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Perte et gain : $b histoire d'un converti

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CHAPITRE XVIII.
L’Église anglicane et l’Église romaine ne font-elles qu’une seule et même Église ?

Campbell avait été enchanté de Reding, et son intérêt pour ce jeune homme n’avait pas diminué, quoique Bateman lui eût fait entendre que l’attachement de Charles pour l’Église d’Angleterre était en péril. Peu de temps après, il lui fit une visite et l’invita à dîner. Lorsque Charles lui eut rendu la même politesse, il commença à s’établir entre le recteur de Sutton et la famille de Boughton une liaison qui devint de l’intimité avec le temps. Campbell était un vrai gentleman, qui avait beaucoup voyagé : d’une intelligence vive, d’un esprit ardent, d’une franchise loyale, il était versé dans la théologie anglicane et plein de dévouement pour son Église ; quant à sa position matérielle, il jouissait d’une grosse cure dont les revenus faisaient de lui presque un dignitaire de l’Établissement. Marie était charmée de cette connaissance, parce qu’elle plaçait son frère sous l’influence d’un esprit qu’il ne pouvait point ne pas estimer ; d’ailleurs, comme Campbell avait une voiture, naturellement il épargnerait à Charles, en venant lui-même à Boughton, la perte d’une journée d’étude et la fatigue d’une promenade dans la boue pour aller au presbytère. Il arriva ainsi que Campbell venait deux fois chez madame Reding, tandis que Charles n’allait qu’une fois à Sutton. Mais quel que fût le résultat de ces visites, rien de particulier ne mérite d’en être noté dans notre récit ; nous n’en parlerons donc pas.

Un jour Charles allait voir Bateman. A son entrée dans le salon, il fut étonné de trouver son ami et Campbell occupés à leur collation et s’entretenant avec un troisième personnage. Il y eut un moment de surprise et d’hésitation à son arrivée. En jetant les yeux sur l’étranger, il sentit lui-même un léger embarras qu’il ne put maîtriser. C’était Willis, et, selon toute probabilité, on travaillait à le reconvertir. Charles, évidemment, était de trop ; mais il n’y avait rien à faire ; il échangea donc une poignée de main avec Willis, et accepta la pressante invitation que lui fit Bateman de se mettre à table et de partager leur pain et leur fromage.

Charles s’assit en face de Willis, et pendant quelque temps il ne put le quitter des yeux. Tout d’abord, il eut quelque peine à croire qu’il eût devant lui ce jeune homme impétueux qu’il avait connu deux ans et demi auparavant. Dans une société nombreuse, Willis avait toujours gardé le silence ; mais à cette heure, il était complétement changé en cela comme en tout le reste. Il ne parlait pas plus qu’il ne fallait, mais sa parole était libre et aisée. Le changement toutefois le plus remarquable était dans son air et ses manières. Il avait perdu son teint de fraîcheur et de jeunesse ; l’expression de sa figure était à la vérité plus douce qu’auparavant et très-calme, mais on remarquait une légère contraction de chaque côté de la bouche ; ses joues étaient maigries, et il avait l’air d’un homme de trente ans. Quand il entra en conversation et qu’il fut animé, l’ancien Willis reparut.

« Voilà un plat qui doit nous étonner tous dans cette saison, dit Charles en se servant de crème, car aucun de nous n’appartient au Devonshire. — Cette crème n’est pas particulière à ce comté, répondit Campbell ; on la trouve sur le continent. A Rome, il y a une espèce de crème ou de fromage qui y ressemble et qui est très-commune. — Comment le beurre et la crème peuvent-ils se conserver dans un climat si chaud ? demanda Charles ; je croyais qu’on y substituait l’huile. — Il ne fait pas à Rome aussi chaud que vous vous l’imaginez, repartit Willis, excepté pendant l’été. — L’huile ? c’est vrai, dit Campbell ; c’est pourquoi l’Écriture nous parle de la multiplication de l’huile et de la farine, qui semblent répondre au pain et au beurre. A Rome, l’huile est excellente, très-limpide et très-claire ; on peut la prendre comme du lait. — Elle a, je suppose, un goût particulier, dit Charles. — Tout d’abord, répondit Campbell ; mais on s’y accoutume bientôt. Les substances telles que le lait, le beurre, le fromage et l’huile ont dans le principe un goût spécial que l’usage fait disparaître. Le beurre de la fertile Guernesey est trop fort pour les étrangers, tandis que les Russes savourent l’huile de baleine. La plupart de nos goûts sont artificiels jusqu’à un certain point. — C’est certainement ainsi par rapport aux légumes, dit Willis ; dans mon enfance, je ne pouvais manger les fèves, les épinards, les asperges ni les panais. — C’est pourquoi, reprit Campbell, votre menu d’ermite est non-seulement le plus naturel, mais le seul naturellement agréable : « une croûte de pain et de l’eau du torrent », je suppose. — Ou les pois chiches du Clerc de Copmanhurst, dit Charles. — Le macaroni et les raisins de Naples sont tout aussi naturels et plus agréables au goût, reprit Willis. — C’est plutôt du luxe, dit Bateman. — Non, répondit Campbell, ce n’est pas du luxe ; le luxe, dans son idée vraie, est quelque chose de recherché. Ainsi Horace parle de la peregrina lagoïs. Ce que la nature produit sponte suâ autour de nous, quoique délicieux, n’est pas du luxe. Les canards sauvages ne sont pas du luxe dans votre ancien voisinage, au milieu de vos marais d’Oxford, Bateman ; il en est de même des raisins à Naples. — Alors, repartit notre hôte, les vieilles femmes d’ici donnent dans le luxe pour leur six pence de thé, car ce produit vient de la Chine. » Campbell se tut un instant. Ni lui ni Bateman ne paraissaient à leur aise ; on les eût dit également gênés l’un vis-à-vis de l’autre ; cela pouvait provenir de l’arrivée inattendue de Charles, ou de tout autre incident survenu auparavant. A la fin, Campbell répondit que les bateaux à vapeur et les chemins de fer opéraient d’étranges changements ; que le temps et l’espace disparaissaient, et que bientôt le prix serait la seule mesure du luxe.

« Le prix paraît être également la mesure du grasso et du magro en Italie, dit Willis ; car je crois qu’il y a des dispenses pour la viande de boucher en carême, à cause de la cherté du pain et de l’huile. — Cela prouve, remarqua Campbell, que le siècle de l’abstinence et du jeûne est passé ; car il est absurde de faire le carême avec du bœuf ou du mouton. — Oh ! Campbell, que dites-vous ? s’écria Bateman : Passé ! sommes-nous liés par leurs pratiques relâchées d’Italie ? — Eh bien, quant à moi, mon cher, je crois que le jeûne ne convient pas à notre siècle, en Angleterre comme à Rome. » « Prenez-y garde, mes bons amis, pensa Charles ; serrez vos rangs, ou votre prisonnier vous échappe. » « Quoi ! s’écria Bateman, ne pas jeûner le vendredi ! Nous observions toujours cette loi très-sévèrement à Oxford. — Cela vous fait honneur, répliqua Campbell, mais je suis de Cambridge. — Mais que pensez-vous des Rubriques et du Calendrier ? reprit Bateman. — Ils n’obligent pas, répondit Campbell. — Ils obligent, riposta Bateman. » Il y eut un moment de silence, comme parmi les spectateurs d’un combat de boxeurs. Charles s’interposa : « Bateman, donnez-moi un morceau de votre excellent pain, fait ici, je suppose ? — Mille pardons ! Reding… Ils n’obligent pas ?… S’il vous plaît, Willis, passe-le-lui, Oui, il vient de la ferme, la porte voisine. Je suis heureux que vous l’aimiez… Je le répète, ils obligent, Campbell. — Singulière obligation, quand ils n’ont jamais obligé, repartit celui-ci ; ils existent depuis deux ou trois cents ans ; quand ont-ils été mis en vigueur ? — Mais ils se trouvent dans le Prayer-Book. — Oui, et laissez-les-y reposer, et ne les en faites jamais sortir ; ils y resteront jusqu’à la fin de l’histoire. — Oh ! fi donc ! vous devriez venir en aide à votre mère dans ses difficultés, et ne pas ressembler au prêtre et au lévite. — Ma mère ne désire point être aidée. — Quel langage ! que ferai-je ? que peut-on faire ? s’écria le pauvre Bateman. — Que faire ? Rien, répondit Campbell ; n’est-ce pas ici comme une loi tombée en désuétude ? Or, une loi ne cesse-t-elle pas d’obliger quand on n’en presse pas l’accomplissement ? J’en appelle à M. Willis. » Willis, ainsi interpellé, répondit qu’il n’était pas un théologien de morale ; mais il avait assisté à quelques cours, et il croyait que c’était la règle catholique, que lorsqu’une loi, après sa promulgation, n’était pas observée par la majorité, si le législateur, connaissant cet état de choses, gardait le silence, il était censé révoquer la loi ipso facto. « Quoi ! dit Bateman à Campbell, vous en appelez à l’Église de Rome ? — Non, répondit celui-ci ; j’en appelle à toute l’Église catholique, dont, pour ce cas particulier, Rome, par hasard, a exposé la doctrine. C’est un principe de sens commun, que, si une loi n’est pas pressée dans son exécution, à la fin elle cesse d’obliger. Autrement, ce serait une vraie tyrannie ; nous ne saurions plus où nous en sommes. L’Église de Rome ne fait qu’exprimer cette donnée du sens commun. — Eh bien donc, reprit Bateman, j’en appellerai également à l’Église Romaine. Rome est une partie de l’Église Catholique, aussi bien que notre Église ; puis donc que l’Église de Rome a toujours maintenu les jeûnes, la loi n’est pas abolie ; « la plus grande partie » de l’Église Catholique l’a toujours observée. — Mais elle ne l’observe pas, répliqua Campbell ; aujourd’hui, elle dispense du jeûne, vous l’avez entendu. »

Willis s’interposa pour faire une question. « Voulez-vous donc dire, Bateman, que l’Église d’Angleterre et l’Église de Rome ne font qu’une même Église ? — Très-certainement, répondit notre hôte. — Est-ce possible ? dit Willis ; quel sens attachez-vous au mot une ? — Je le prends en tout sens, excepté celui d’inter-communion. — C’est-à-dire, je suppose, qu’elles sont une, excepté qu’elles n’ont aucun rapport entre elles. » Bateman en convint. Willis continua : « Pas de rapport, c’est-à-dire pas de relations sociales, pas de consultations ni d’entente, pas de commandement ni d’obéissance, pas de support mutuel, en un mot pas d’union visible. » Bateman approuva encore. « Eh bien, voici ma difficulté, ajouta Willis : je ne puis comprendre comment deux parties peuvent faire un seul corps visible, si elles ne sont pas visiblement unies ; l’unité implique l’union. — Je ne vois pas cela du tout repartit Bateman ; je ne le vois pas du tout. Non, Willis ; ne vous attendez pas à ce que je vous cède là-dessus ; c’est un de nos principes. Il n’y a qu’une seule Église visible, et c’est pourquoi les Églises d’Angleterre et de Rome en forment toutes deux des parties. »

Campbell vit clairement que Bateman s’était jeté dans une difficulté, et il vint lui porter secours à sa façon. « Il nous faut poser le cas, dit-il, d’une manière plus définie. Un royaume peut être divisé, il peut être déchiré par des partis, par des dissensions, et cependant être encore un royaume. Telle est, je le comprends, la condition réelle de l’Église, et c’est de la sorte que les Églises d’Angleterre, de Rome et de Grèce n’en forment qu’une. — Je suppose que vous m’accorderez, répondit Willis, que plus un parti rebelle est fort, plus l’unité du royaume est menacée ; et si la rébellion triomphe, ou si les partis, dans une guerre civile, s’entendent pour partager entre eux l’autorité et le territoire, alors sur-le-champ, au lieu d’un royaume, vous en avez deux. Il y a quelques années, la Belgique était une partie du royaume des Pays-Bas ; l’appelleriez-vous encore maintenant une partie de ce même royaume ? Or, tel paraît être le cas pour les Églises de Rome et d’Angleterre. — Mais un royaume peut être en état de décadence, répliqua Campbell ; voyez l’Empire Turc en ce moment. L’union entre les parties séparées est si faible, que chaque pacha peut être appelé souverain ; pourtant, c’est un seul royaume. — Donc l’Église, en ce moment, objecta Willis, est un royaume qui tend à sa dissolution ? — Certainement. — Et elle finira par tomber ? — Sans doute : lorsque la fin arrivera, selon la parole de Notre-Seigneur : « Quand le Fils de l’Homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » Précisément comme dans le cas du peuple élu : le sceptre sortit de Juda quand vint le Messie. — Eh bien, j’ose l’affirmer, répliqua Willis, l’Église a déjà failli avant la fin, d’après l’idée que vous vous faites de sa chute. Peut-il y avoir une séparation plus complète que celle qui existe aujourd’hui entre l’Église de Rome, celle de Grèce et celle d’Angleterre ? — Elles pourraient s’excommunier l’une l’autre, repartit Campbell. — Vous voulez donc assigner à l’avance quelque chose de défini dont l’accomplissement constituera une séparation réelle. — Ne faites pas cela, Campbell, dit Reding, c’est dangereux. Ne vous jetez pas dans une question morale ; car alors, si la chose spécifiée arrivait, il deviendrait difficile de voir notre chemin. — Non, reprit Willis ; vous seriez certainement dans l’embarras ; mais vous vous retrouveriez, je le sais. Dans ce cas, vous choisiriez un autre ultimatum pour votre marque de schisme. Ce serait, ajouta-t-il avec une certaine émotion, dans le plus profond abîme un abîme plus profond encore. »

Ces dernières paroles étaient loin de s’harmoniser avec le ton de la conversation qui avait régné jusque-là, et elles firent éclater notre hôte, qui, pendant quelque temps, était resté auditeur impatient. « En vérité, Campbell, votre marche est dangereuse, dit-il ; je ne puis vous suivre. Il ne sera jamais bien de dire que l’Église va à sa chute ; non l’Église ne peut faillir. Elle est toujours forte, pure, et parfaite, selon le langage des prophètes. Voyez ses cathédrales, les églises de ses abbayes et les autres sanctuaires ; voilà le type de l’Église. — Mon cher Bateman, répondit Campbell, je veux, comme vous, maintenir l’accomplissement des prophéties faites à l’Église ; mais il nous faut admettre le fait que les branches de l’Église sont divisées, tout en soutenant la doctrine que l’Église doit être une. — Je ne suis pas de votre avis, mon cher ami. Non, il n’est pas nécessaire d’admettre cela. Il n’y a pas plusieurs Églises ; il n’y a en tous lieux qu’une seule Église, et elle n’est pas divisée. Ce sont simplement les formes extérieures, les apparences, les manifestations de l’Église qui sont différentes. L’Église est une autant que jamais. C’est comme dans le pain consacré, la substance matérielle est brisée, mais la présence du Christ reste une et la même. « Cette doctrine n’est pas admissible », répondit Campbell ; et il se leva devant le feu, évidemment mal à l’aise. « La nature ne vous a pas créé controversiste, mon cher Bateman », se dit-il à lui-même. « C’est comme je le pensais, reprit Willis ; Bateman, vous décrivez une Église invisible. C’est l’indéfectibilité de l’Église invisible, et non celle de l’Église visible, que vous soutenez. »

« Les voilà embourbés, pensa Charles ; mais je ferai de mon mieux pour sortir de là ce pauvre Bateman. » « Non, reprit-il ; Bateman veut dire qu’une Église présente dans quelques points particuliers une apparence différente d’une autre Église : mais il ne s’ensuit pas que dans le fait elles n’aient pas aussi un accord visible. Toute différence implique un accord ; les Églises d’Angleterre et de Rome s’accordent visiblement et diffèrent de même. Songez, Willis, aux différents styles d’architecture, et vous verrez quelle est sa pensée. Une église est une église partout ; elle est visiblement une et la même, et cependant que de différences il y a d’église à église ! Nos églises sont gothiques, celles du Midi sont grecques. Quelle différence entre une basilique et la cathédrale d’York ! Pourtant elles s’accordent visiblement ensemble. Personne ne les prendra, ni l’une ni l’autre, pour une mosquée ou un temple juif. Mais on peut discuter pour savoir quel est le meilleur style ; l’un aime la basilique, l’autre appelle ce style païen. — C’est mon opinion, dit Bateman. — Un peu d’exagération, comme de coutume, reprit Campbell. La basilique est belle en son lieu. Il y a deux choses que le gothique ne peut produire, la ligne ou la forêt de colonnes rondes et polies, et le dôme gracieux s’arrondissant sur la tête du spectateur comme le bleu firmament. »

Tout le monde fut satisfait de cette diversion à la controverse religieuse. On continua donc avec beaucoup d’entrain la conversation plus légère qu’on venait d’ouvrir. « Je dois l’avouer, dit Willis ; les églises de Rome ne m’impressionnent pas comme les églises gothiques ; je les respecte, elles me pénètrent d’une sainte terreur, mais j’aime l’arcade gothique, sa vue me fait plaisir. — Il y a d’autres raisons de ce sentiment, reprit Campbell ; à Rome, les églises sont incomplètes et malpropres. Rome est une ville de ruines ; les temples chrétiens sont bâtis sur des ruines, et ils sont eux-mêmes, en général, délabrés ou près de s’écrouler ; ce sont, passez-moi l’expression, des ruines de ruines. » Campbell était sur un sujet plus facile que celui de l’Anglo-Catholicisme, et, comme personne ne l’interrompait, il continua à son aise : « A Rome, d’énormes et hauts contre-forts remplacent les colonnes, et sont revêtus de plâtre froid ou de peintures, au lieu de marbre, ce qui donne aux églises un air indescriptible d’abandon. » Willis ajouta qu’il s’était souvent demandé ce qui pouvait amener à Rome tant d’étrangers, c’est-à-dire tant de Protestants. « C’est une ville si solitaire, si triste ! continua-t-il ? Qu’y trouve-t-on, en effet ? Un amas de décombres, un terrain inégal, des chaussées droites, enfermées dans de hautes et monotones murailles ; les monuments antiques se perdant au milieu de solitudes immenses ; des palais ternis par le temps, des arbres sans verdure, des rues où l’on enfonce dans la boue jusqu’à la cheville, d’épais nuages de poussière et de paille qui vous aveuglent et vous étouffent, un climat très-variable, l’air du soir très-dangereux. Naples est bien un paradis terrestre, mais Rome n’est qu’une ville de foi. Chercher les reliquaires qu’elle contient serait une vraie pénitence, comme cela doit être pour un vrai Chrétien. Je comprends l’attrait des Catholiques pour cette ville ; mais je suis surpris d’y voir des Protestants. — Il y a un charme auprès des limina Apostolorum, dit Reding, Saint-Pierre et Saint-Paul ne sont pas là pour rien. — Il y a une raison plus palpable, reprit Campbell ; c’est que cette ville est un rendez-vous universel de toutes les parties du monde. Il n’y a pas de société aussi variée que celle de Rome. Vous allez à un bal ; votre hôte, que vous saluez dans le premier salon, est Français ; vous avancez, vos yeux aperçoivent la petite fille de Masséna en conversation avec Mustapha-Pacha ; bientôt vous vous trouvez assis entre un chargé d’affaires yankee et un colonel russe ; et en face de vous un Anglais se fait remarquer par son excentricité. »

Ici Campbell, après avoir regardé sa montre, jeta un coup d’œil à Willis, qu’il avait amené à Melford pour rendre sa visite à Bateman. Il était temps pour eux de partir, s’ils ne voulaient être surpris par la nuit. Notre hôte, qui se trouvait fort mécontent depuis qu’il avait parlé, c’est-à-dire depuis environ un quart d’heure, n’était pas d’humeur à faire des instances pour les retenir, non plus que Reding ; il se trouva donc bientôt seul. Il approcha son fauteuil du feu. Pendant quelques instants, il n’éprouva que le sentiment d’un profond dégoût. A la fin, pourtant, ses pensées commencèrent à se dérouler, et elles prirent la forme suivante : « C’est dommage, c’est dommage, se dit-il ; Campbell est un homme très-habile, bien plus habile que moi ; c’est même un homme instruit ; mais il n’a pas de tact. C’est déplorable ; l’arrivée de Reding a été un malheur ; nous aurions pu, toutefois, la faire tourner à notre avantage ; mais employer les arguments dont il s’est servi ! Comment pouvait-il espérer de le convaincre ? Il nous a rendus simplement la risée des autres… Comment s’est-il tiré d’affaire ? Il a dit que les Rubriques ne lient pas. Qui jamais entendit pareil langage, au moins de la part d’un Anglo-Catholique ? Comment prétendre être bon Catholique avec de telles idées ? Mieux vaudrait s’appeler Protestant ou Erastien tout d’un coup ; on saurait au moins à quoi s’en tenir. Quelle fâcheuse impression cela doit avoir faite sur Willis ! Je m’en suis bien aperçu ; il avait de la peine à contenir un sourire ; mais Campbell n’a aucun tact. Il va, il va son chemin, jetant ses pensées, qui sont très-subtiles, très-originales, certainement, mais il ne tient jamais compte de la société présente. Et puis, il est si positif, si tranchant ; c’est très-désagréable, je ne sais parfois comment je puis supporter tout cela. Oh ! voici une cruelle affaire, l’effet doit en être désastreux. Pauvre Willis ! je suis certain que nous ne l’avons pas fait avancer d’un pouce. Il m’a paru même, à un moment, qu’il riait de moi… Qu’a-t-il dit ensuite ? Il y avait quelque autre chose, je le sais. Ah ! je me souviens. L’Église Catholique est en ruines, elle est brisée en morceaux !… Quel paradoxe ! qui le croira, si ce n’est lui ? J’avoue que je suis si vexé, que je ne sais que faire. » Il se leva brusquement et se mit à se promener en long et en large. « Et tout cela, parce que les évêques n’interviennent point. On ne peut le dire, et c’est ce qu’il y a de plus triste, mais ils sont au fond la cause du mal. Ils n’auraient qu’à montrer leur petit doigt et à rendre obligatoires les Rubriques, dès lors toute controverse serait finie… Mais je croyais qu’il y avait encore autre chose. Eh ! oui, il a dit qu’il n’était pas nécessaire de jeûner ! Mais les étudiants de Cambridge sont toujours singuliers, ils ont toujours quelque caprice. Il aurait dû venir à Oxford ; nous en aurions fait un homme. On ne peut le nier, il a plusieurs bons principes ; mais il court les théories, caresse sa marotte et pousse les conséquences à l’extrême. »

Notre hôte fut interrompu au milieu de ses réflexions par son clerc, qui venait lui dire que John Tims avait juré que sa femme ne ferait pas ses relevailles à l’église devant l’assemblée, et qu’il était presque décidé à faire baptiser son enfant par les Méthodistes. Cet incident donna une nouvelle direction aux pensées de Bateman.

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