Perte et gain : $b histoire d'un converti
CHAPITRE VIII.
Les XXXIX Articles mis en regard du symbole catholique.
Pendant deux ans environ, Reding avait banni ses doutes touchant les Articles ; mais c’était différer le paiement d’une dette : c’était un sursis, et non une quittance. Les deux conversations que nous avons rapportées, l’ayant fait s’expliquer sur des matières très-importantes, d’abord avec l’un, ensuite avec l’autre de ses amis, tous deux également liés par les Articles, lui rappelèrent tristement son obligation envers l’Université et l’Église. L’époque d’ailleurs de son examen et de l’obtention de ses grades, approchant de plus en plus, le fit penser que le temps venait où il devrait être prêt à acquitter cette dette.
Un jour, c’était vers la fin des vacances, Charles se promenait avec Carlton ; tout en devisant, il avait été amené à parler du nombre des opinions religieuses et des partis d’Oxford qui produisaient de si mauvais effets, en donnant lieu à tant de discours, à tant de critiques, et peut-être aussi à un peu de scepticisme. « Évidemment, dit-il ensuite, tout cela est un mal dans une ville d’éducation ; je craindrais cependant, Carlton, que ce mal ne soit inévitable, si votre doctrine sur les partis est vraie ; car s’il était un lieu où les différences des opinions religieuses doivent se produire, c’est bien au sein d’une Université. — Je suis loin de le nier, répondit Carlton ; mais tous les systèmes ont leurs défauts : constitution politique, théologie, rituel, rien n’est parfait. Un seul système vient directement et simplement du ciel, c’est le système judaïque ; encore même a-t-il été aboli à cause de sa stérilité. Ceci n’est pas une atteinte à la perfection de la Révélation divine, car cette stérilité provient du sujet sur lequel et par lequel elle opérait. » Il y eut un moment de silence : « C’est le défaut de la plupart des jeunes penseurs, continua Carlton, d’être impatients, s’ils ne trouvent pas la perfection en toutes choses ; ils ont le zèle de tous les novices. » Autre silence. Il reprit de nouveau : « Quelle forme de religion est moins controversable que la nôtre sous tous les rapports ? Vous voyez les inconvénients de notre propre système, parce que vous les expérimentez, mais vous n’avez pas senti, vous ne pouvez même connaître ceux des autres. » Charles ne répondait pas ; il marchait, arrachant et broyant les feuilles des arbustes et des buissons à travers lesquels tournait le sentier. Rompant enfin son mutisme : « Carlton, dit-il, laissez-moi vous faire une confidence que je ne ferais pas à tout autre. Vous savez qu’il y a environ deux ans j’étais très-inquiet par rapport aux Articles ; réellement, je ne pouvais pas les comprendre, et leur histoire ne faisait qu’aggraver la difficulté. Je rejetai alors loin de moi ce sujet d’études ; mais voici venir mon examen et mon grade, et ces matières vont m’occuper encore. — Il faut que vous ayez été admis de bonne heure au cours des Articles. — Peut-être n’étais-je pas à la hauteur du sujet. — Loin de moi une pareille pensée ; mais quant à la chose elle-même, mon bon ami, sachez-le, c’est ce qui arrive chaque jour, et spécialement aux jeunes gens réfléchis comme vous. Cela ne devrait pas vous tourmenter. — Mais mon inquiétude, reprit Charles, naît de la crainte que j’ai que mes anciennes difficultés ne reviennent, et que je ne sois pas capable de les repousser. — Vous devriez prendre toutes ces choses avec calme, répliqua Carlton ; toutes choses, comme je l’ai dit, ont leurs difficultés. Si vous attendez jusqu’à ce que chaque objet soit comme il devrait être, ou pourrait être d’après vos idées, vous ne ferez rien et vous perdrez votre temps. Le monde moral n’est pas un pays de plaine ; il a aujourd’hui ses points tracés, sa géographie, ses routes. Vous ne pouvez marcher à travers champs ; si vous tentez un steeple-chase, Vous vous casserez le cou pour vos peines. Les formes de religion sont des faits ; elles ont chacune leur histoire. Elles étaient avant vous, elles vous survivront. Il vous faut faire un choix, vous ne pouvez créer. — Je sais que je ne puis créer une religion ; peut-être, non plus, ne puis-je en trouver une meilleure que la mienne. Je n’ai pas besoin de tenter l’entreprise ; mais ma difficulté n’est pas là. Prenez votre propre figure. Je m’en vais au petit trot, le long de ma route ; tout à coup, voilà une haute barrière solidement fermée à clef, et mon pauvre poney ne peut la franchir. Que faire ? Je ne me plains pas ; mais tel est le fait, ou du moins tel il peut être. — Le poney doit franchir la barrière, ou, s’il ne le peut, il faut qu’il y ait une autre voie. Autrement, à quoi sert une route ? En religion, toutes les routes ont leurs obstacles ; l’une a une porte solide qui la coupe, l’autre se déroule à travers un marais. Ne doit-on pas aller en avant ? La religion doit-elle aboutir à une barrière infranchissable ? Le Christianisme doit-il s’éteindre ? Mais où irez-vous ? Non pas certainement au Méthodisme ni à la Confraternité de Plymouth. Quant à l’Église Papiste, je soupçonne qu’elle présente plus de difficultés que la nôtre. Il faut sacrifier son jugement privé. — Tout cela est très-bien, reprit Charles ; mais ce qui est très-utile peut cependant être tout à fait impossible. Les plus belles paroles sur la nécessité d’arriver à la maison avant la nuit ne rendront pas mon pauvre petit poney capable de franchir la porte. — Non, certainement ; mais si vous aviez l’ordre de la part d’un prince bienveillant, votre souverain et votre bienfaiteur, de suivre la route sans broncher jusqu’au soir, et que vous dussiez le rencontrer au bout de votre voyage, vous seriez bien sûr que celui qui vous a marqué la fin vous a également indiqué les moyens. Et quant à la difficulté présente, vous devriez chercher un expédient quelconque d’ouvrir la porte, ou de passer à travers la haie, ou, d’une manière ou d’une autre, de trouver un chemin, en sorte que vous pussiez tourner l’obstacle. »
Charles répondit qu’en aucun cas il n’aimait ce mode d’argumentation ; il lui semblait dangereux, il ne voyait ni où il menait, ni où il aboutissait. — Eh ! pourquoi, dit-il ensuite brusquement, pourquoi pensez-vous qu’il y a plus de difficultés dans l’Église de Rome ? — Évidemment, il y en a davantage ; s’il est difficile de mordre aux Articles, ne l’est-il pas plus de digérer le Symbole du Pape Pie ? — Le Symbole du Pape Pie ? Je ne le connais pas ! Je suis peu versé dans cette matière. Que dit ce symbole ? — Oh ! il parle d’infaillibilité, de transsubstantiation, de culte des Saints, et que sais-je ? je suppose que vous ne pourriez souscrire complétement à toute cette doctrine. — Pourquoi pas ?… Tout dépend, reprit Charles avec lenteur, de la valeur de l’autorité qui me la transmettrait. » Il s’arrêta, puis continuant : « Naturellement, je pourrais y souscrire, si elle m’était transmise par la même autorité qui m’enseigne la Sainte Trinité. Quant aux Articles, ils ne me parviennent sur aucune autorité, ce sont des vues particulières à des personnes du XVIe siècle ; et d’ailleurs, il n’est pas clair jusqu’à quel point ils sont ou ne sont pas modifiés par les vues sans autorité du XIXe. Je suis donc obligé d’exercer mon propre jugement, et je puis vous dire avec franchise que mon jugement est au-dessous d’une si grande tâche. Au moins, c’est ce qui me trouble, toutes les fois que ce sujet se présente à mon esprit ; car je l’ai rejeté loin de moi. — Alors, dit Carlton, recevez les Articles sur la foi. — Vous voulez dire, repartit Charles, que je dois considérer notre Église comme infaillible. » Carlton sentit la difficulté. « Non, répondit-il ; mais il vous faut agir comme si elle était infaillible, par un sentiment de devoir. » Charles sourit ; puis, soudain devenant grave, il resta immobile et baissa les yeux : « Si je dois me créer une Église infaillible, dit-il, si je dois renoncer à mon jugement privé, si je dois procéder par la foi, il existe une Église qui a sur nous tous des droits plus grands que l’Église d’Angleterre. — Mon cher Reding, répliqua Carlton avec émotion, où avez-vous pris ces idées ? — Je l’ignore ; quelqu’un a dit qu’elles étaient dans l’air. Je n’en ai parlé à personne. Il m’est arrivé seulement, la première année, d’avoir une ou deux discussions sur cette matière. J’ai banni ce sujet de mon esprit, mais quand une fois je commence, vous le voyez, je parle malgré moi. »
Ils se promenèrent un moment en silence. « Voulez-vous dire, reprit Carlton, qu’il est très-difficile de comprendre et d’admettre les Articles ? Pour moi, ils sont assez clairs, et ils parlent le langage du sens commun. — Eh bien, quant à moi, repartit Reding, il me semble parfois qu’ils sont en contradiction avec eux-mêmes, d’autres fois avec le Prayer-Book ; de sorte que je les suspecte. Je ne sais ce que je vais signer, quand il faudra poser cet acte. Cependant, je dois signer ex animo. Une soumission aveugle, je pourrais la faire ; mais une déclaration aveugle, je ne puis la donner. — Citez-moi quelques exemples. — Ainsi, les Articles admettent positivement la doctrine luthérienne de la justification par la foi seule ; et cette doctrine est rejetée implicitement par le Prayer-Book dans chacun de ses offices. Ils en appellent aux Homélies comme autorité ; or, les Homélies parlent des livres apocryphes comme étant inspirés ; ce que nient implicitement les Articles. Les Articles sur l’ordination sont contraires dans leur esprit au service de l’ordination. Un article sur les sacrements exprime la doctrine de Mélanchthon, un autre celle de Calvin. Tel Article parle de l’autorité de l’Église dans les controverses de foi, tel autre fait de l’Écriture un juge sans appel. Voilà les points qui, en ce moment, se présentent à mon esprit. — Assurément beaucoup d’entre eux, reprit Carlton, ne sont que de simples difficultés de mots ; et toutes ces difficultés apparentes peuvent être surmontées avec un peu de peine. — D’autre part, continua Charles, ce qui m’a frappé, c’est que l’Église de Rome est incontestablement conséquente dans ses formulaires ; c’est même le reproche que lui adressent quelques-uns de nos écrivains : ils la trouvent trop systématique. Cela peut être un système dur, un système de fer, mais il est logique. » Carlton ne voulut pas l’interrompre, jugeant qu’il était mieux de l’entendre exposer sa difficulté entière. Charles continua donc : « Lorsqu’un système est logique, au moins il ne se condamne pas lui-même. La logique n’est pas la vérité, mais la vérité est logique. Or, je ne suis pas capable, je l’avoue, de décider si tel système est vrai, mais je puis bien juger s’il est conséquent avec lui-même. Quand un oracle équivoque, il porte avec lui sa propre condamnation. Je suis porté à croire qu’il y a dans l’Écriture quelque chose sur ce sujet, une comparaison, sous ce rapport, entre les prophéties païennes et les prophéties inspirées. Ce qui m’a également frappé, c’est que saint Paul donne ce caractère de l’hérétique, qu’il « se condamne lui-même », portant sa condamnation sur sa figure. En outre, je me trouvais un jour dans la société de Freeborn (que vous connaissez peut-être) et d’autres personnes du parti évangélique, et ces messieurs démontrèrent, s’il fallait les en croire, que Luther et Mélanchthon ne s’accordent pas sur le point capital de la justification par la foi : circonstance qui ne nous a pas été expliquée au cours des Articles. J’ai lu aussi quelque part, ou j’ai entendu prêcher, que les anciens hérétiques étaient toujours inconséquents ; qu’ils ne pouvaient jamais exposer clairement leurs idées, encore moins s’accorder entre eux ; et ainsi, qu’ils le voulussent ou non, ils ne pouvaient s’empêcher de faire connaître aux simples leur vrai caractère par leur bavardage. »
Charles s’arrêta ; puis continuant : « Ceci m’a encore frappé : Il n’y a pas de prophète de la vérité sur la terre, ou bien l’Église de Rome est ce prophète. Appelez-le apôtre, messager, maître, comme il vous plaira, il est évident pour moi, d’après notre croyance à une Église visible, qu’il existe encore un prophète ; et le sens commun nous dit ce que doit être le messager de Dieu. D’abord, il ne doit pas se contredire, comme je viens de le soutenir. Secondement, un prophète de Dieu ne peut souffrir de rival, mais il condamne tous ceux qui ont des prétentions particulières, comme font les prophètes dans l’Écriture. Or, il est impossible de dire si notre Église reconnaît ou non le Luthéranisme de l’Allemagne, le Calvinisme de la Suisse, les sectes Nestoriennes et Monophysites de l’Orient. Elle ne nous expose pas non plus, d’une manière claire, sa pensée sur l’Église de Rome. Le seul endroit où elle reconnaisse son existence, c’est dans les Homélies, et là, elle en parle comme de l’Antechrist. La position de l’Église Grecque, non plus, n’est pas bien définie dans la doctrine anglicane. D’autre part, l’Église de Rome primâ facie a cette marque d’un prophète, d’un prophète tel que l’Écriture nous le dépeint : elle n’admet pas de rivaux, et anathématise toute doctrine qui est contraire à la sienne propre. Autre chose : Un prophète de Dieu est naturellement à l’aise avec son message ; il n’est pas impuissant et sans vie au milieu des erreurs et de la lutte des opinions. Il sait ce qu’on lui a donné à faire connaître, jusqu’où s’étend sa doctrine ; il peut agir comme un arbitre ; il est à la hauteur des événements. Or, cela parle encore en faveur de l’Église de Rome. A mesure que les siècles se déroulent, elle est toujours sur le qui-vive ; elle interroge tout nouveau venu ; elle sonne l’alarme, brise toute doctrine étrangère, revendique, détermine et perfectionne ce qui est nouveau et vrai. L’Église de Rome m’inspire la confiance, je sens que je puis me fier à elle. C’est une autre question de savoir si elle est vraie : pour le moment, je ne prétends pas le décider. Mais je n’ai pas la même confiance en notre propre Église. Je l’aime plus que je n’ai confiance en elle : elle me laisse sans foi. Maintenant, vous voyez l’état de mon esprit. » Il laissa échapper un profond soupir, comme s’il se fût débarrassé d’un fardeau.
« Eh bien, dit Carlton, lorsque Charles eut cessé, tout cela est une théorie fort belle ; savoir si elle s’accorde avec les faits, c’est une autre question. Pour nous, nous avons toujours cru jusqu’à présent que Chillingworth avait raison quand il nous montre Papes contre Papes, Conciles contre Conciles, et ainsi de suite. Soyez sûr, mon ami, que les controversistes protestants ne vous laisseront pas admettre cette parfaite harmonie de la doctrine papiste ; ce qui est certain, c’est que vous avez étudié fort peu, et que vous jugez de la vérité, non d’après les faits, mais d’après des idées ; je veux dire que pour vous c’est assez si des idées se soutiennent mutuellement. Quoique vous ne vouliez pas le reconnaître, cependant, en matière de faits, l’harmonie, à vos yeux, est la vérité. Les faits répondent-ils aux théories, vous n’en savez rien, et vous ne vous en informez pas. Je ne suis pas très-versé dans le sujet ; mais j’en sais assez pour être sûr que les Papistes auraient plus de peine que vous ne vous l’imaginez à prouver l’enchaînement logique de leur système. Par exemple, ils en appellent aux Pères, et cependant ils placent le Pape au-dessus de ceux-ci ; ils maintiennent l’infaillibilité de l’Église et la prouvent par l’Écriture, et puis ils prouvent l’Écriture par l’Église. Ils croient qu’un Concile général est infaillible lorsque le Pape l’a confirmé, mais pas avant cette sanction. Bellarmin, il me semble, donne la liste des Conciles généraux qui ont erré. Jamais, non plus, je n’ai pu m’expliquer la doctrine de Rome sur les indulgences. » Charles réfléchit sur ces paroles : « Peut-être avez-vous raison, dit-il ensuite ; je devrais connaître les faits plus exactement avant de porter un jugement sur ces matières. Mais, mon cher Carlton, je vous proteste, et vous pouvez vous imaginer avec quelle peine je vous fais cet aveu, je vous proteste que si l’Église de Rome est aussi ambiguë dans son enseignement que la nôtre, je serais en voie de devenir sceptique sur ce fondement, que je n’ai pas d’autorité compétente pour me fixer ma croyance. L’Éthiopien disait : « Comment puis-je le savoir, à moins que quelqu’un ne me l’apprenne ? » et saint Paul : « La foi vient par l’ouïe. » Si personne ne réclame ma foi, comment puis-je l’exercer ? Du moins, je courrai le risque de devenir Latitudinaire ; car si l’Écriture seule est mon guide, évidemment il n’y a pas de Symbole écrit pour nous dans le livre sacré. — Notre affaire, répondit Carlton, est de prendre le meilleur côté des choses, et non le pire. Retenez bien ceci, Charles, c’est qu’il faut vous mettre en garde contre toute vue forcée ou maladive des choses. Soyez gai, soyez naturel, et tout sera facile. — Carlton, vous êtes toujours bon et plein de bienveillance, repartit Charles ; mais après tout (et je voudrais pouvoir vous le faire comprendre), vous n’avez pas un mot à dire relativement à ma difficulté sur la signature des Articles. Comment dois-je sauter par-dessus le mur ? Que m’importe, à moi, que les autres communions aient aussi leurs murailles à franchir ! »
Ils s’approchaient alors de la maison, et ils finirent leur promenade en silence, chacun d’eux absorbé dans les pensées que la conversation avait fait naître.