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Perte et gain : $b histoire d'un converti

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PERTE ET GAIN

PREMIÈRE PARTIE.

CHAPITRE PREMIER.
L’éducation.

Charles Reding était le seul fils d’un ministre anglican qui jouissait d’un gros bénéfice dans un comté du centre. Son père, le destinant aux ordres, l’envoya, à l’âge ordinaire, à une école publique. Longtemps M. Reding avait pesé dans son esprit les avantages et les inconvénients de l’éducation publique et de l’éducation privée, et il avait enfin opté pour la première. — L’isolement, se disait-il à lui-même, n’est pas une sauvegarde pour la vertu. Qui peut dire les sentiments intimes d’un enfant ? Expansif et heureux, bon et soumis, tel il peut toujours paraître, alors cependant que le mal fait en lui de grands ravages. Au Créateur seul appartient le secret des cœurs, et personne ici-bas ne peut espérer d’en sonder les abîmes, d’en effleurer même la surface. Je suis pasteur des âmes ; mais quelle connaissance, en vérité, ai-je de mes paroissiens ? Aucune. Leurs cœurs sont des livres scellés pour moi. Quant à ce cher enfant, il est toujours à mes côtés, il se suspend à mon cou ; et pourtant son âme est aussi loin de ma vue que s’il était aux antipodes. Je ne l’accuse pas de réserve, ce cher petit ; mais son amour et son respect pour moi le tiennent dans une espèce de solitude enchantée. Vainement j’essayerais de le connaître à fond.

« Dans son heureuse ou triste sphère
» Tout homme vit plein de mystère. »

Et tel est notre sort en ce monde. Nul ne peut connaître les secrètes pensées de Charles. Alors même que je le garderais ici veillant sur sa conduite avec la même sollicitude, il viendrait néanmoins un jour où je trouverais qu’un serpent s’est glissé dans le cœur de son innocence. Les enfants n’ont pas une connaissance pleine et entière du bien et du mal ; ne commettent-ils pas d’abord, presque innocemment, des actions mauvaises ? Éblouis par la nouveauté, ils ne voient pas la laideur du vice ; abandonnés à eux-mêmes, ils n’ont personne auprès d’eux pour les avertir ou leur tracer des règles de conduite ; aussi deviennent-ils les esclaves du mal, tandis qu’ils sont encore à apprendre quelle en est la nature. Ils vont à l’Université, et, à peine arrivés, ils se livrent à des excès dont l’énormité est proportionnée à leur inexpérience. Et puis, après tout, je ne suis pas, moi, de taille à former un esprit aussi actif et aussi investigateur que le sien. Il me pose déjà des questions auxquelles je ne sais que répondre. Il ira donc à une école publique. Là, il se formera au moins à la discipline, dût-il y trouver plus d’épreuves qu’ici ; là, il apprendra à se vaincre, à avoir de l’énergie, à être circonspect ; là, il commencera à acquérir l’esprit d’observation au milieu des mille petits événements qu’il aura sous les yeux : et de la sorte, il sera préparé à cette liberté dont il doit inévitablement jouir quand il ira à Oxford.

Cette décision était nécessaire ; car à d’excellentes qualités Charles joignait une timidité naturelle, une certaine réserve et une sensibilité excessive. Quoique d’un caractère gai, il y avait néanmoins dans sa nature une teinte de mélancolie qui parfois le rendait un peu maussade.

Charles fut donc envoyé à Eton[13]. Là, il eut la bonne fortune de tomber entre les mains d’un excellent maître, qui, l’élevant dans les principes de la vieille église d’Angleterre, d’après Mant et Doyley, laissa dans son esprit une profonde impression religieuse. Grâce à elle, il fut à l’abri de tous les entraînements des mauvaises sociétés, soit à l’école, soit, plus tard, à Oxford. Quand l’époque en fut venue, il alla dans cette dernière ville, ce siége célèbre de la science, et il entra au collége Saint-Sauveur. Six mois sont déjà écoulés depuis son inscription, et quatre depuis sa résidence, au moment où commence notre histoire.

[13] Eton dans le comté de Buckingham. Le collége de cette ville est un des plus remarquables d’Angleterre ; il fut fondé par Henri VI, en 1441. Soixante et dix élèves y sont entretenus gratuitement ; on les appelle les écoliers du roi, ou simplement collégiens. Mais il y a, en outre, deux ou trois cents jeunes gens des meilleures familles. Parmi les hommes célèbres qui ont fait leurs études dans cette belle institution, on peut citer Pitt, Fox, Canning, Wellington…

A Oxford, il n’est pas nécessaire de le dire, Charles avait rencontré un grand nombre de ses anciens condisciples : mais parmi eux il trouva peu d’amis. Les uns étaient trop légers pour son caractère, et il s’en était éloigné ; d’autres, amis intimes à Eton, ayant maintenant de hautes relations, l’avaient ouvertement méconnu à leur arrivée à l’Université[14], ou, étant entrés dans d’autres colléges, l’avaient perdu de vue. En fait de connaissances, à Oxford, presque tout dépend de la proximité des chambres. C’est la situation de l’escalier, plutôt que l’inclination, qui décide le choix des amis. Cela nous rappelle l’histoire de ce commerçant de Londres qui perdit un jour toute sa clientèle, parce qu’en embellissant sa maison il avait exhaussé d’une marche la porte d’entrée ; et, d’ailleurs, ne savons-nous pas tous quelle énorme différence il y a pour nous-mêmes entre des portes ouvertes et des portes fermées, quand nous parcourons une rue bordée de boutiques ? Dans une Université, toutes les heures de l’étudiant sont réglées. Un jeune homme exact se lève et va à la chapelle, il déjeune, s’occupe de ses études, assiste au cours, se promène, dîne. Dans toutes ces actions, qui ne le voit ? il n’y a rien qui puisse l’engager à monter un escalier autre que le sien ; et, s’il le fait, dix fois pour une il trouve absent l’ami qu’il cherche. Inutile d’ajouter qu’il est tout naturel que les étudiants de première année, qui ont des sentiments et des intérêts communs, occupent le même escalier. C’est ainsi que Charles Reding fut amené à faire la connaissance de William Sheffield, arrivé à l’Université en même temps que lui.

[14] Voyez la note A.

L’esprit des jeunes gens est souple et facile ; aisément ils s’accommodent du premier venu. Pour eux, les causes d’attraction de l’un vers l’autre sont aussi bien dans les ressemblances que dans les contrastes ; la similitude des goûts crée la sympathie ; l’admiration et l’estime naissent de la bienveillance dans les rapports ou d’une supériorité reconnue. Des liaisons ainsi formées durent souvent toute la vie, et cela par la seule force de l’habitude et la puissance du souvenir. Ainsi il arrive fréquemment, lorsque nous cherchons un ami, que le hasard nous sert autant qu’aurait pu le faire le choix le plus étudié. Quels étaient le caractère et le degré de l’amitié qui se forma entre nos jeunes étudiants, Reding et Sheffield, ce n’est pas ici le lieu de l’expliquer à fond. Qu’il nous suffise de dire que ce qu’ils avaient de commun, c’était d’être également tous deux novices, d’avoir des talents remarquables et de fréquenter le même escalier. La différence entre eux portait sur ceci : Sheffield avait longtemps vécu avec des gens plus âgés que lui. Il avait lu beaucoup, mais sans méthode ; opinions et faits, spécialement par rapport aux controverses du jour, il avait tout recueilli, sans prendre toutefois aucune chose fort à cœur. Vif, clairvoyant, jamais embarrassé, et quelque peu suffisant, tel était Sheffield. Charles, au contraire, n’avait jusqu’alors qu’une connaissance imparfaite des principes ou de leurs rapports ; mais il avait une compréhension plus profonde et traduisait davantage dans la pratique ce qu’il avait une fois acquis ; il était aimable, affectueux, et cédait facilement aux autres, excepté quand la voix du devoir se faisait clairement entendre. Ajoutons encore, que dans la paroisse de son père il avait eu l’occasion de voir différentes communions religieuses, et d’acquérir par là une connaissance générale, mais non formulée en système, de leurs doctrines. La suite de notre récit fera mieux connaître nos deux étudiants.

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