Perte et gain : $b histoire d'un converti
DEUXIÈME PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
Les partis politiques.
A quatre milles environ d’Oxford, sur le penchant d’un coteau long et escarpé, se trouve un village fortement boisé qui donne sur les forêts du Berkshire, et d’où l’œil peut jouir d’une belle vue de la ville aux nombreuses tours[57]. Sur le large sommet de ce coteau s’étendait autrefois un bois de châtaigniers ; aujourd’hui, il est couvert de racines d’arbres, de genêts et d’un doux gazon. En dessous se voit du sable rouge qui contraste avec la verdure et en fait ressortir davantage l’éclat. La pluie n’y séjourne pas longtemps, de sorte que la promenade y est toujours possible. On y respire également un air frais et salutaire, bien différent de l’atmosphère lourde de l’Université, qui se trouve plus bas. Le genêt était encore en fleur, à la fin du mois de juin, lorsque Reding et Sheffield fixèrent leur séjour à l’extrémité de ce village, dans une petite chaumière, si bien cachée par les arbres et tellement environnée de prairies, qu’il eût été difficile à un étranger de la découvrir. C’est dans ce lieu qu’ils voulaient passer leurs dernières vacances, avant de se présenter pour leur examen.
[57] Oxford.
Dix-huit mois s’étaient écoulés depuis la grande infortune de Charles, et le temps n’avait pas été inutilement employé par nos deux amis. Ils avaient étudié avec beaucoup de persévérance. Sheffield avait même obtenu le prix de poésie latine. Charles, de son côté, avait fait taire ses perplexités religieuses. Naturellement, il connaissait un plus grand nombre de personnes de tous les partis, il connaissait mieux leurs principes et leurs caractères ; mais il ne s’appesantissait sur rien ; il n’essayait pas de déterminer la valeur ou les difficultés de telle ou telle question. Il prenait les choses comme elles venaient, et, tout en s’appliquant à ses études, il profitait avec reconnaissance des priviléges religieux que lui offrait le système du collége. Une année environ lui restait avant son examen, et comme sa mère et ses sœurs n’avaient pas encore arrangé leurs plans, allant d’un ami chez l’autre, il avait accédé à une proposition que lui avait faite Sheffield de prendre un tuteur pendant les vacances et de chercher un site pour étudier dans le voisinage d’Oxford. Ils avaient tous les deux beaucoup de motifs d’espérer les plus grands honneurs que décerne l’Université : c’étaient des jeunes gens pleins de savoir et d’intelligence ; ils avaient étudié avec suite, et avaient eu l’avantage d’assister à des cours excellents.
Le flanc de la colline forme une large et longue excavation ou amphithéâtre sur un des côtés du village d’Horsley. Les deux points extrêmes peuvent se trouver à un demi-mille en ligne directe ; mais la distance est plus grande quand on suit le sentier qui serpente sur la crête, à travers le gazon et la bruyère. Leur tuteur n’avait pu trouver un logement dans le village, et tandis que les deux jeunes gens demeuraient à une extrémité de l’endroit que nous avons décrit, M. Carlton, à peine leur aîné de trois ans, s’était établi dans une ferme à l’extrémité opposée. La ferme, d’ailleurs, lui convenait davantage ; elle le rapprochait d’un hameau qu’il avait à desservir pendant les vacances.
Une après-midi, nos deux étudiants étaient couchés sur l’herbe, attendant l’heure du dîner et considérant leur ami qui venait à leur rencontre : un petit volume classique était dans leurs mains. « Je ne crois pas, disait Reding à Sheffield, que vous avez pour Carlton la même estime que moi. Je le trouve si attrayant, d’un caractère si uniforme, si aimable, si bienveillant ! Je ne connais personne qui plus que lui ait le talent de rapprocher les cœurs, de leur inspirer de la confiance et d’éveiller en eux des sentiments d’amitié réciproque. — Vous vous trompez, répondit Sheffield, si vous croyez que je ne l’estime pas et que je ne l’aime point ; il est impossible de ne pas l’aimer. Mais ce n’est pas l’homme qui pourrait avoir de l’influence sur moi. — Il est trop anglican pour vous, reprit Charles. — Pas du tout, si ce n’est d’une façon indirecte. Le reproche que je lui fais, c’est que tout en ayant beaucoup de pensées remarquables, beaucoup de pensées profondes en détail, il soit complétement incapable de saisir les liens qui les unissent entre elles et d’en tirer des conséquences. Il ne voit jamais une vérité à moins qu’il ne la touche du doigt. Il est toujours à chercher, à tâtonner, et, comme au jeu de cache-cache, il brûle constamment sans rien découvrir. Au reste, je sais qu’il y a des milliers de personnes qui ne voient pas un pouce au delà de leur nez, et qui digèrent parfaitement des contradictions. Mais Carlton est vraiment un homme d’intelligence ; ce n’est pas un penseur ordinaire, et c’est ce qui m’agace. Je sais que j’écris d’une manière obscure et que souvent je ne dispose pas dans un ordre convenable la suite de mes idées ; mais si je fais un travail pour lui, on peut être sûr qu’il laissera de côté la pensée ou le trait que je prise le plus, sur lequel repose toute l’argumentation, qui lie toutes les parties ensemble, et puis, il viendra me dire froidement : C’est extravagant, ou c’est cherché ; ne voyant pas qu’en effaçant ce trait il fait une absurdité du reste. C’est un homme à enlever à un arceau sa clef de voûte, et à bâtir ensuite tranquillement sa maison dessus. — Ah ! vous voilà revenu encore à votre ancienne faiblesse : un désir immodéré de vues positives. Pour moi, ce que j’aime dans Carlton, c’est son calme ; disant toujours assez, jamais trop ; jamais ne vous importunant, ne vous surchargeant jamais de questions ; toujours pratique, jamais dans les nuages. Gardez-moi d’un homme à vues, je ne saurais vivre une semaine avec lui (j’excepte toujours les personnes présentes). — Si vous considérez avec quelle ardeur j’ai étudié, et combien peu j’ai parlé cette année-ci, votre reproche est sévère, Charles. N’ai-je pas été l’un des seize élèves du vieux Thruston, les vacances passées ? Le brave homme ! Tout en nous attelant aux Moralistes et à Agamemnon, il nous donnait de gros dîners et fumait son cigare avec nous. Il sait ses livres par cœur, peut répéter ses pièces au rebours, et connaît à un gramme près ce que pèse Aristote ; mais quant à la synthèse, aux idées, à la poésie, oh ! c’était désolant ; on n’y sentait que ténèbres. — Et sur quatre mois, repartit Charles, vous y êtes resté six semaines, Sheffield. »
Carlton venait de les rejoindre, et après les salutations réciproques il s’assit avec eux sur l’herbe. « Reding et moi, dit Sheffield, nous débattions si Nicias était un homme de parti. — Naturellement, reprit Carlton, vous avez d’abord défini vos termes. — Eh bien, répondit Sheffield, j’entends par un homme de parti celui qui non-seulement appartient à un parti, mais qui en a l’animus. Nicias ne créa pas un parti, il le trouva formé ; il se trouva à la tête de ce parti. Nicias n’était pas plus homme de parti qu’un prince qui est né souverain de ses États. — Je partage votre idée, reprit Carlton ; toutefois, je voudrais savoir ce que c’est qu’un parti, et ce que c’est qu’un homme de parti. — Un parti, répondit Sheffield, est simplement un corps extra-constitutionnel ou extra-légal. — L’action d’un parti, ajouta Charles, est l’exercice d’une influence à la place de la loi. — Mais, Reding, en supposant qu’il n’y ait pas de loi existante là où l’influence s’exerce ? demanda Carlton. » Charles avait à s’expliquer : « Certainement, dit-il, l’État n’a pas fait de lois pour tous les cas possibles. — Par exemple, continua Carlton, un premier ministre, ainsi l’ai-je compris, n’est pas reconnu dans la constitution ; il exerce son influence en dehors de la loi, mais non pas, conséquemment, contre aucune loi existante ; et il serait absurde de parler de lui comme d’un homme de parti. — Les partis parlementaires sont également reconnus chez nous, quoique extra-constitutionnels, dit Sheffield. Nous les appelons des partis ; mais qui voudrait appeler le duc de Devonshire ou lord John Russell un homme de parti, dans le mauvais sens du mot ? — Il me semble, reprit Carlton, que la formation d’un parti est simplement le retour au mode primitif de la formation de la société. Rappelez-vous Déjocès ; il forma un parti ; il obtint de l’influence ; et il jeta les fondements de l’ordre social. — La loi commence certainement par une influence, dit Reding ; car elle présuppose un législateur ; puis elle se substitue à cette influence. A partir de ce moment, l’exercice de l’influence est un signe de parti. — Vous parlez d’une manière trop large, comme vous venez de le reconnaître vous-même, reprit Carlton, vous devriez dire que la loi commence par se substituer à l’influence et que, à proportion qu’elle s’y substitue, l’exercice de l’influence implique l’action d’un parti. Par exemple, la couronne n’a-t-elle pas une influence personnelle immense ? Nous parlons du parti de la cour ; cependant ce parti n’entre pas en conflit avec la loi, il est établi pour concilier le peuple à celle-ci. — Mais il est reconnu par la loi et par la constitution, comme le fut la dictature, fit observer Charles. — Eh bien, prenez l’influence du clergé, reprit Carlton ; nous faisons grand cas de cette influence comme principe supplémentaire à la loi et comme lui prêtant un appui ; pourtant ce principe n’a pas été créé ni défini par la loi. La loi ne reconnaît pas, dans chaque paroisse, le personnage qu’un écrivain appelle, avec justesse, un « gentleman résident ». L’influence, dès lors, à la place de la loi, n’est pas nécessairement l’action d’un parti. — De même, dit Sheffield, le caractère national est une influence distincte de la loi, selon cet aphorisme : Quid leges sine moribus ? — La loi, reprit Carlton, ne se forme et ne s’étend que graduellement. Or, donc, tant qu’il n’y a pas de loi, il y a le règne de l’influence ; il y a un parti sans qu’il y ait nécessairement ce qu’on appelle l’action d’un parti. Ceci est la justification des whigs et des tories, au temps présent. Ils suppléent, comme le dit Aristote traitant d’une autre matière, au défaut de la loi. — Charles Ier exerça une influence royale, Walpole une influence ministérielle ; mais l’influence, et non la loi, était le principe d’action dans les deux circonstances. L’objet et les moyens pouvaient être mauvais, mais la marche elle-même ne pouvait être appelée l’action d’un parti. — Vous voudriez donc justifier, répliqua Charles, les associations et les sociétés qui existaient, par exemple, à Athènes, non pas dans le cas où « elles se faisaient justice à elles-mêmes », comme on dit, mais dans celui où il n’y avait pas d’autorité établie pour faire justice. C’était un retour au précédent de Déjocès. — Manzoni, dit Sheffield, nous fournit un exemple frappant de la chose, au commencement de ses Promessi sposi, lorsqu’il fait voir qu’au XVIe siècle la protection due au faible par la loi ne se trouvait presque exclusivement que dans les factions et les compagnies. Je ne puis me rappeler les faits en particulier, mais il montre le clergé occupé à étendre ses immunités, la noblesse ses priviléges, l’armée ses exemptions, les commerçants et les artisans leurs corporations. Les juristes eux-mêmes ainsi que les médecins formaient un corps à part. »
« Ainsi, reprit Carlton, les constitutions ont été moulées et perfectionnées graduellement par des corps extra-constitutionnels, soit qu’ils se réunissent sous la protection de la loi, soit qu’ils fussent remplacés par une disposition sage de la loi relative au but qu’ils se proposaient. Au moyen âge, l’Église était un immense corps extra-constitutionnel. Les rois germains et anglo-normands voulurent soumettre son action à la loi ; les parlements modernes l’ont remplacée par celle-ci. A cette époque, l’État revendiquait le droit des investitures ; aujourd’hui, l’État marie, enregistre, régit les pauvres, exerce la juridiction ecclésiastique à la place de l’Église. — Cette manière de voir fait de la Réforme ou de la Révolution un véritable ostracisme, dit Sheffield ; il y a une lutte d’influence contre influence, et l’un des combattants finit tôt ou tard par se débarrasser de l’autre. Ni la loi ni la Constitution ne sont mises en question, mais la volonté du peuple ou de la cour rejette soit l’individu trop privilégié, soit le monarque, soit la religion. Ce qui n’est pas sous la loi n’a rien à faire avec la loi, et n’a pas le droit d’invoquer son intervention. — Une pensée m’a frappé quelquefois, dit Charles, elle s’accorde avec ce que vous avez dit. Dans la seconde moitié du siècle dernier, il s’est formé graduellement dans l’État un parti populaire qui tend aujourd’hui à se faire reconnaître comme constitutionnel, ou qui déjà est ainsi reconnu. Mon père n’a jamais pu souffrir les journaux (je veux dire leur système) ; il soutenait que c’était un nouveau pouvoir dans l’État. Certes, je ne veux pas défendre ce qu’il condamnait : un tas de vilaines choses, des principes funestes, l’arrogance et la tyrannie des rédacteurs, mais je contrôle le sujet par l’application de votre théorie. La grande masse du peuple est imparfaitement représentée dans le Parlement ; la Chambre des Communes n’est pas sa voix, mais la voix de quelques grands intérêts. En conséquence, la Presse vient pour faire ce que la Constitution n’a pas fait, pour former le peuple en une vaste association de protection mutuelle. Et cela a lieu en vertu du même droit dont usa Déjocès pour réunir le peuple autour de lui, cette association ne vient pas empiéter sur le domaine de la loi, elle bâtit sur un terrain auquel la Constitution n’a pas pourvu. Elle tend, dès lors, à être ultérieurement reconnue par la Constitution.
— Il y a, reprit Carlton, un autre phénomène remarquable du même genre qui se développe en ce moment ; je veux dire, l’influence de l’agitation. Je ne suis pas assez homme politique pour en parler en bien ou en mal ; notre instinct naturel s’oppose à cette influence ; mais elle peut être nécessaire. Cependant l’agitation parvient chaque jour à se faire accepter comme l’instrument légitime par lequel les masses manifestent leurs désirs et en assurent l’accomplissement. De même qu’un bill passe au Parlement, après des lectures, des discussions, des discours, des votes et autres choses semblables ; de même la marche par laquelle un acte de la volonté populaire devient loi est une longue agitation qui se traduit par des pétitions nombreuses, et qui, antérieure à l’action parlementaire, se développe avec elle. Le premier exemple de ce genre a eu lieu, il y a environ cinquante ou soixante ans, lorsque… Holà ! qui est-ce qui galope ainsi vers nous ? — Tiens, c’est le vieux Vincent, dit Sheffield. — Il vient juste à temps pour dîner, reprit Charles. — Comment allez-vous, Carlton ? s’écria Vincent : comment vous portez-vous, monsieur Sheffield ? Monsieur Reding, votre santé est-elle bonne ? Vous justifiez toujours votre nom[58], je suppose ; je vous ai connu, en tout temps, homme d’étude. Quant à moi, continua-t-il, je suis à cette heure un homme disposé à manger, et je viens pour dîner avec vous, si vous me le permettez. Avez-vous une place pour mon cheval ? » Il y avait tout auprès l’écurie d’une ferme. Charles y conduisit le cheval, et le cavalier, sans aucun retard, à cause de l’heure avancée, entra dans le cottage pour faire une courte toilette.
[58] Jeu de mots. Reding se prononce comme reading (liseur, studieux).