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Perte et gain : $b histoire d'un converti

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CHAPITRE IV.
Le charlatanisme en religion.

Bateman était un de ces caractères complexes dont nous venons de parler. Il y avait du bon chez lui, il ne manquait pas de mérite ; mais il était absurde ; aussi servit-il de thème à la conversation de nos deux amis pendant le reste de leur promenade. « J’aimerais qu’on vît moins de charlatanisme et de grimaces en tout lieu, dit Sheffield ; on pourrait en emporter d’ici des charretées, et même sans que rien y parût. — Si l’on faisait à votre goût, répondit Charles, vous useriez les routes au point qu’on ne pourrait plus se promener. Nous sommes obligés de marcher dans cette voie que vous nommez charlatanisme. Nous la foulons aux pieds, mais enfin nous nous en servons. — Je ne puis admettre un tel système ; c’est tout simplement faire le mal pour arriver au bien. Oui, je vois partout la comédie. Je vais à Sainte-Marie, et là j’entends des hommes qui débitent des lieux communs, tantôt d’une voix sépulcrale, tantôt d’un ton aigu, d’autres fois avec une certaine emphase mesurée, claire, calme, et un regard étudié, comme, par exemple, ce prédicateur de Bampton qui, il n’y a pas longtemps, nous soutenait, à propos de la résurrection des corps, que tous les essais pour ranimer un cadavre, au moyen de méthodes naturelles, avaient complétement échoué. Si je pénètre dans la salle où se donnent les grades, dans la salle de la Convocation, là, pendant des heures entières, je suis obligé de subir un latin ridicule, d’entendre accorder des grâces, des dispenses, de voir les Censeurs monter, descendre pour rien absolument ; et tout cela, afin de conserver l’esprit de choses vieillies depuis des siècles, alors que le travail réel pourrait se faire en un quart d’heure. Je rencontre Bateman, et voilà mon homme qui me parle de jubés sans crucifix, de piscines sans eau, de niches sans statues, de chandeliers sans lumières, de messes sans pape ; et, moi, je dis avec Shakespeare : « Le monde est un vrai théâtre. » Ce n’est pas tout : je m’adresse à Shaw, à Turner, à Brown, hommes de caractères bien différents, élèves de Gloucester (vous comprenez de qui je parle), et ils nous prêchent qu’il faut placer des crucifix aux carrefours, afin d’exciter chez les passants des sentiments religieux. »

«  — Pour ma part, je pense que vous êtes trop sévère envers tous ces hommes-là, dit Charles ; votre discours ressemble beaucoup à de la déclamation ; si l’on vous croyait, il faudrait abolir toutes les formes extérieures. Vous me faites l’effet de cet homme qui, dans un des romans de miss Edgeworth, ferme ses oreilles à la musique, afin de pouvoir rire à son aise des danseurs. — A quelle musique fermé-je les oreilles ? — A la signification de tous les divers actes dont nous venons de parler ; les sentiments pieux qui accompagnent la vue des images, voilà la musique. — Sans doute, pour ceux qui déjà ont ces sentiments ; mais rétablir les images en Angleterre pour faire naître des sentiments, c’est tout juste danser pour créer la musique. — Je crois que vous ne rendez pas justice à notre pays, mon cher Sheffield ; nous sommes un peuple religieux. — Eh bien, je vais vous présenter la chose d’une autre manière : Aimez-vous la musique ? — Avez-vous donc oublié la frayeur que j’occasionnai à une certaine personne avec mon violon ? — Aimez-vous la danse ? — A dire vrai, je ne l’aime pas du tout. — Ni moi non plus, reprit Sheffield, et je ne puis penser sans rire à ce que je fis, étant encore enfant, pour y échapper. La danse est quelque chose de si absurde ; et puis, il fallait se montrer poli et aimable envers des jeunes filles légères ou précieuses. Je me conduisis parfois à leur égard avec tant de grossièreté, que je fus humilié de mon impolitesse ; aussi ne savais-je plus comment me tirer d’embarras. — J’ignorais, mon cher ami, que nous eussions entre nous un point de ressemblance aussi frappant. Oh ! quelle humiliation j’eus à souffrir, lorsqu’il fallut se tenir debout, prêt à danser, et figurer avec une dame ! Tous les yeux tournés sur moi qui étais si gauche ! Bien des jours avant, comme après, ce me fut un martyre. »

Cependant, ils étaient arrivés au pied d’une pente roide qui mène à une espèce de plateau sur le bord duquel se trouve Oxley, et ils s’arrêtèrent un instant pour voir des cavaliers qui sautaient des barrières. Ils montèrent ensuite la colline et se retournèrent vers Oxford. « Peut-être, dit Charles, appellerez-vous toutes ces flèches et ces tours un magnifique simulacre, parce que vous en apercevez le faîte sans en découvrir la base ? — Où en étions-nous de notre discussion ? » reprit Sheffield, se rappelant qu’ils s’en étaient écartés pendant les dix dernières minutes : « oh ! je m’en souviens, j’y suis. Je disais donc que vous aimiez la musique, mais que vous détestiez la danse. Pour d’autres, la musique est l’aiguillon qui les pousse à danser ; pour vous, c’est le contraire ; la danse même diminue le sentiment de plaisir que vous cause la musique. Eh bien, pareillement, c’est un acte de pédantisme de vouloir rendre une nation religieuse, comme l’Angleterre, plus religieuse encore, en plaçant des images dans les rues. Un tel procédé n’est pas anglais, et il ne peut que nous blesser. S’il était dans le génie de ce peuple, il serait venu naturellement, sans qu’on nous y eût engagés. Comme la musique entraîne à la danse, ainsi la religion nous eût fait adopter les images. Mais de même que la danse n’ajoute rien aux charmes de la musique pour ceux qui n’aiment pas à danser, de même, les cérémonies n’agrandiront pas le sentiment religieux chez ceux qui détestent les cérémonies. — Donc, à vos yeux les catholiques romains sont des charlatans, puisqu’ils emploient des crucifix ? — Halte-là ; vous sortez maintenant de la question. Les catholiques romains croient que les images possèdent une certaine vertu. Sans doute c’est absurde, mais en les honorant ils sont conséquents avec leurs principes. Ils n’exposent pas les images pour en faire des montres d’apparat, pour éveiller des sentiments dans le cœur de ceux qui les contemplent, ainsi que le voudrait Gloucester, mais ils les honorent d’un culte solide, naturel et ardent : à leurs yeux, elles disent plus qu’elles ne paraissent ; ce ne sont pas de simples représentations. Ils leur rendent des honneurs religieux, soit parce que de grands saints les ont autrefois vénérées, soit parce qu’en temps de peste on s’est adressé à elles, soit parce qu’elles ont opéré des miracles, soit parce qu’elles ont remué leurs yeux, incliné leur tête ; ou, au moins, parce qu’elles ont été bénites par la main du prêtre, et qu’elles ont des relations mystérieuses avec la grâce invisible. Tout cela, je l’avoue, est superstitieux ; mais tout cela a une réalité. »

Charles n’était pas satisfait de cette argumentation. « Une image est un mode d’enseignement, répliqua-t-il. Voulez-vous donc dire qu’un homme est un saltimbanque parce qu’il se méprend sur le mode d’enseignement le plus convenable à son pays ? — Cette qualification, je ne l’ai pas donnée à Gloucester, repartit Sheffield ; j’ai seulement soutenu qu’un pareil mode d’enseignement, chez des protestants, était du charlatanisme et une farce. — Mais votre principe vous conduira trop loin, et, d’ailleurs, il se détruit lui-même. Ne vous rappelez-vous pas le passage d’Aristote que nous cita, l’autre jour, Thompson, passage qu’il avait rencontré dans une de ses leçons avec Vincent, et qui nous paraissait si subtil, savoir : que les habitudes sont créées par ces mêmes actes dans lesquels elles se manifestent lorsqu’elles sont produites ? C’est en s’essayant à nager qu’on apprend à bien nager. J’en viens à Bateman. Il désire, sans aucun doute, introduire dans nos églises les piscines et les tabernacles ; or, attendre, avant de commencer, qu’on ait accepté cette réforme, c’est agir comme un homme qui ne va pas à l’eau sans savoir nager. — Soit ; mais quel bien en reviendra-t-il à Bateman, quand l’usage de la piscine sera devenu universel ? Qu’est-ce que cela signifie ? Dans l’Église romaine, la piscine a son emploi, je le sais, quoique j’ignore lequel ; on s’en sert pendant la messe. Mais que Bateman rende universel l’usage des piscines, et qu’aura-t-il créé, sinon le règne d’un charlatanisme universel ? — Mais, mon cher Sheffield, combien de choses n’y a-t-il pas qui, dans le cours des âges, ont changé leur destination première, et toutefois en conservent encore une, quoique différente ? La perruque d’un juge n’est pas du charlatanisme, cependant elle a déjà son histoire. La reine, à son couronnement, porte un vêtement qu’on dit être catholique romain ; est-ce du charlatanisme ? Ne vous figure-t-il pas, en traits ineffaçables, « la divinité qui entoure un roi », quoique ce vêtement ait perdu la signification qu’y attachait l’Église de Rome ? Ou seriez-vous du nombre de ceux qui, selon un vieux calembour sur le mot Majesté[29], estiment la chose elle-même une farce ? — Vous prohibez donc l’introduction des piscines et des chandeliers qui n’ont aucun but ? — Je pense, mon ami, qu’il y a une grande différence entre faire revivre une chose et la conserver : la conserver paraît naturel, même quand son emploi a cessé ; la faire revivre, quand elle est déjà morte, c’est contre nature. Mais ceci est une question de prudence et de jugement. — Ainsi donc, vous condamnez Bateman », conclut Sheffield.

[29] Dépouillez majesty — la majesté — de ses dehors (of its externals), c’est-à-dire enlevez à ce mot sa première et sa dernière lettre, que reste-t-il ? ajest, a jest, — une farce. — Ce calembour, qui existe dans l’original, ne peut, comme on le voit, se traduire en français.

Il y eut un moment de silence. Charles reprit ensuite : « Mais peut-être ces hommes désirent actuellement introduire les réalités aussi bien que leurs formes extérieures ; peut-être désirent-ils employer la piscine aussi bien que l’avoir… Sheffield, continua-t-il brusquement, pourquoi les costumes de cérémonie dans l’église ne sont-ils pas du charlatanisme, si les piscines méritent ce nom ? — Ces costumes… » répondit Sheffield paraissant réfléchir, « non, ces costumes ne sont pas du charlatanisme ; car prêcher, je suppose, est la fonction la plus haute dans notre Église, et l’on y consacre les plus riches vêtements. Les robes d’un grand prédicateur, je le sais, coûtent bien des livres ; j’en ai connu un, près de chez nous, qui, à son départ, reçut en présent, de certaines dames, un assortiment complet, et une douzaine de pantoufles brodées, par-dessus le marché. Mais tout cela est convenable, si la prédication est le principal office du clergé. Vient ensuite le sacrement[30], et il exige le surplis et le capuchon. Et le capuchon, répéta-t-il tout pensif… mais à quoi sert-il ? Non, c’est l’écharpe. Le capuchon ne se porte que dans la chaire de l’Université. Qu’est-ce que l’écharpe ? Elle appartient aux chapelains, c’est-à-dire aux personnes… Je n’en sors pas. — Mon cher Sheffield, vous vous êtes vous-même coupé la gorge. Vous avez essayé d’expliquer le symbolisme des vêtements du clergé, et vous ne l’avez pu. Seriez-vous encore disposé à appeler cela du charlatanisme ? Répondez-moi à cette seule question : Pourquoi un ecclésiastique porte-t-il un surplis quand il lit les prières ? Mieux encore, je vous poserai la question plus simplement : Pourquoi un ecclésiastique seul a-t-il le pouvoir de lire les prières dans l’église ? pourquoi ne le puis-je pas moi-même ? » Sheffield hésita et parut sérieux. « Savez-vous bien, dit-il ensuite, que vous avez tout juste posé une objection de Jérémie Bentham ? Dans son Église d’Angleterre, cet écrivain propose, si ma mémoire est fidèle, d’enseigner à un enfant de la paroisse à lire la liturgie ; et il demande pourquoi on envoie un jeune homme à l’Université, pendant trois ou quatre ans, à frais énormes ; pourquoi on lui apprend le latin et le grec, et cela pour faire une simple lecture qu’un enfant aurait appris à faire chez une maîtresse d’école. Quelle est la vertu d’une lecture faite par un ministre ? Voilà à peu près les paroles de Bentham. Et, ajouta Sheffield avec lenteur, à dire vrai, je ne sais que lui répondre. » Cette dernière réflexion étonna Reding ; il en fut même choqué et embarrassé ; il ne savait que dire, lorsque, peut-être heureusement, la conversation fut interrompue.

[30] La cène.

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