Perte et gain : $b histoire d'un converti
CHAPITRE III.
Une conversion.
Sheffield avait quelques amis à Chalton, village voisin, chez un scholar de Saint-Michel, qui y possédait une petite cure et un presbytère. L’un d’entre eux était également connu de Charles ; c’était notre ami White, qui préparait son examen, et qui, durant les six derniers mois, s’était efforcé de regagner le temps qu’il avait gaspillé pendant ses premières années à Oxford. Charles, depuis leur première rencontre, l’avait perdu de vue, ou à peu près, et à cette époque de leur vie, un temps si considérable ne pouvait s’écouler sans modifier leurs caractères en bien ou en mal, peut-être aussi des deux manières à la fois. Carlton et Charles, qui étaient souvent restés seuls à cause des courses fréquentes de Sheffield à Chalton, rentraient un soir de leur promenade, lorsqu’ils trouvèrent sur leur chemin White, qui revenait d’Oxford, où il avait été faire une visite à M. Bolton. A peine avaient-ils fait quelques pas qu’ils furent rejoints par Sheffield et le ministre de Chalton, M. Barry ; et la société se trouva alors composée de cinq personnes.
« Ainsi vous allez perdre Upton ? disait Barry à Reding ; c’est un excellent tuteur ; vous aurez de la peine à vous en passer. Qui le remplace ? — Nous l’ignorons, répondit Charles ; le Principal fera, probablement, venir de l’intérieur du pays un des jeunes fellows. — Oh ! mais vous ne retrouverez pas un homme comme Upton, dit Carlton ; il connaissait si parfaitement sa matière ! Son cours sur Agricola, de l’avis de vos messieurs, aurait pu être publié. C’était un commentaire magistral, minutieux et vif sur le texte, qu’il envisageait sous tous les rapports. — Oui, c’était là qu’il brillait, reprit Charles ; cependant il ne surchargeait pas ses cours, et il ne disait rien qui ne fût utile et nécessaire. — Il a obtenu un gros bénéfice, dit Barry, et de plus un presbytère parfaitement approprié et tout neuf, qui n’est qu’à une heure de Londres par le chemin de fer. — Et 500 livres sterling, ajouta White ; c’est ce que m’a dit M. Bolton, qui a été voir la cure. C’est dans le voisinage de ma future résidence ; le pays est fort beau, et il y a plusieurs bonnes maisons aux alentours. — On dit qu’il va épouser la fille du doyen de Selsey, reprit Barry ; Miss Juliette, la treizième, une fort jolie personne. Connaissez-vous la famille ? — Oui, répondit White, je les connais tous ; c’est une famille charmante ; madame Bland est une délicieuse femme, pleine de distinction. C’est une bonne fortune pour moi d’être sous la juridiction du doyen. Je pense que nous nous entendrons. — C’est un homme instruit, ajouta Barry ; ses discours sont toujours bien écrits. En son temps, il avait un nom connu à Cambridge. — Mais dites donc, White, s’écria Sheffield, est-ce qu’il n’a pas écrit dernièrement contre vos amis d’Oxford ? — Mes amis ! répondit White, qui voulez-vous dire ? Il a écrit contre les partis et les chefs de parti ; et c’est avec raison, je pense. Oh ! oui, il faisait allusion au pauvre Willis et à certains autres. — Il y avait plus que cela, reprit Sheffield ; il s’est élevé contre certains discours et certaines pratiques qui ont eu lieu à Sainte-Marie. — Eh bien, quant à moi, franchement, je ne saurais approuver tout ce qu’on prêche du haut de cette chaire, dit White. Je sais, comme un fait positif, que Willis se plaît à rapporter à ce qu’il a entendu dans cette chapelle ses penchants au Papisme. — Je voudrais que prédicateurs et auditeurs, reprit Barry, s’en allassent tous ensemble une bonne fois ; alors, nous aurions enfin le calme nécessaire pour nous livrer aux véritables études de l’Université. — Prenez garde à vos paroles, Barry, dit Sheffield ; vous exceptez sans doute les personnes présentes ? Vous, White, vous êtes bien, je pense, dans la catégorie des auditeurs ? — Moi ! s’écria White ; pas du tout. Je suis allé jadis, comme la plupart des étudiants, à Sainte-Marie pour entendre le prédicateur ; mais je crois qu’il est souvent peu judicieux, qu’il frise même l’erreur. La tendance de ses discours, c’est de nous faire prendre en aversion notre propre Église. — Si ma mémoire ne me trompe, reprit Sheffield, il me semble qu’un de mes amis m’a soutenu contre notre Église des propositions dix fois aussi fortes qu’un prédicateur quelconque l’ait jamais fait dans Oxford. — Vous voulez parler de moi, répliqua White avec chaleur ; vous m’avez très-mal compris. J’ai toujours été fort dévoué à l’Église d’Angleterre. Vous ne m’avez jamais entendu dire la moindre chose qui ne s’alliât pas avec l’attachement le plus ardent pour elle. C’est vrai, je n’ai jamais nié les droits de l’Église romaine à être une branche de l’Église catholique, je ne le nierai jamais ; cela est tout à fait une autre question ; il y a bien des choses que nous pouvons emprunter avec beaucoup d’avantage aux Papistes ; mais j’ai toujours aimé et j’espère vénérer toujours ma propre mère, l’Église de mon baptême. »
La figure de Sheffield prit une singulière expression, et personne ne dit mot. White continua, tâchant de garder un air d’indifférence : « Il est remarquable que M. Bolton, qui, quoique laïque et non théologien, est un homme sensé, pratique et clairvoyant, n’a jamais aimé cette chaire ; il a toujours prophétisé qu’il n’en sortirait rien de bon. » Comme le silence continuait, White se mit à attaquer Sheffield. « Je vous défie, dit-il avec une affectation de gaieté, de prouver ce à quoi vous avez fait allusion ; c’est honteux ! Il est aisé de parler contre les autres, de les appeler des hommes peu judicieux, extravagants, et que sais-je ? Vous êtes la seule personne… — Bien, bien, très-bien, mon ami, répliqua Sheffield ; nous ne faisons que vous canoniser, et je représente l’avocat du diable. »
Charles désirait avoir quelques renseignements sur Willis ; il détourna donc le courant des idées de White, en lui demandant, après s’être approché de lui, s’il y avait quelque chose de vrai dans ce que Vincent lui avait raconté plusieurs semaines auparavant. White avait-il eu récemment des nouvelles de Willis ? White ne savait presque rien de positif sur ce jeune homme, et ne pouvait affirmer si ce bruit était vrai ou faux. Ce qu’il y avait de sûr, c’est que Willis était de retour du continent et qu’il vivait dans sa famille. Il ne s’était donc pas livré à l’Église de Rome, soit comme étudiant en théologie, soit comme novice ; mais White ne pouvait en dire davantage. Autre chose cependant : il avait appris, et le fond d’une lettre qu’il avait reçue de Willis lui-même corroborait ce rapport ; il avait appris qu’il était très-prononcé sur ce point, que l’Église de Rome et l’Anglicanisme forment deux religions différentes ; que ces deux religions, nous ne pouvons les amalgamer ensemble ; qu’il nous faut être ou Romains ou Anglicans, mais que nous ne pouvons être ni Anglo-Romains, ni Anglo-Catholiques. « Voilà ce qu’un ami m’a rapporté, continua White. Quant à la lettre que Willis m’a écrite, je ne puis comprendre tout à fait sa pensée ; mais il y parle longuement de la nécessité de la foi pour devenir catholique. Il dit que personne ne devrait passer à l’Église de Rome pour ce seul motif, qu’il croit l’aimer davantage ; que lui, Willis, a vu par expérience que nul ne peut vivre rien que de sentiment ; que tout le système du culte dans l’Église romaine est différent du nôtre ; bien plus, que la véritable idée du culte, l’idée de la prière, que la doctrine de l’intention elle-même, considérée dans toutes ses parties, constitue une nouvelle religion. Il ne parle pas de lui-même d’une manière positive ; mais il dit, en général, que tout cela pourrait être cause d’un grand découragement pour un converti et le faire revenir sur ses pas. En somme, le ton de sa lettre est celui d’un homme désappointé, et qu’on pourrait ramener aisément : au moins telle a été mon impression. — J’admets bien qu’il est plus triste ; mais il est aussi plus sage, reprit Charles ; j’ignorais qu’il eût en lui cette qualité. Il y a dans tout cela plus de bon sens qu’une personne aussi excitable qu’il me paraissait être ne peut ordinairement en montrer ; mais en même temps, il n’y a rien qui prouve de sa part le regret de s’être converti. — Je vous l’ai accordé, répondit White ; toutefois l’effet de sa lettre est d’empêcher d’autres de le suivre, en mettant des obstacles dans leur chemin ; et d’ailleurs, il nous faut rattacher tout ceci au fait de son retour dans sa famille. » Charles réfléchit un instant. « Le témoignage de Vincent, reprit-il, est la confirmation ou la simple exagération de ce que vous venez de dire ; cela dépend de la source où il a puisé ses renseignements. » Il se dit ensuite à lui-même : « White, également, a plus de sagesse que je n’aurais cru ; il a parlé de Willis avec beaucoup de bon sens. Que lui est-il arrivé ? »
Nos voyageurs parvinrent bientôt à un endroit où la route formait deux sentiers, et tandis que les deux habitants de Chalton prenaient à droite, Carlton et ses élèves tournèrent à gauche. Un peu plus loin, le tuteur se sépara de Charles et de Sheffield, et les deux amis atteignirent leur cottage juste à temps pour voit le coucher du soleil.