Perte et gain : $b histoire d'un converti
CHAPITRE XVI.
Du chant grégorien et de l’architecture gothique.
Après le dîner, nos convives se rappelèrent qu’ils n’avaient fait qu’effleurer la question du grégorien et du gothique. « Comment cela s’est-il fait ? demanda Charles. — En tout cas, nous y voilà de nouveau, dit notre hôte ; et je vous l’avoue, Campbell, j’aimerais à entendre ce que vous avez à dire sur la matière. — A vrai dire, Bateman, répondit celui-ci, je suis fatigué du sujet ; tout le monde me paraît exagéré. A quoi bon discuter là-dessus ? vous ne serez pas d’accord avec moi. — Je ne vois pas ça du tout, répliqua Bateman ; on croit souvent être en désaccord, simplement parce qu’on n’a pas le courage de s’expliquer. » « Excellente remarque, pensa Charles ; quel dommage que Bateman, avec tant de bonnes idées, ait si peu de sens commun ! » « Eh bien, donc, dit Campbell, mon objection au gothique et au grégorien réunis, c’est qu’ils représentent, non pas une, mais deux idées. Ayez de la musique dans les églises gothiques, et gardez pour les basiliques le grégorien. — Mon bon Campbell, repartit Bateman, vous paraissez oublier que les hymnes et les chants grégoriens ont toujours accompagné les nefs, les chapes, les mitres et les calices gothiques. — Nos ancêtres faisaient ce qu’ils pouvaient, reprit Campbell ; ils étaient grands en architecture, petits en musique. Ils ne pouvaient employer ce qui n’était pas encore inventé. Ils chantaient le grégorien, parce qu’ils n’avaient point Palestrina. — Paradoxe ! paradoxe, s’écria Bateman. — On ne peut le nier, continua Campbell : il y a une étroite relation entre l’origine et la nature de la basilique et celles du chant grégorien. Tous les deux existaient avant le Christianisme ; tous les deux sont d’origine païenne ; et plus tard l’Église s’en est emparée pour les consacrer à son service. — Pardon, dit Bateman ; le grégorien est juif et non païen. — Je vous l’accorde par égard pour l’argumentation, répondit Campbell ; mais, au moins, ils n’étaient pas d’origine chrétienne. D’ailleurs, l’ancienne musique et l’ancienne architecture étaient simples et limitées dans leurs moyens de montrer leur art respectif. On ne voit pas un vaste temple grec, on ne trouve pas un seul long Gloria grégorien. — Pas un seul ! s’écria Bateman, et le pauvre Willis, qui se plaignait sans cesse de l’ennui que lui causaient sur le continent les vieux chants grégoriens ! — Je m’explique mal, reprit Campbell ; naturellement, on peut rendre un morceau de plain-chant aussi long que l’on veut, mais simplement par addition et non pas en développant la mélodie. On peut en mettre deux ensemble et en avoir ainsi un deux fois plus long que l’autre ; mais je parle d’une pièce musicale qui, évidemment, doit être le développement naturel d’idées arrêtées et dont toutes les parties s’enchaînent. Pareillement, on peut faire un temple ionique deux fois aussi long et aussi large que le Parthénon ; mais on perd la beauté des proportions en agissant ainsi. Voici donc ma pensée sur l’architecture et la musique primitives : c’est qu’elles atteignent vite leurs bornes, qu’elles sont bientôt épuisées et qu’elles ne peuvent rien au delà. Tenter davantage, c’est forcer un instrument musical au delà de ses moyens.
« Bateman, ajouta Reding, essayez seulement de faire jouer des quadrilles à un violoncelle, et vous verrez ce qu’on veut dire par forcer un instrument. — Eh bien, repartit notre hôte, j’ai entendu Lindley jouer toutes sortes d’airs légers sur son violoncelle, et c’est fort extraordinaire. — Extraordinaire, c’est bien le mot, reprit Charles ; c’est fort extraordinaire. Vous dites : « Comment peut-il produire cet effet ? c’est prodigieux pour une basse », mais, avouez-le, ce n’est pas agréable en soi. De même, j’éprouve toujours une sensation pénible lorsque monsieur tel ou tel se présente pour faire bêler et braire sa délicieuse flûte comme un hautbois ; c’est forcer le pauvre instrument à faire ce pourquoi il ne fut pas créé. — C’est vrai à la lettre en ce qui regarde le chant grégorien, dit Campbell ; les instruments qui existaient primitivement ne pouvaient pas jouer autre chose. Mais je parle sauf correction. Monsieur Reding, vous paraissez posséder le sujet mieux que moi. — J’ai toujours ouï dire, comme vous l’affirmez, répondit Charles, que la musique moderne n’a pris naissance qu’après que l’on a connu la puissance du violon. Corelli lui-même, qui écrivait il n’y a pas encore deux siècles, a traité à peine du démanché. Le piano, également, je l’ai entendu assurer, a presque donné naissance à Beethoven. — La musique moderne ne pouvait donc exister dans les temps anciens, faute d’instruments, reprit Campbell ; et, de même aussi, l’architecture gothique ne pouvait exister avant que la construction des voûtes n’eût atteint à la perfection. De grandes inventions mécaniques ont eu lieu, soit en architecture, soit en musique, depuis l’époque des basiliques et du grégorien ; et chaque science y a gagné. — C’est assez curieux, dit Reding : une chose que j’ai souvent répétée s’applique parfaitement à votre opinion. Quand des gens qui ne sont pas musiciens ont accusé Haendel et Beethoven de n’être pas simples, j’ai toujours répondu : Et l’architecture gothique est-elle simple ? Une cathédrale exprime une idée, mais variée à l’infini et travaillée dans toutes ses parties ; il en est de même d’une symphonie ou d’un quatuor de Beethoven.
— Évidemment, Bateman, reprit Campbell, vous devez tolérer l’architecture païenne, ou il vous faut logiquement exclure le grégorien, qu’il soit païen ou juif ; vous devez tolérer la musique ou réprouver les fenêtres à style flamboyant. — Et pour quoi optez-vous ? demanda notre hôte ; pour le gothique avec Haendel, ou pour l’architecture romaine avec le grégorien ? — Pour tous les deux à leur place. Je préfère de beaucoup l’architecture gothique à la classique. A mes yeux, elle est un vrai produit et une expansion du Christianisme ; mais je ne voudrais pas, pour cette raison, exclure le style païen qui a été sanctifié par dix-huit siècles, par l’amour exclusif de plusieurs pays chrétiens, et par la sanction d’une foule de saints personnages. Je suis pour la tolérance. Faites dominer le gothique, mais ayez du respect pour le classique. »
La conversation se ralentit. « Quoique j’aime la musique moderne, reprit Charles, je ne saurais cependant aller jusqu’à la dernière conséquence où me conduirait votre doctrine. Je ne puis m’empêcher d’aimer Mozart, mais assurément sa musique n’est pas religieuse. — Je n’ai pas pris la défense de compositeurs particuliers, répliqua Campbell ; la musique peut être bonne, et Mozart et Beethoven étaient inadmissibles. Pareillement, vous ne supposez pas, parce que je tolère l’architecture romaine, que j’aime à voir des cupidons tout nus représenter des chérubins, et des femmes mollement couchées figurer les vertus cardinales. » Il s’arrêta. « D’ailleurs, reprit-il, comme vous venez de le dire, nous devons consulter le génie de notre pays et les appréciations religieuses de notre époque. — Eh bien, dit Bateman, je pense que la perfection de la musique sacrée, c’est le grégorien combiné avec l’harmonie ; on a ainsi les célèbres chants d’autrefois et un peu de la richesse moderne. — Et moi, je pense que ce serait le pire de tout, repartit Campbell ; c’est un mélange de deux choses dont chacune est bonne en soi, mais qui sont incompatibles. C’est le mélange du premier et du second service à table. C’est comme l’architecture de la façade de Milan, moitié gothique, moitié grecque. — C’est, je crois, ce qui a toujours lieu, dit Charles. — Nous ne devons pas lutter contre notre siècle, continua Campbell ; ce serait absurde. Je parlais seulement de ce qui est bien ou mal d’après les principes généraux ; et, à vrai dire, je ne saurais moi-même ne pas aimer le mélange, quoique je manque de bonnes raisons pour le défendre. »
Bateman sonna pour le thé ; ses amis désiraient retourner chez eux de bonne heure ; on était au mois de janvier, saison peu favorable pour les promenades après dîner. « Eh bien, Campbell, dit notre hôte, vous êtes plus indulgent pour le siècle que pour moi ; vous lui permettez d’ajouter une basse chiffrée aux tons grégoriens, et vous riez de moi si je mets un frac par-dessus ma soutane. — Il n’y a pas de gloire, repartit Campbell, à être l’auteur d’un type mixte. — Un type mixte ! s’écria Bateman ; c’est plutôt un état de transition. — A quel état passez-vous ? demanda Charles. — A propos de transition, dit Campbell, savez-vous que votre ami Willis (je ne connais pas son collége, celui qui s’est fait catholique) demeure dans ma paroisse, et que j’ai l’espérance de lui voir faire une nouvelle transition, en arrière. — L’avez-vous vu ? demanda Charles ? — Non, j’ai été pour lui faire visite ; malheureusement il était sorti. J’ai appris qu’il va encore à la messe. — Mais où trouve-t-il une chapelle ? reprit Bateman. — A Seaton. — A sept bons milles de chez vous, dit Charles. — Oui, répondit Campbell, et il fait à pied cette longue course, tous les dimanches. — Cela ne ressemble pas à une transition, fit observer Charles, sinon qu’elle est physique. — Il faut bien aller quelque part, repartit Campbell ; je pense qu’il a continué de fréquenter notre église jusqu’à la semaine où il s’est fait catholique. — Terribles sont ces défections, reprit Bateman ; mais c’est très-consolant, c’est une satisfaction triste (jetant un coup d’œil à Charles) que les victimes de l’illusion soient enfin recouvrées. — C’est très-triste, en vérité, dit Campbell. Je crains qu’il ne nous faille en attendre bien d’autres encore. — Pour moi, je ne sais qu’en penser, reprit Charles. Le droit que l’Église a sur notre esprit est si puissant ; c’est un si cruel tourment de la quitter, que je ne puis m’imaginer qu’un lien de parti fasse agir contre elle. Humainement parlant, il est, croyez-moi, infiniment plus difficile de retenir ces hommes que de les ramener. — Oui, s’ils changeaient par esprit de parti, reprit Campbell ; mais tel n’est pas le cas. Ils ne changent pas simplement parce que d’autres changent ; mais, les malheureux ! parce qu’ils ne peuvent s’en empêcher… Bateman, auriez-vous l’obligeance de dire qu’on avance ma voiture devant la porte ?… Comment peuvent-ils s’en empêcher ? continua-t-il, en se levant devant le feu ; leurs principes catholiques les poussent, et il n’y a rien pour les faire revenir à nous. — Pourquoi leur amour pour notre Église, qui est la leur, ne le ferait-il pas ? dit Bateman ; c’est déplorable, c’est impardonnable. — Ils s’en iront l’un après l’autre, à mesure qu’ils seront mûrs, reprit Campbell. — Avez-vous entendu dire (je ne crois pas beaucoup moi-même à ce bruit) que Smith a des tendances vers Rome ? dit Charles. — Ce n’est pas possible, répondit Campbell tout pensif. — Impossible, tout à fait impossible, s’écria Bateman ; un tel triomphe pour nos ennemis ! je n’y croirai que lorsque je le verrai de mes yeux. — Ce n’est pas impossible, répéta Campbell tout en boutonnant et en arrangeant sa redingote ; Smith a changé sa manière de voir… » On annonça la voiture. « Monsieur Reding, je crois que je puis vous épargner une partie de la route, si vous voulez accepter une place dans mon cabriolet. » Charles ne refusa pas l’invitation, et peu d’instants après Bateman se trouvait seul.