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Perte et gain : $b histoire d'un converti

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CHAPITRE V.
La conclusion pratique.

« Si votre résolution est prise, Reding, dit Carlton, il est inutile de parler de cela. Puissiez-vous trouver le bonheur quelque part que vous soyez ! Vous serez toujours vous-même ; oui, quoique Catholique Romain, vous serez toujours Charles Reding. — Je sais, Carlton, que j’ai en vous un ami dévoué et sympathique. Vous m’avez toujours écouté ; jamais je n’ai reçu de vous des paroles dures, à moins que je ne les méritasse. Vous me connaissez mieux que personne. Campbell a les plus aimables et les meilleures qualités de cœur. Bientôt il aura un titre de plus à mon affection ; car (je vous le confie sous le sceau du secret) il va épouser ma sœur. Il m’a souffert chez lui pendant ces deux dernières années ; jamais il n’a été dur envers moi ; au contraire, je l’ai toujours trouvé prêt quand j’ai eu besoin de causer avec lui. Et pourtant, Carlton, il n’a pas le talent d’ouvrir mon cœur comme vous. Parfois vos opinions ont différé des miennes, mais vous m’avez toujours compris. — Merci pour vos bonnes paroles, Charles ; mais, quant à moi, c’est un vrai mystère que votre séparation d’avec nous. J’entre dans vos raisons, et malgré cela je vous jure que je ne vois pas comment vous arrivez à une conclusion semblable. — Eh bien, quant à moi, Carlton, c’est aussi clair que deux et deux font quatre. Vous, au contraire, vous dites deux et deux font cinq, et vous vous étonnez ensuite que nous ne soyons pas d’accord. — Abandonnons ces choses à une puissance plus haute. J’espère, Reding, que nous ne serons pas moins amis, quand vous appartiendrez à une autre communion. Nous nous connaissons l’un l’autre ; les choses extérieures ne nous changeront pas. » Reding soupira ; il voyait clairement que sa conversion, lorsqu’elle serait un fait accompli, produirait sur Carlton les mêmes effets que sur ses autres amis. Il ne pouvait en être autrement : car lui-même était sûr d’avoir d’autres sentiments à l’égard de son ancien tuteur.

Quelques instants après, celui-ci reprit avec douceur : « Est-il donc tout à fait impossible, Reding, de vous retenir encore à la onzième heure ? Quels sont vos motifs ? — Ne discutons pas, mon cher Carlton ; j’en ai fini avec les arguments. Cependant, si je dois parler pour vous satisfaire, qu’il me suffise de vous dire que j’ai accompli vos désirs. Vous m’aviez engagé à lire les théologiens de l’Église Anglicane. Je les ai lus ; je leur ai même consacré beaucoup de temps, et maintenant je vais embrasser ce Symbole qui seul est le centre vers lequel ils convergent dans leur enseignement séparé ; le Symbole qui soutient la divinité de la tradition avec Laud, l’accord des Pères avec Beveridge, une Église visible avec Bramhall, un tribunal pour les décisions dogmatiques avec Bull, l’autorité du Pape avec Thorndike, la pénitence avec Taylor, les prières pour les morts avec Ussher ; le célibat, l’ascétisme et la discipline ecclésiastique avec Bingham. Je cherche l’Église qui, dans ces points comme dans une infinité d’autres, se rapproche le plus de l’Église Apostolique ; qui soit la continuation de cette Église des Apôtres, si toutefois celle-ci a été continuée. Or, en voyant que cette Église que je choisis est semblable à celle des Apôtres, je crois que réellement c’est la même. La raison a marché la première, la foi doit suivre. »

Il s’arrêta, et Carlton ne répliqua point ; il y eut un moment de silence. « Je vous le répète, reprit enfin Charles, il est inutile de discuter ; c’est une résolution prise après de longues et mûres réflexions. Je l’ai annoncée à ma mère, et je lui ai fait mes adieux. Tout est arrêté ; je ne puis revenir sur mes pas. — Est-ce là un bon sentiment ? répliqua Carlton d’un air de demi-reproche. — Comprenez-moi, répondit Charles ; j’en suis venu à cette résolution après y avoir gravement réfléchi. Elle est restée dans mon esprit à l’état de simple conclusion intellectuelle, pendant une ou deux années. Évidemment, à cette heure, je puis, sans encourir de blâme, changer cette conclusion en une résolution pratique. Mais nul d’entre nous ne peut assurer qu’au milieu du tourbillon du monde et des intérêts de toute espèce dont il sera assailli, il conservera toujours devant sa conscience ces convictions habituelles et déterminantes, d’après lesquelles c’est notre devoir d’agir. C’est pourquoi je dis que le temps des arguments est passé. J’agis d’après une conclusion déjà tirée. — Mais comment savez-vous, Charles, si vous n’avez pas été influencé à votre insu, pour arriver à ce résultat ? Une idée s’est emparée de vous, et vous n’avez pas été capable de la bannir. La seule preuve, la preuve nécessaire de la réalité de vos convictions serait, d’après moi, de vous les voir conserver au milieu des agitations de la vie. — Mais ces convictions ne me quittent point ; elles me dominent en tout temps et en tout lieu. — Oui, seulement, à certaines heures, comme vous l’avez avoué vous-même. Sans doute vous devez avoir une conviction profonde pour agir malgré les fâcheux effets causés par une démarche de ce genre. Considérez dans combien d’esprits vous jetez le trouble ; quel triomphe vous fournissez aux ennemis de toute religion ! quel encouragement à ceux qui pensent qu’il n’y a pas de vérité ! Songez combien vous affaiblissez notre Église ! Eh bien, d’après moi, il faut que vous ayez des convictions très-fortes pour aller en avant malgré tout cela. — Je reconnais, je soutiens, reprit Charles, que le seul motif suffisant pour justifier une telle démarche, c’est la conviction que le salut en dépend. Or, je vous parle avec sincérité, mon cher Carlton, en vous disant que je ne pense pas être sauvé si je reste dans l’Église d’Angleterre. — Voulez-vous dire que le salut n’est pas possible dans notre Église ? répliqua Carlton un peu froidement… — Non ; je ne parle que de moi-même ; ce n’est pas à moi de juger les autres. Je dis seulement : Dieu m’appelle, et je dois marcher au risque de mon âme. — Dieu vous appelle ! qu’est-ce que cela signifie ? Je n’aime pas ce langage ; c’est celui d’un dissident. — Vous n’ignorez pas que c’est le langage de l’Écriture. — Oui ; mais dans l’Écriture personne ne dit : Je suis appelé. La vocation est un acte du dehors, l’acte d’autrui, et non un sentiment intérieur. — Mais, mon cher Carlton, comment peut-on, à notre époque, arriver à la vérité, alors qu’il ne peut y avoir aucun appel du dehors ? — Dans ce cas, il me paraît que c’est un avertissement indirect, que nous devons rester où la Providence nous a fait naître. — Voilà précisément un des points de la doctrine de l’Église Anglicane que je ne puis bien comprendre. Mais pour combien d’autres sujets n’est-ce pas ainsi ? je vous le demande, Carlton : Les membres de l’Église d’Angleterre doivent-ils chercher la vérité, ou l’ont-ils reçue depuis le commencement ? La cherchent-ils eux-mêmes, ou la vérité leur est-elle transmise ? »

Carlton réfléchit un moment et parut hésiter ; il répondit ensuite que nous devions chercher la vérité. C’était une partie de nos épreuves morales que d’aller à cette recherche. « Dès lors ne me parlez pas de notre position, reprit Charles. Cette réponse, je l’attendais à peine de votre part ; mais c’est ce que la majorité des membres de l’Église d’Angleterre proclame. On nous dit de chercher, on nous donne des règles pour faire cette recherche, on nous fait exercer notre jugement privé ; mais arrivons-nous à une conclusion différente, on fait volte-face, et on nous parle de notre « position providentielle ». Il y a plus : Dites-moi, en supposant que nous devions tous chercher la vérité, croyez-vous que les membres de l’Église d’Angleterre la cherchent de la manière que l’Écriture l’ordonne ? Songez combien l’Écriture insiste sur la difficulté de trouver la vérité, sur le zèle à la chercher, sur le devoir d’en être altérés. Non, je ne puis croire que la masse du clergé anglais, la masse des résidents d’Oxford, chefs des établissements et Fellows des colléges (malgré leurs bonnes qualités, que je me plais à reconnaître), ait jamais cherché la vérité. Ils ont accepté ce qu’ils ont trouvé établi, et n’ont absolument pas exercé leur jugement privé ; ou s’ils en ont fait usage, ç’a été de la manière la plus vague et la plus superficielle. Admettons qu’ils aient consulté l’Écriture : dans quel but l’ont-ils fait ? seulement pour y trouver des preuves en faveur de ce qu’ils devaient souscrire, à l’époque où, étant sous-gradués, ils ont assisté au cours des Articles. Puis, après dîner, en prenant un verre de vin, ils parlent de tel ou tel ami qui s’est séparé de l’Église, et ils le condamnent ; bien plus (jetant un coup d’œil sur le journal placé sur la table), ils prétendent indiquer les motifs de sa conduite. Cependant, après tout, qui vraisemblablement doit avoir raison ? Est-ce cet homme qui a passé, peut-être, des années entières à la recherche de la vérité, qui constamment a demandé au ciel sa direction divine, et qui a pris tous les moyens en son pouvoir pour arriver à la lumière ? ou bien, sont-ce « les gentlemen de l’Angleterre qui restent tranquillement chez eux au sein de leur comfort ? » Non, non ; ils peuvent parler de la recherche de la vérité, du jugement privé, comme d’un devoir, mais ils n’ont jamais cherché, jamais ils n’ont exercé leur jugement. Ils restent là où ils sont, non parce que c’est la vérité, mais parce qu’ils s’y trouvent, parce que c’est « leur position providentielle », et position assez agréable par-dessus le marché. »

Reding s’était un peu animé, étant sous l’influence pénible de l’article de la Gazette. Mais, sans tenir compte de ce fait, il y avait dans sa situation assez de causes pour jeter son esprit hors de son état habituel. Il se trouvait dans la crise d’une épreuve particulière qu’il faut avoir sentie pour la comprendre : peu d’hommes vont de sang-froid à la bataille, ou se préparent avec calme à une opération chirurgicale. Carlton, d’autre part, était un homme doux et modéré qui ne prononçait pas une parole de vivacité une fois l’an. La conversation tomba. A la fin, Carlton reprit : « J’espère, Reding, que vous n’allez pas vous réunir à l’Église de Rome simplement parce qu’il y a des gens égoïstes et déraisonnables dans l’Église d’Angleterre. » Charles comprit qu’il ne se montrait pas à son avantage, et que, relativement aux motifs de sa conversion, il donnait lieu à des conjectures qu’il voulait détourner. « Il est triste, dit-il comme s’il se fût adressé un reproche, d’employer nos derniers instants en discussions. Pardonnez-moi, Carlton, si j’ai dit quelque chose de trop fort ou de trop vif. » Carlton le pensait ainsi ; il le croyait dans un état de surexcitation ; mais à quoi bon le lui dire ? Il se contenta de serrer affectueusement la main que Charles lui tendait, et il ne répondit pas.

Il dit ensuite brusquement et d’un ton sec : « Charles, connaissez-vous quelque catholique romain ? — Non ; je me trompe, je connais Willis ; mais je ne l’ai pas vu depuis deux ans. Ça été entièrement l’œuvre de mon esprit. » Carlton ne répliqua pas tout d’abord ; puis, d’un ton aussi sec et aussi brusque qu’auparavant : « Je pense donc, dit-il, que vous aurez beaucoup à souffrir quand vous connaîtrez ces gens-là. — Que voulez-vous dire ? — Vous verrez, je le crains, que ce sont des hommes sans éducation. — Que savez-vous sur leur compte ? — Je le soupçonne ainsi. — Mais qu’est-ce que cela fait à mon but ? — C’est une chose à laquelle vous devriez penser. Un ecclésiastique anglican est un gentleman ; vous pourrez avoir à souffrir plus que vous ne croyez, lorsque vous vivrez avec des hommes d’un esprit peu cultivé ou de manières communes. — Mon cher Carlton, ne parlez-vous pas de choses que vous ignorez complétement ? — Soit ; mais vous devriez y penser, vous devriez prendre la chose en considération. J’en juge par leurs lettres et leurs discours qu’on lit dans les journaux. » Charles réfléchit un moment : « Certainement, répondit-il ensuite, je n’aime pas bien des choses qui sont faites et dites par des catholiques romains ; mais tout cela, à mes yeux, n’est qu’une épreuve et une croix ; je ne vois pas comment ce fait touche à la grande question. — Non, si ce n’est que vous pourriez vous trouver comme un poisson hors de l’eau. Vous pourrez vous trouver dans une position où il vous sera impossible de vous entendre avec personne, où vous serez mis entièrement de côté. — Eh bien, reprit Charles, quant au fait, je l’ignore ; il peut arriver qu’il soit tel que vous le dites ; mais, pour moi, la valeur de votre preuve est presque nulle. Dans toutes les communions, la lie est à la surface. Ce qui me choque dans les actes publics des catholiques ne doit pas être la mesure, que dis-je ? ne peut être la mesure de l’esprit intérieur du Catholicisme. Je ne voudrais pas juger de l’Église Anglicane par Exeter-Hall, ni même d’après les mandements des évêques. Nous voyons l’intérieur de notre propre Église, et nous ne connaissons que l’extérieur de celle de Rome. La comparaison n’est pas équitable. — Mais voyez leurs livres de piété, continua Carlton, ils ne savent pas écrire en anglais. » Reding sourit, et secouant doucement la tête : « Ils écrivent l’anglais, je suppose, répondit-il, d’une manière aussi classique que saint Jean écrivait le grec. » Ici encore, la conversation fit une halte, et pendant quelques instants on n’entendit plus rien que le bouillonnement de la cafetière.

De la discussion ne devait sortir aucun bien, comme on pouvait en juger dès le principe. Chacun avait sa manière de voir, et cette vue particulière était le commencement et la fin de la controverse. Charles se leva. « Eh bien, mon cher Carlton, dit-il, il faut nous séparer ; il doit être près de onze heures. » Il tira de sa poche un petit livre, « l’Année chrétienne ». « Vous m’avez vu souvent ce volume entre les mains, continua-t-il ; acceptez-le en souvenir de moi. En mon absence, ce gage vous dira que je ne vous oublie point, mais que je pense toujours à vous. » Il s’arrêta très-ému. « Oh ! c’est très-dur de vous quitter tous pour aller vers des étrangers, reprit-il ; je ne le désirais pas, mais je ne puis m’en empêcher ; je suis appelé, j’y suis contraint. » Il s’arrêta encore ; les larmes coulaient le long de ses joues. « Ce n’est rien, dit-il en se remettant un peu, ce n’est rien ; mais elle est dure, cette heure : à peine un ami qui s’intéresse à moi ; des regards sombres, des paroles amères… Je me satisfais moi-même, en suivant ma propre volonté… Bien… » Et il se mit à regarder ses doigts et à se frotter doucement les mains. « Cela doit être, se dit-il tout bas à lui-même, il faut aller au royaume, à travers les tribulations, semer dans les larmes pour moissonner dans la joie. » Autre silence, et un nouveau cours de pensées se présenta : « Oh ! reprit-il, je crains tant, je crains si fort que vous tous qui n’allez pas en avant ne retourniez en arrière ! Vous ne pouvez rester fixes là où vous êtes. Pendant un temps vous croirez qu’il en est ainsi ; puis, vous nous ferez de l’opposition, et vous croirez encore que vous conservez votre terrain, parce que vous emploierez les mêmes mots qu’auparavant ; mais et votre croyance et vos opinions déclineront. Vous serez moins fermes. Viendra enfin un jour où ceci vous frappera : c’est que, tout en différant des Protestants, vous discutez seulement sur des mots. On nous appelle Rationalistes ; prenez garde de tomber dans le Libéralisme. Et maintenant, mon cher Carlton, vous, le seul de mes amis d’Oxford qui se soit montré patient et affectueux envers moi, adieu. Puissions-nous nous retrouver bientôt dans la paix et dans la joie ! Je ne puis aller à vous ; il faut que vous veniez à moi. » Ils s’embrassèrent avec affection. Une minute après, Charles descendait l’escalier en courant.

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