d’abord M. Freeborn, jeune maître évangélique, avec qui Sheffield était en connaissance. Venait ensuite un jeune étudiant intelligent, mais non très-circonspect, qui, après avoir été gâté dans sa famille et ayant toujours bourse pleine, se proclamait amateur de l’esthétique : au collége, toutes les autorités vivaient constamment dans la crainte de le voir devenir papiste un beau matin. Le troisième, enfin, était un de ses amis, jeune homme au maintien aimable et modeste, qui avait des yeux vifs et perçants comme une souris, et mangeait son pain et son beurre dans un profond silence.

Nos convives venaient de se mettre à table. Sheffield versait le café ; une assiette de muffins courait à la ronde, et Bateman, une casserole en main, en retirait les œufs déjà cuits. Tout à coup notre jeune imprudent, dont le nom était White, fit observer combien était belle la coutume catholique de prendre les œufs pour l’emblème de la fête Pascale. « C’est vraiment catholique, dit-il ; car cet usage est conservé dans certaines parties de l’Angleterre, se retrouve en Russie, et est en vigueur à Rome même, où un œuf accompagne chaque plat pendant la semaine de Pâques, après, je crois, avoir été bénit. Cet usage, d’ailleurs, est aussi expressif et aussi significatif que catholique. — Magnifique, en vérité ! reprit leur hôte : un usage si charmant et si délicieux ! Je m’étonne que nos réformateurs n’y aient pas songé, ni le profond Hooker, qui aimait tant les figures, ni Jewell. Vous n’avez pas sans doute oublié le bâton que celui-ci donna à Hooker : c’était une figure, tout comme l’envoi du bâton d’Élisée, par son serviteur, à l’enfant mort. — Oh ! mon cher Bateman, s’écria Sheffield, vous faites de Hooker un Giézi. — C’est bien la conclusion d’une pareille plaisanterie, dit M. Freeborn ; vous ne pourrez jamais voir où mène un symbole. Un symbole prouve tout et ne prouve rien. — Sans doute jusqu’à ce qu’il ait une sanction, reprit White ; mais quand l’Église catholique l’a sanctionné, nous sommes sûrs d’être dans le vrai. — Oui, certes, dit Bateman ; en d’autres termes, c’est bon parce que c’est catholique. — Oui, continua White, les choses changent de nature entre les mains de l’Église catholique : on nous permet de faire le mal pour arriver au bien. — Qu’est-ce à dire ? s’écria Bateman. — Eh bien, reprit White, l’Église fait du mal le bien. — Mon cher White, reprit notre hôte d’un ton grave, c’est aller trop loin. » M. Freeborn suspendit son opération gastronomique et se rejeta sur le dos de sa chaise. « L’idolâtrie, continua White, n’est-elle pas une erreur ? cependant le culte des images est légitime. » M. Freeborn était dans un état de consternation. « Votre exemple est mal choisi, White, dit Sheffield ; il y a dans le monde des gens assez peu catholiques pour penser que le culte des images est aussi mauvais que l’idolâtrie elle-même. — Distinction jésuitique ! s’écria Freeborn avec émotion. — Eh bien », répliqua White, qui ne paraissait pas avoir grand’peur du jeune maître ès-arts, quoique celui-ci fût plus âgé que lui, « je prendrai un meilleur exemple : qui ne sait que le baptême confère la grâce ? cependant il y avait, chez les païens, des rites baptismaux, et naturellement ils étaient diaboliques. — Je ne serais pas disposé, monsieur White, à vous faire toutes les concessions que vous voudriez touchant la vertu du baptême, dit Freeborn. — Ni même touchant le baptême chrétien ? demanda White. — Il est facile, répondit Freeborn, de prendre le signe pour la chose signifiée. — Ni même touchant le baptême catholique ? répéta White. — Le baptême catholique est une vraie supercherie et une illusion, répondit Freeborn. — Oh ! mon cher Freeborn, s’écria Bateman, à votre tour vous allez trop loin, en vérité. — Catholique, catholique ; j’ignore ce que vous voulez dire, reprit Freeborn. — J’entends par là, dit White, cette Église Une et Catholique dont parle le Symbole ; c’est très-intelligible. — Mais qu’entendez-vous par l’Église catholique ? demanda Freeborn. — L’Église Anglicane, répondit Bateman. — L’Église Romaine », répondit White, tous deux parlant en même temps. Il y eut un éclat de rire général. « Il n’y a pas de quoi rire, reprit Bateman, l’Église Anglicane et l’Église Romaine ne sont qu’une même Église. — Une même Église ? Impossible ! s’écria Sheffield. — Bien plus qu’impossible, ajouta M. Freeborn. — Je ferais une distinction, dit Bateman ; je dirais qu’elles sont une même Église, mis à part les corruptions de l’Église Romaine. — En d’autres termes, elles forment une même Église, excepté ce en quoi elles diffèrent, dit Sheffield. — Précisément, comme vous dites, reprit Bateman. — Je dirais plutôt, ajouta M. Freeborn : Elles sont deux, excepté ce en quoi elles s’accordent. — Voilà la vraie conclusion, dit Sheffield. Bateman soutient que l’Église anglicane et l’Église romaine sont une même Église, excepté ce en quoi elles sont deux ; et Freeborn, qu’elles sont deux, excepté ce en quoi elles sont une. »

Par bonheur, en cet instant, le garçon de cuisine entra avec un plat de saucisses ; mais cet incident n’amena pas de diversion ; la controverse continua. Deux personnes ne l’aimaient point : Freeborn, qui tout simplement détestait la doctrine en discussion, et Reding, qui la jugeait inopportune. Mais c’était la mauvaise fortune du premier d’indisposer Charles contre lui aussi bien que les autres, et d’être obligé de vaincre sa répugnance à prendre part à la dispute. Dans le fait, Freeborn pensait que la théologie elle-même est une duperie, comme substituant, à son avis, des notions intellectuelles sans valeur aux vérités fondamentales de la religion. C’est pourquoi il continua à faire observer, en posant son couteau et sa fourchette, que pour lui c’était un mystère qu’on fît reposer la religion véritable sur des distinctions métaphysiques ou sur des observances extérieures ; que l’Écriture avait un enseignement tout à fait contraire ; que l’Écriture parlait beaucoup de foi et de sainteté, mais ne disait pas un mot sur les Églises et leurs formes. Il continua, disant que c’était la grande et malheureuse tendance de l’esprit humain, de mettre entre lui et son Créateur un médiateur de son invention, et qu’il importait peu que ce médiateur fût un rite, ou un symbole, ou une forme de prière, ou les bonnes œuvres, ou la communion avec des Églises particulières : toutes ces choses étaient des « baumes trompeurs pour l’âme », si on les regardait comme nécessaires. Le seul moyen légitime d’en user, c’était de s’en servir avec la conviction qu’on pouvait s’en passer. Freeborn ajoutait qu’aucune de ces choses n’allait à la racine de la religion ; car la foi, c’est-à-dire la ferme croyance que Dieu nous a pardonné, était le seul objet indispensable ; que là où ce seul objet se trouvait, tout autre était superflu, et que là où il faisait défaut, aucun autre ne pouvait le remplacer. Ce point, il le défendait si fort, qu’à ses yeux (et il avoua que c’était non-seulement sa conviction, mais une vérité certaine), quand on avait la foi on pouvait professer toute espèce de religion : être arminien, calviniste, épiscopal, presbytérien, swendenborgien, voire même unitaire, aller plus loin encore, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil sur White, être papiste même, et cependant être dans la voie du salut.

Freeborn s’était laissé aller à des concessions plus larges qu’il ne l’eût fait dans ses moments de calme ; mais il était un peu irrité, et il désirait profiter de la parole à son tour. D’ailleurs, c’était pour lui une occasion favorable de faire une grande profession de foi. « Merci pour votre libéralité à l’égard de ces pauvres papistes, dit White. D’après vous, ils sont sauvés, s’ils sont hypocrites ; ils peuvent extérieurement professer le catholicisme, et rester protestants dans le cœur. — Les Unitaires aussi, dit Sheffield, sont vos obligés. Il paraît qu’on n’a pas besoin de craindre que l’on croie trop peu, pourvu qu’on sente beaucoup. — Mieux encore, reprit White ; si l’on se croit pardonné, on n’a pas à croire autre chose. » Reding ajouta son mot : il fit observer que, dans le Prayer-Book[36], la croyance à la Sainte-Trinité est représentée, non comme une chose indifférente, mais comme une vérité, « avant tout », nécessaire au salut. « Votre réponse, Reding, n’est pas directe, répliqua Sheffield. La remarque de M. Freeborn est qu’il n’y a pas de Symbole dans la Bible ; et vous, vous répondez qu’il y en a un dans le Prayer-Book. — Alors la Bible enseigne une chose, et le Prayer-Book en enseigne une autre, objecta Bateman. — Non, répondit Freeborn ; le Prayer-Book tire seulement une déduction de la Bible. Le Symbole d’Athanase est une création humaine ; il est vrai, mais c’est une œuvre d’homme ; et il doit être admis, selon les expressions formelles des Articles, parce qu’il est « fondé sur l’Écriture. » Les Symboles sont utiles, à leur place, de même que l’Église ; mais ni Symbole ni Église ne sont la religion. — Mais alors, pourquoi prônez-vous si haut votre doctrine touchant « la foi seule » ? demanda Bateman ; car ces mots ne sont pas dans l’Écriture, et ils ne sont qu’une déduction humaine. — Ma doctrine ! s’écria Freeborn ; mais elle est dans les Articles. Les Articles disent positivement que nous sommes justifiés par la foi seule. — Les Articles ne sont pas l’Écriture, pas plus que le Prayer-Book, repartit Sheffield. — Ils ne disent pas non plus, ajouta Bateman, que la doctrine qu’ils enseignent soit nécessaire au salut. »

[36] Voy. la note C.

Tout ceci ne plaisait pas beaucoup à Freeborn, quoiqu’il l’eût provoqué. Il avait à la fois quatre adversaires ; et le cinquième convive, qui gardait le silence, paraissait sympathiser avec eux. Sheffield parlait par malice ; White par habitude ; Reding était entré dans la discussion parce qu’il n’avait pu s’en dispenser ; et Bateman raisonnait d’après un principe : il croyait qu’il allait perfectionner les vues de Freeborn par ce cours de controverse. Au moins ne perfectionna-t-il pas son caractère qui, en ce moment, subissait une dure épreuve. La plupart des convives n’étaient pas gradués ; lui, Freeborn, était maître : c’était trop fort de la part de Bateman. Il acheva en silence sa saucisse qui était devenue froide. La conversation languit ; il y eut recrudescence de rôties et de muffins ; on enleva les tasses à café, et le thé coula à pleins flots.

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