Perte et gain : $b histoire d'un converti
CHAPITRE XX.
Un beau mouvement d’enthousiasme inattendu et communicatif.
La conversation se ralentit. Bateman était encore affairé avec sa mémoire, et il devenait, aussi, impatient. Le temps s’écoulait, et aucun coup n’avait été frappé. Willis, de son côté, commençait à bâiller, et Charles paraissait désireux d’en finir. « Ces Papistes, se disait Bateman à part lui, établissent leurs propositions d’une manière fort plausible, mais de très-mauvaise foi certainement ; on doit être à la hauteur de leurs ruses. J’ose le dire, si la vérité était connue, on saurait que Willis a pris des leçons ; il paraît si grave ; je suis convaincu qu’il tient en réserve bien des choses, et qu’il se joue de mon ignorance. Qui sait ? Peut-être est-ce un jésuite déguisé… » Cette pensée était terrible, et elle arrêta pendant quelques secondes le cours de ses réflexions. « Si je pouvais savoir ce qu’il pense réellement ! Il est si difficile de les déchiffrer ! Ils ne disent rien de ce qui se passe chez eux, et ils sont sous l’obéissance. On ne sait quand il faut les croire. Je soupçonne qu’il a été cruellement désappointé par le Romanisme ; il est si maigre… Mais naturellement il ne l’avouera pas. Un tel aveu blesse l’amour-propre, et il veut être conséquent. Il ne veut pas qu’on se moque de lui, il tire donc le meilleur parti des choses. Je voudrais savoir comment il faut le traiter. J’ai eu tort d’inviter Reding ; évidemment Willis ne peut être expansif devant un tiers. Il ressemble au renard qui a perdu sa queue. J’ai manqué de tact en cela, je le vois maintenant. Chose très-importante que d’avoir du tact ! Ceci en demande beaucoup. J’avais tant de choses à lui dire sur les indulgences, et sur la rareté des communions ! Je pense que je dois lui parler de la messe. » Ainsi se tourmentait notre hôte intérieurement, tout en faisant le thé. Il tenta enfin son dernier assaut.
« Eh bien, Willis, dit-il, nous vous ramènerons parmi nous à la Noël prochaine. Je ne puis vous accorder un plus long terme ; je suis certain de mon fait ; cela demande du temps, cela ira avec lenteur, mais c’est sûr. Quelle joie alors ! je ne sais pas ce qui vous arrête. Vous ne faites rien à cette heure ; vous êtes relégué dans un coin ; vous dissipez votre existence. Qu’est-ce qui vous retient ? » Willis, prenant un air étrange, répondit simplement : « Ce qui me retient ? La grâce. » Bateman fut ébahi de cette réponse, mais il se remit bientôt : « Me préserve le ciel, reprit-il, de traiter ces choses à la légère, ou de m’occuper de vous indûment ! Je sais, mon cher ami, que vous êtes un jeune homme sérieux ; mais, dites-moi, je vous prie, avec quelles raisons vous justifiez la messe telle qu’on la célèbre sur le continent. Comment peut-on l’appeler un « culte raisonnable », alors que tous les prêtres conspirent pour la marmotter au galop, comme s’il ne leur importait absolument pas qu’on y assistât, ou qu’on en comprît le sens ? Parlez, mon brave, parlez, ajouta-t-il en le frappant doucement sur l’épaule. — Ce sont des questions difficiles, répondit Willis ; dois-je m’expliquer ? Des questions très-difficiles, répéta-t-il d’un ton plus animé et s’échauffant à mesure qu’il parlait ; je veux dire qu’on les considère très-diversement. Il est difficile de faire passer dans l’esprit d’une personne l’idée d’une autre. L’idée du culte, dans l’Église Catholique, est différente de celle que vous en avez dans votre Église ; car, en vérité, les religions sont différentes. Ne vous y trompez pas, mon cher Bateman, continua-t-il avec douceur, notre religion n’est pas la vôtre un peu plus ou un peu trop développée, comme il vous plaît de le dire. Non, elles diffèrent dans l’espèce et non pas dans la valeur. La religion Romaine est une religion, l’Anglo-Catholicisme en est une autre. Et quand le temps viendra (et il viendra) pour vous, étranger comme vous êtes aujourd’hui, de vous soumettre au joug aimable du Christ, alors, mon cher ami, ce sera la foi qui vous rendra capable de supporter les manières et les usages des Catholiques, lesquels sans cela pourraient vous surprendre. Autrement, vos habitudes dès longtemps contractées, les rapports de certains actes extérieurs avec les vrais actes intérieurs de dévotion pourraient vous embarrasser, lorsque vous auriez à vous conformer à d’autres habitudes et à vous créer d’autres associations d’idées. Mais cette foi dont je parle, le grand bienfait de Dieu, vous rendra capable alors de vous surmonter vous-même, de soumettre votre jugement, votre volonté, votre raison, vos affections, vos goûts et vos penchants aux règles et aux usages de l’Église. Ah ! pourquoi faut-il que la foi soit nécessaire en une telle matière, et que ce qui est si naturel et si évident quand on est catholique ait besoin d’une explication ! Quant à moi, je vous le déclare », et il joignit ses mains sur ses genoux, et, le regard fixe, comme s’il se fût parlé à lui-même, il dit : « Quant à moi, rien ne me paraît si consolant, si touchant, si saisissant, si capable de subjuguer l’âme entière que la messe telle qu’on la célèbre parmi nous. Je pourrais y assister toute une longue vie, sans éprouver jamais de fatigue. La messe, elle n’est pas une simple forme de paroles ; c’est une grande action, la plus grande action qui puisse être accomplie sur la terre. C’est, non une pure invocation, mais, si j’ose employer le mot, l’évocation même de l’Éternel. Il descend sur l’autel en chair et en sang, Celui devant qui les anges s’inclinent et les démons tremblent. C’est ce majestueux événement qui est la fin et l’explication de toutes les parties de la solennité. Des paroles sont nécessaires, non comme fin, mais comme moyen ; ce ne sont pas de simples supplications au trône de la grâce, ce sont les instruments de ce qui est beaucoup plus haut, de la consécration, du sacrifice. Comme si elles étaient impatientes d’accomplir leur mission, elles se hâtent. Elles se suivent rapidement ; car toutes sont des parties d’une action intégrale. Rapidement elles vont ; car elles sont les paroles terribles du sacrifice, elles sont une œuvre trop grande pour s’y appesantir ; selon ce qui fut dit au commencement : « Ce que vous faites, faites-le rapidement. » Rapidement elles passent ; car le Seigneur Jésus va avec elles, comme il passa sur le lac aux jours de sa vie terrestre, appelant vite d’abord l’un, puis l’autre. Rapidement elles passent, parce que tel l’éclair brille d’un bout à l’autre du ciel, telle est la venue du Fils de l’Homme. Rapidement elles passent ; car elles sont comme les paroles de Moïse, lorsque le Seigneur descendit dans la nue, appelant le nom du Seigneur quand il passait : « Le Seigneur, le Seigneur Dieu, miséricordieux et aimable, patient et riche en bonté et en vérité. » Et comme Moïse sur la montagne, nous aussi « nous nous hâtons, nous inclinons nos têtes, et nous adorons ». Et de même encore, tous rangés autour de l’autel, chacun à sa place, nous tenons nos yeux fixés sur le grand avénement, « attendant l’agitation de l’eau » ; chacun à sa place, avec son cœur, ses besoins, ses pensées, son intention, ses prières ; chacun à sa place, attentif à l’action qui s’opère, attentif à ses progrès, s’unissant à sa consommation. C’est ainsi que, du commencement à la fin, suivant sans peine et d’un cœur plein d’espoir des prières magnifiques et suaves, nous formons comme un concert de divers instruments qui concourent à une douce harmonie, dont le prêtre de Dieu est l’âme et le soutien. Là se trouvent des petits enfants et des vieillards ; des laboureurs au cœur simple et des lévites du sanctuaire ; des prêtres qui se préparent pour cet auguste sacrifice, et d’autres faisant leurs actions de grâces ; là sont des vierges pures et des hommes pénitents. Mais de toutes ces âmes s’élève une seule hymne eucharistique, dont la grande action est la mesure et l’essor. Et vous me demandez, mon cher Bateman, ajouta-t-il en se tournant vers lui, si un tel culte n’est pas de pure forme et déraisonnable ! Il est merveilleux, ce culte ! s’écria-t-il en se levant, prodigieusement merveilleux !!! Quand donc ce cher et bon peuple sera-t-il éclairé ? O Sapientia, fortiter suaviterque disponens omnia, o Adonaï, o Clavis David et Exspectatio gentium, veni ad salvandum nos, Domine Deus noster. »
Il n’y avait plus à se tromper sur Willis. Bateman était immobile, et presque effrayé de cet élan d’enthousiasme auquel il était loin de s’attendre. « Eh bien, mon ami, dit-il, ce n’est donc pas vrai, alors, ce qu’on nous a rapporté sur vos hésitations dans votre attachement à l’Église de Rome ? Je vous en prie, excusez-moi. Pour rien au monde, je ne vous aurais tourmenté, si j’avais connu la vérité. — La figure de Willis était encore animée, et il paraissait aussi jeune et aussi radieux qu’il l’était deux années auparavant. Il n’y avait rien de dur dans sa vivacité ; un sourire, de la joie presque, était sur son visage. On eût dit toutefois qu’il était honteux de son propre enthousiasme ; mais cela n’ôtait rien à la sincérité évidente de ses paroles. Il prit les deux mains de Bateman avant que celui-ci s’en aperçût, le souleva de son siége, et, approchant sa bouche de son oreille, il lui dit à voix basse : « Plût à Dieu que non-seulement vous, mais tous ceux qui m’entendent en ce jour fussiez tout à fait tels que je suis, à la réserve de ces chaînes ! » Puis rappelant à son hôte que leur controverse s’était prolongée fort tard, et lui souhaitant une bonne nuit, il sortit avec Charles.
Quand la porte fut fermée, Bateman resta quelques minutes le dos tourné vers le feu, et il se laissa aller au cours de ses pensées. « En vérité, s’écria-t-il, Willis est tout à fait un homme ; il m’a presque touché moi-même. Quels moyens ont ces gens-là en leur pouvoir ! Je l’avoue, son contact a fait battre mon cœur : que l’enthousiasme est contagieux ! Tout autre que moi aurait été ébranlé. C’est vraiment un excellent garçon ; quel dommage que nous ne l’ayons pas gagné ! c’est précisément l’homme qu’il nous faudrait. Il aurait fait un Anglican admirable ; il aurait converti la moitié des dissidents de ce pays. Eh bien, nous les aurons un jour ; il ne faut pas perdre patience. Mais cette idée de parler de me convertir ! « complétement », selon sa parole ! A propos, que voulait-il dire par ces mots « à la réserve de ces chaînes » ? Il s’assit, réfléchissant sur cette difficulté. D’abord il fut porté à croire qu’après tout son ami pourrait bien avoir quelque crainte sur sa position ; puis il pensa que peut-être il avait un cilice ou une chaînette sur le corps. Il finit par conclure que Willis n’avait voulu rien dire du tout, et qu’il n’avait fait que terminer la citation du texte[69].
[69] Act. des Ap. XXVI, 29.
Après avoir passé quelque temps dans cet état, il jeta les yeux sur la théière, se versa une dernière tasse de thé et mangea un morceau de rôtie. Il retira ensuite le charbon du feu, éteignit une des bougies, et, s’emparant de l’autre, il quitta le salon et se précipita, comme un vélocipède, au haut du rude escalier tournant qui conduisait à sa chambre.
Cependant Willis et Charles s’avançaient vers leurs demeures respectives. Pendant quelque temps ils parcoururent en silence le même sentier. Charles avait été beaucoup plus ému que Bateman, ou, pour mieux dire, il avait été touché de l’enthousiasme de son ami. Il avait toutefois gardé en lui ses impressions, éprouvant de la difficulté à exprimer ses sentiments, et craignant d’être emporté hors des bornes. Quand ils furent sur le point de se séparer, Willis lui dit avec douceur : « Vous irez bientôt à Oxford, mon très-cher Reding ; oh ! si vous étiez un des nôtres ! Vous avez cela en vous. J’ai souvent pensé à vous pendant la messe. Notre vénéré pasteur a célébré l’auguste sacrifice à votre intention. Oh ! mon cher ami, ne rejetez pas la grâce ; écoutez sa voix. Vous avez reçu des bienfaits que d’autres n’ont pas eus. Ce qui vous manque, c’est la foi. Je pense que vous avez assez de preuves pour être converti. Mais la foi est un don ; priez pour obtenir ce grand bienfait, sans lequel vous ne pouvez vous unir à l’Église, sans lequel… » Et il s’arrêta, « vous ne pouvez marcher droit quand vous appartiendrez à notre communion. Et maintenant, adieu ; hélas ! nos sentiers se divisent. Tout est facile à celui qui croit : que Dieu vous accorde ce don de la foi, comme il me l’a accordé à moi-même ! Adieu encore ; qui sait quand et où je vous reverrai ! Fasse le Seigneur que cela soit dans le sein de la Jérusalem véritable, de la reine des élus, de la sainte Église Romaine, de notre mère à tous ! » Il attira Charles vers lui, l’embrassa, et il était déjà loin avant que celui-ci eût pu trouver une parole.
Charles pourtant n’aurait point parlé, quand même il l’aurait pu, tant son émotion était forte ! Il s’éloigna d’un pas rapide, abattant avec sa canne les ronces et les petites branches que le pâle crépuscule lui montrait dans son chemin. On eût dit que le baiser de son ami avait fait couler dans son âme l’enthousiasme de ses paroles. Il se sentait possédé, sans savoir comment, par un pouvoir supérieur et surnaturel qui semblait le rendre capable de transporter les montagnes et de marcher à travers l’Océan. Avec l’hiver autour de lui, il éprouvait dans tout son être comme un parfum de printemps, alors que tout est nouveau et radieux. Il voyait qu’il avait trouvé ce qu’il n’avait vraiment jamais cherché, parce qu’il n’en avait pas même soupçonné l’existence, l’objet toutefois dont il avait toujours éprouvé le besoin : une âme sympathique à la sienne. Il sentait qu’il n’était plus seul en ce monde, quoiqu’il perdît cette âme vraiment sœur de son âme au moment même qu’il l’avait trouvée. « Est-ce là, se demanda-t-il, la communion des Saints ? Hélas ! comment cela se pourrait-il, étant, moi, dans une communion et Willis dans une autre ? O puissante Mère ! » Ces mots s’échappèrent de ses lèvres, et il précipita davantage sa marche, escaladant les montées rudes et courant dans les vallées qui le séparaient encore de Boughton. « O puissante Mère ! » répéta-t-il sans trop avoir conscience de ses paroles. « O puissante Mère ! je viens, ô puissante Mère ! je viens ; mais je suis loin de la demeure. Épargnez-moi un peu ; je viens aussi vite que je puis, mais mon pied est lourd ; je ne suis pas comme d’autres, ô puissante Mère ! » Cependant il avait marché deux milles dans cet état d’excitation physique et mentale, et naturellement il se sentit très-fatigué. Il ralentit son pas, et peu à peu il revint à lui ; mais il continua, comme machinalement, à répéter : « O puissante Mère ! » « Mais, quoi donc ! s’écria-t-il soudain, où ai-je appris ces paroles ? Willis ne les a pas employées. En vérité, je dois être en garde contre ces voies étranges : Tout homme peut être enthousiaste ; l’enthousiasme n’est pas la vérité… O puissante Mère ! Hélas ! je sais où est mon cœur ! mais il faut marcher par la raison. O puissante Mère ! »