Perte et gain : $b histoire d'un converti
CHAPITRE VII.
Le symbole de saint Athanase interprété par l’Église anglicane.
Carlton avait ouvert pour la fête des Saints la petite église qu’il desservait pendant les grandes vacances. N’étant pas à même d’y réunir une assemblée, et l’église d’Horsley étant fermée toute la semaine, sauf le dimanche, il avait demandé à ses élèves de l’y accompagner le jour de Saint-Matthieu. Comme la saison était belle et la promenade agréable, ils acceptèrent volontiers. Lorsque le service de l’église fut terminé, Carlton eut à visiter un malade qui demeurait un peu plus loin, et les deux jeunes gens revinrent ensemble.
« J’ignorais que Carlton fût un homme de parti si avancé, dit Sheffield, est-ce que sa lecture du Symbole d’Athanase ne vous a pas frappé ? — Ce n’est pas une marque de parti, assurément, répondit Charles. — Lire ce symbole dans des jours comme les nôtres est une marque de parti, je pense ; c’est marcher hors de la voie commune. » Charles ne voyait pas comment ce pouvait être un acte de parti, que d’obéir, dans une matière si évidente, à la direction formelle[62] du Prayer-Book. « La direction ! reprit Sheffield ; mais la question est de savoir si cette direction oblige maintenant. C’est le sentiment, l’interprétation de l’Église d’aujourd’hui qui doit en déterminer l’obligation. — La vue primâ facie de la matière, repartit Charles, est que ceux-là sont les plus éloignés de l’esprit de parti, qui ne font que suivre les ordonnances du Prayer-Book. — Pas du tout ; l’adhésion stricte à des coutumes anciennes peut certainement être la marque d’un parti. Il y a dix ans, avant que l’étude de l’histoire ecclésiastique fût remise en vigueur, l’Arianisme et l’Athanasianisme étaient complétement laissés dans l’oubli, ou, tout au plus, étaient-ils regardés comme des questions de mots, au moins par le plus grand nombre : l’un paraissait aussi bon que l’autre. — Je dirai comme vous, en un sens ; j’admettrai que bon nombre de personnes, par exemple, les illettrés, qui vivaient dans les communautés ariennes parlaient le langage arien, et cependant n’avaient pas d’intention mauvaise. Je crois avoir entendu raconter qu’un ancien missionnaire des Goths ou des Huns était arien. — Eh bien, je parlerai d’une manière plus précise. Un savant d’Oxford, il y a environ dix ans, allait publier une histoire du concile de Nicée. Le libraire lui proposa de mettre en tête de son livre un portrait de saint Athanase, qu’il avait trouvé dans un ancien volume ; mais l’auteur en fut fortement dissuadé par un de ses confrères ecclésiastiques qui parlait, non d’après son propre sentiment, mais d’après ce motif, que saint Athanase était un nom très-impopulaire parmi nous. — Une hirondelle ne fait pas le printemps. — Cet ecclésiastique, continua Sheffield, était un ami des écrivains actuels les plus dévoués à la Haute Église. — Il y a toujours eu dans notre Église, répondit Charles, une école hétérodoxe, je ne l’ignore pas, mais elle n’a jamais été puissante. Votre ami peu scrupuleux en était membre. — Je ne le crois pas ; il vivait en dehors de la controverse et s’occupait de littérature ; c’était un ministre accompli et un homme de piété. Il n’exprima pas un sentiment personnel ; il ne fit que témoigner d’un fait, de l’impopularité du nom d’Athanase, fait que personne ne conteste. — Qu’y a-t-il là d’étonnant ? On connaissait si peu l’histoire. Saint Athanase, vous le savez, n’a pas écrit le symbole qui porte son nom. On peut bien penser que cet auteur exagère parfois, sans croire cependant que le symbole soit erroné. — Ce n’est pas tout, reprit Sheffield : vous connaissez le professeur de théologie nommé Beatson : on ne l’appellera, en aucun sens, un homme de parti ; ce sont les tories qui l’ont nommé professeur, et jamais on ne l’a vu se compromettre par aucune théorie libérale en matières théologiques. Or, un étudiant qui assistait à ses cours particuliers m’a assuré qu’il avait dit à son auditoire : « Je crois, messieurs, que l’ancienne interprétation du Symbole par l’Église d’Angleterre a fini avec Bull. Après que Locke eut pris la plume, la vieille phraséologie orthodoxe tomba en discrédit. » — Peut-être voulait-il dire, répliqua Charles, que l’érudition s’éteignait, ce qui est vrai. Le vieux langage théologique est tout à fait un langage savant ; naturellement on dut l’abandonner quand on n’étudiait pas les Pères ni les scolastiques ; mais lorsque les études ont porté de nouveau sur ces auteurs, ce langage a été ressuscité. — Non, non, Beatson s’est exprimé beaucoup plus clairement dans une autre circonstance. Parlant des symboles et autres choses semblables : « Je crois, a-t-il dit, que tous les laïques instruits de notre Église sont en général Sabelliens. »
[62] Il est prescrit aux ministres de l’Église anglicane de lire ou de chanter le Symbole d’Athanase dans treize des principales fêtes de l’année.
Charles était silencieux et savait à peine que répondre. Sheffield continua : « Il y a quelques années, n’étant encore qu’un enfant, j’assistais à une conversation dans laquelle un de mes précepteurs communiquait un plan d’histoire des conciles à un théologien des plus savants et des plus orthodoxes, à un homme dont le nom n’a jamais été associé à aucun parti, et qui compte de hauts dignitaires dans sa famille. Cet homme, bon et intelligent, écouta avec politesse, il applaudit au projet ; puis, il ajouta en riant : « Savez-vous bien que vous avez choisi précisément le plus ennuyeux sujet de l’histoire de l’Église ? » Les conciles, en effet, commencent au Symbole de Nicée et embrassent à peu près tous les points doctrinaux. — Mon cher Sheffield, laissez-moi vous le dire, vous êtes tombé dans un cercle particulier ou dans un parti d’hommes, très-respectables, excellents, je n’en doute pas, mais qui ne sont pas précisément les purs modèles de notre Église. — Je ne les cite pas comme des autorités, mais comme des témoins. — Pourtant, je sais très-bien qu’à la fin du dernier siècle il s’éleva entre certains savants et l’évêque Horsley une controverse dans laquelle celui-ci expliqua, d’une manière claire, une partie au moins de la doctrine d’Athanase. — Vous vous trompez, sa controverse n’était pas une défense du Symbole d’Athanase, je le sais pertinemment ; car ce sujet s’est présenté au cours d’Upton sur les Articles. Ce fut avec Priestley qu’il eut cette polémique. Mais, quoi qu’il en soit, nos théologiens se contentent de penser que tout cela est très-beau, comme les sermons du même auteur sur les prophéties. C’est une autre question de savoir s’ils reconnaissent le mérite de l’un ou de l’autre de ces ouvrages. Ils acceptent les termes scolastiques sur la Trinité, de la même manière qu’ils acceptent la doctrine que le Pape est l’Antechrist. Lorsque Horsley parle du Pape, ou de quelque chose de semblable, les bons vieux ecclésiastiques s’écrient : « Certainement, certainement ; oh ! oui, c’est la doctrine de l’ancienne Église d’Angleterre », croyant qu’il est bon de maintenir cette idée, ou au moins d’en faire profession, lorsqu’il en est question ; mais s’en souciant fort peu eux-mêmes, et n’y pensant même pas d’un bout de l’année à l’autre. Et ainsi en est-il de la doctrine sur la Trinité. Ils disent : « le grand Horsley, le puissant Horsley », et voilà tout. Ils ne discutent pas sa doctrine ; ils ne s’en inquiètent guère non plus ; ils le regardent comme un preux champion, armé de pied en cap, qui a terrassé son adversaire, qui a coupé la tête à quelque insolent non protectionniste, à un chartiste insensé, où à quelque novateur en religion, qui, sous le couvert de la théologie, avait fait une charge contre les dîmes et les taxes pour l’entretien de l’Église. »
— Je ne puis avoir une si mauvaise idée de nos théologiens actuels, repartit Charles. Je sais qu’ici même, à Oxford, il y a des écrivains orthodoxes que personne ne peut appeler des hommes de parti. — Arrêtez, mon ami, comprenez-moi bien, je ne parlais pas contre eux, je disais seulement que ces idées anti-athanasiennes n’étaient pas rares. J’ai été à même d’entendre bien des choses sur la matière chez mon précepteur particulier, et j’ai toujours été sur mes gardes depuis mon arrivée à Oxford. L’évêque de Derby était un ami de Sheen, mon précepteur. Lors de sa promotion, je me trouvais avec celui-ci, et Sheen me confia que l’évêque élu lui avait écrit à cette occasion : « Quel auteur lirai-je ? je ne connais rien en fait de théologie. » Je crois qu’on lui recommanda, ou qu’on lui proposa de lire la Bible de Scott. — Il est facile de citer des exemples, quand on a ses coudées franches. Ce que vous dites est évidemment un exposé à votre manière. — Prenez encore Shipton, qui est mort dernièrement, continua Sheffield ; quelle magnifique position n’avait-il pas dans l’Église ? cependant tout le monde sait très-bien qu’il regardait comme une erreur d’employer le mot « personne » dans la doctrine sur la Trinité. Ce qui rend ceci plus étonnant, c’était sa grande sévérité envers les ecclésiastiques (les Tractariens par exemple), qui esquivaient le sens des Articles. Or, Shipton était parfaitement équitable et juste ; il méprisait l’argent ; l’opinion publique le préoccupait peu ; et toutefois il était Sabellien. Aurait-il mangé le pain de l’Église, comme on disait, même un seul jour, s’il n’avait pas cru que ses opinions n’étaient pas incompatibles avec sa charge de doyen de Bath et de Dorchester ? N’est-il pas évident qu’il croyait que la pratique de l’Église avait modifié, avait réinterprété ses propres formulaires ? — Cependant, mon cher ami, la pratique de l’Église ne peut rendre noir ce qui est blanc, ni faire dire oui à un texte qui dit non. Je ne nierai pas que les paroles sont souvent vagues et incertaines dans leur sens, et qu’elles ont besoin fréquemment de commentaires ; à cet égard, l’enseignement du jour a une grande influence pour fixer la valeur des termes ; mais la question est de savoir si l’enseignement opposé de chaque doyen, de chaque prébendier, de chaque ecclésiastique, de chaque évêque dans notre Église, pourrait rendre Sabellien le Symbole d’Athanase ; pour moi, je ne le pense pas. — Certainement, non, répondit Sheffield ; mais les ecclésiastiques dont je parle soutiennent simplement qu’ils ne sont pas tenus à tous les détails du Symbole, mais seulement à la grande idée qu’il y a une Trinité. — Grande idée ! s’écria Charles, grande sottise ! Un Unitaire ne répudierait pas cette doctrine. N’admet-il pas le Père, le Fils et l’Esprit-Saint, bien qu’il croie que le Fils est une créature et l’Esprit une influence ? — Eh bien, quant à moi, je ne vois pas pourquoi, si le doyen Shipton fut un membre saint de l’Église, le docteur Priestley ne l’aurait pas été également. Mais mon doute est de savoir, si, supposé que les Tractariens n’eussent point paru, Priestley n’aurait pas été, s’il avait vécu dans ce temps-ci, je ne dirai pas un membre parfait, mais assez digne pour mériter des bénéfices dans notre Église. — Si les Tractariens n’eussent point paru ! c’est-à-dire si notre Église était autre qu’elle n’est. Qu’est-ce que cette école, sinon un enfantement, un produit de l’Église ? Et si l’Église n’avait pas donné le jour à un parti qui prît sa défense, elle en aurait fait naître certainement un autre. Non, non, Charles ; je vous garantis que la vieille école doctrinale était tout à fait tombée, lorsque les Tractariens parurent, et je vous avoue que j’aurais aimé qu’ils eussent laissé les choses tranquilles. Il y avait encore, à cette époque, la doctrine de la succession Apostolique ; mais quelques bons vieux hommes étaient ses seuls apôtres restants dans l’Église. Il leur arriva même, dans une occasion, qu’un grand personnage se moqua complétement de leur persistance à conserver ce point. Il leur soutint que leur doctrine s’en allait avec les non-jureurs[63]. « Vous êtes si peu nombreux, leur dit-il, que nous pouvons vous compter. »
[63] Les non-jureurs sont ceux qui soutiennent la doctrine primitive de l’Église anglicane, contenue dans les Homélies, sur l’obéissance passive et la non résistance, et qui adhèrent au premier rituel d’Édouard VI.
La conversation ne plaisait pas à Charles, et cela pour plusieurs motifs. Il n’aimait pas ce qui lui paraissait une attaque de la part de Sheffield contre l’Église d’Angleterre ; et, d’ailleurs, il commençait à éprouver des doutes et des craintes pénibles que cette attaque ne reposât sur de solides fondements, craintes et doutes auxquels il ne voulait pas être exposé. Il garda donc le silence, et, après un court intervalle, il essaya de changer de sujet ; mais Sheffield avait engagé la partie, il ne voulait pas la perdre ; il commença de nouveau : « J’ai parlé, dit-il, du parti libéral de notre Église. Dans l’Église, il y a quatre partis. Parmi eux, le vieux parti tory, ou le parti de la campagne, qui évidemment est le plus nombreux, n’a pas du tout d’opinion ; il se contente d’accepter la théologie ou la non-théologie du jour, et l’on ne peut pas dire proprement qu’il ait ce que le Symbole appelle la foi Catholique. » Il ne la répudie pas ; il peut être incroyant à son insu ; mais, en tout cas, il ne donne aucun signe positif qu’il ait vraiment cette foi ; il ne fait que la traiter avec respect. J’ose dire qu’il n’y a pas dans tout ce parti un ministre de campagne, qui, d’un bout de l’année à l’autre, fasse un seul jour ce que les Catholiques appellent « un acte de foi », touchant le mystère spécial et très-distinct contenu dans les clauses du Symbole d’Athanase. » Voyant que Charles paraissait froissé, Sheffield ajouta : « Je ne parle pas de tel ou tel ecclésiastique en particulier, mais de la grande majorité d’entre eux. Après le parti tory vient le parti libéral, qui n’aime pas non plus le Symbole d’Athanase, comme je vous l’ai déjà dit. En troisième lieu, nous avons le parti évangélique. Je sais que vous possédez un des numéros des Traités sur la foi objective. Or, ce Traité paraît prouver que les évangéliques sont implicitement Sabelliens, et qu’ils tendent à avouer cette croyance. La même marche a déjà été effectivement suivie par leurs confrères du continent et de l’Amérique. Les protestants de Genève, de Hollande, d’Ulster et de Boston sont tous devenus, je crois, Unitaires, ou chose semblable. Le docteur Adam Clarke, le célèbre Wesleyen, admettait, lui aussi, le principe distinctif du Sabellianisme, comme Doddridge, dit-on, l’avait fait antérieurement. Toutes choses considérées, je pense que j’ai bien prouvé ma thèse touchant ma première assertion : savoir, qu’en ce temps-ci c’est une marque de parti que de sortir de la voie commune pour lire le Symbole d’Athanase. — Je ne suis nullement d’accord avec vous là-dessus, mon cher Sheffield ; vous discutez sans preuves suffisantes, et vous tirez de terribles conclusions de bien faibles prémisses. Voilà, du moins, ce qu’il me semble. Je voudrais aussi que vous n’eussiez pas parlé de prouver une thèse, comme si de pareils sujets étaient de simples matières à discussion. Je n’aime pas non plus que vous preniez le mauvais côté des choses ; c’est en général votre tendance. — Reding, je dis ce que je pense, et il en sera toujours de même. Je ne veux pas être un homme de parti. Je n’essaie pas, comme Vincent, de concilier les choses opposées. Il est de tous les partis ; je ne suis d’aucun. Je crois voir assez bien le vide de tous. — O mon cher ami, s’écria Charles en détresse, songez à ce que vous dites ; vous n’avez pas certainement envie de maintenir vos paroles. A vous entendre, on supposerait qu’à vos yeux la croyance au Symbole d’Athanase n’est qu’une simple opinion de parti. » Sheffield resta d’abord silencieux ; il reprit ensuite : « Eh bien, je vous demande pardon, si j’ai dit quelque chose qui pût vous contrarier, ou si je me suis exprimé trop vivement ; mais, évidemment, il n’est pas nécessaire de croire ce que tant de gens ne croient pas, ou traitent avec indifférence. »
La conversation tomba, et peu d’instants après Carlton vint à leur rencontre sur un poney qu’il avait emprunté à la ferme.