Perte et gain : $b histoire d'un converti
CHAPITRE VI.
Le rail-way.
Charles se coucha avec un violent mal de tête. A son réveil, il souffrait encore plus fort. Il ne lui restait plus rien à faire qu’à demander sa note et à partir pour Londres. Il ne put cependant quitter Oxford sans dire un dernier adieu à cette ville chérie. Il se leva vers sept heures, et tandis que les étudiants sortaient de leurs chambres et se rendaient à leurs chapelles respectives, il fit un tour à Magdalen Walk et à Christ Church Meadow. Quelque part qu’il allât, il ne pouvait rencontrer personne, ou, du moins, peu de monde. Les arbres de Water-Walk étaient diaprés des mille couleurs de la saison et formaient des berceaux sur sa tête, tout en l’abritant sur le côté. Il atteignit Addison’s Walk, promenade qu’il avait vue, la première fois, avec son père, à son arrivée à l’Université, six années auparavant, jour pour jour. Il continua sa course plus loin encore, jusqu’à ce qu’il arrivât en vue de la belle tour[73], qui enfin se dressa majestueusement au-dessus de sa tête. La matinée était froide, et une légère couche de gelée couvrait le sol : les feuilles voltigeaient çà et là ; tout était en harmonie avec ses sentiments. Étant rentré dans les bâtiments monastiques, il ne rencontra que des servants avec des baquets de cendres, et des vieilles femmes qui emportaient les restes de la cuisine. Il traversa le Meadow et se dirigea vers le confluent du Cherwell et de l’Ists ; puis il revint sur ses pas. Une pensée traverse son esprit ! Hélas ! c’est pour la dernière fois !!! Personne ne pouvait le voir ; il jeta ses bras autour des saules qu’il affectionnait tant et les baisa. Ayant ensuite arraché quelques-unes de leurs feuilles noires, il les mit dans sa poitrine. « Je suis comme Ondine, dit-il, qui tue avec un baiser. Nul ne s’intéresse à moi ; à peine une personne qui me connaisse[74]. » Il se rapprocha encore de Long Walk. Soudain, en jetant les yeux dans cette allée, il vit une toque et une toge ; il regarda avec anxiété : c’était Jennings, il n’y avait pas à s’y tromper, et le Vice-Principal se dirigeait vers lui. Charles avait toujours eu de l’estime pour Jennings, malgré sa sévérité, mais il n’aurait pas voulu le rencontrer pour tout au monde. Que faire ? Il se mit derrière un gros orme et le laissa passer, puis il s’éloigna d’un pas rapide. Quand il eut gagné un peu de terrain, il se hasarda à tourner la tête ; mais, par cette espèce de fatalité ou de sympathie qui est si commune en pareil cas, il vit en même temps Jennings qui se tournait aussi vers lui. Charles pressa sa marche et se retrouva bientôt à son hôtel.
[73] La tour du collége de la Madeleine.
[74] Pour comprendre cette scène, il faut avoir visité Oxford. Sans être anglais, on sent que l’atmosphère de cette ville, au parfum antique et religieux, est faite pour pénétrer l’âme d’une profonde impression magique qui ne saurait jamais plus s’effacer. « Il faut plaindre l’Anglais dont la jeunesse se passe loin d’un tel séjour. Il faudrait plaindre surtout celui qui, après y avoir vécu, se souviendrait, sans émotion, de ces voûtes, de ces cloîtres, de ces ombrages, de ces chants religieux. » (Comte de Montalembert, De l’avenir politique de l’Angleterre.) — Nous avons vu nous-même un converti, ex-fellow de l’un des plus beaux colléges de l’Université, laisser couler de grosses larmes sur son visage mâle, à la lecture de la scène que le lecteur a maintenant sous les yeux. Ces larmes en disaient plus que de longs livres et sur le charme irrésistible d’Oxford, et sur le sublime sacrifice de ces hommes généreux qui, pour répondre au cri de la conscience, n’ont pas craint de s’arracher à tout ce qu’ils admirèrent et aimèrent aux beaux jours de leur jeunesse.
Chose étonnante ! quoique Charles eût aussi bien réussi que Carlton, dans « le rude assaut de leurs intelligences », la veille au soir, néanmoins cet entretien avait produit un certain malaise dans son esprit. Le temps de l’action était venu ; l’argument était passé, comme il le disait lui-même ; et revenir à la discussion c’était seulement obscurcir la claire perception qu’il avait de la vérité. Il commença à se demander si réellement il avait assez de motifs clairs et puissants pour faire la démarche qu’il allait accomplir, et la pensée lui vint qu’il perdrait le monde d’ici-bas sans gagner le monde futur. Évidemment, Carlton le croyait dans un état de surexcitation ; et si c’était vrai ! Peut-être, après tout, ses convictions étaient-elles un rêve ; sur quoi reposaient-elles ? Il essaya, mais en vain, de se rappeler ses meilleures raisons. Qui sait ? ce qu’on appelle la vérité, est-ce quelque chose de réel ? Une chose n’est-elle pas aussi bonne qu’une autre ? Dans tous les cas, n’aurait-il pas pu bien servir Dieu dans la famille où il avait été placé par sa naissance ? Il se rappela quelques lignes des Éthiques d’Aristote, empruntées par le philosophe à un poëte ancien, dans lesquelles le pauvre Philoctète, abandonné, déplore le stupide empressement officieux, comme il l’appelle, qui a été la cause de ses infortunes. Charles se demandait s’il ne s’était pas trop occupé, lui aussi, de ce qui ne le regardait point. Ne pouvait-il pas laisser les choses comme elles étaient ? Des hommes meilleurs que lui avaient vécu et étaient morts dans le sein de l’Église d’Angleterre. Et puis d’ailleurs, si, comme Campbell le lui avait dit, ses prétendues convictions s’évanouissaient au moment qu’il s’unirait à l’Église Romaine, ainsi que déjà cela lui était arrivé à la mort de son père ? Il commença à porter envie à Sheffield. Tout avait bien tourné pour son ami : un brillant succès dans son examen, une place de fellow ; et cela simplement parce qu’il avait pris les choses comme elles se présentaient, et qu’il n’avait pas couru après des visions. Charles se sentit violemment tenté, mais il ne fut ni abandonné ni vaincu. Son bon sens, disons mieux, son bon ange vint à son secours. Évidemment il n’était pas en état d’argumenter ni de juger à cette heure. Des conclusions pesées pendant plusieurs années ne devaient pas être mises à néant par les pensées d’un instant de trouble. Faisant donc un effort sur lui-même pour rejeter toutes ces préoccupations, il ne songea plus qu’à son voyage.
Comment il arriva à Steventon, il aurait eu de la peine à le dire. Mais peu à peu il se remit, et il se trouva dans une voiture de première classe sur le chemin de fer du Great-Western, s’avançant rapidement vers Londres. Il regarda autour de lui pour reconnaître ses compagnons de voyage. Le compartiment de devant était plein de voyageurs qui paraissaient former une seule société, causant ensemble avec beaucoup de volubilité et d’entrain. Des trois siéges du compartiment où il se trouvait, un seul, en face de lui ; était occupé. En considérant l’étranger, il vit que c’était un homme grave, atteignant ou ayant passé l’âge mûr. Sa figure avait cette expression fatiguée ou plutôt tourmentée que même une légère souffrance physique, si elle est habituelle, donne à tous les traits, et ses yeux étaient pâles, probablement par suite de longues études. Charles crut qu’il avait déjà vu cette figure, mais il ne put se rappeler en quel lieu ni à quelle époque. Ce qui l’intéressa davantage, ce fut le costume de l’inconnu, dont il avait rarement vu le pareil dans ses voyages. Ce costume avait un cachet étranger. Cela, joint à un petit livre d’offices que le voyageur tenait dans ses mains, fit comprendre à notre jeune ami qu’il était en présence d’un ecclésiastique romain. Son cœur commença à battre, et il fut tenté de quitter son siége ; il se sentit malade et près de s’évanouir. Peu à peu, il devint plus calme, et il voyagea quelque temps en silence, désirant et craignant toutefois de prendre la parole. A la fin, dans un moment d’arrêt à une station, il adressa quelques mots en français à l’étranger. Celui-ci parut surpris, il sourit, et d’une voix hésitante et un peu mélancolique répondit qu’il était Anglais. Charles s’excusa assez gauchement, et il y eut un nouveau silence. Parfois leurs yeux se rencontraient, et puis ils les détournaient lentement l’un de l’autre, comme deux personnes qui tâchent de se reconnaître. Mais l’étranger crut qu’il avait interrompu trop brusquement la conversation, et après quelques paroles vagues pour la rouvrir : « Probablement, monsieur, dit-il, je vous reconnais mieux que vous ne pouvez me reconnaître moi-même. A votre air, vous êtes un étudiant d’Oxford. » Charles en convint. « Bachelier ? » Il était tout près de passer maître. Son compagnon de voyage, qui n’était pas en veine de causer, continua à lui adresser différentes questions de politesse sur l’Université : « Quels colléges nomment les censeurs cette année ? Les professeurs de l’établissement Taylor sont-ils choisis ? Sont-ce des membres de l’Église d’Angleterre ? Le nouvel évêque de Bury a-t-il conservé son rang de Principal ? etc., etc. » Après ces questions, la conversation roula sur des lieux communs qui n’aboutirent à rien. Charles avait tant de choses à demander ! Mille pensées s’agitaient en lui ; son esprit en était plein. Là, en sa présence, se trouvait un prêtre catholique prêt à pourvoir aux besoins de son âme, et cependant cette occasion allait probablement passer sans résultat aucun. Après une ou deux tentatives infructueuses, il abandonna la partie et se rejeta dans son coin. Son compagnon de voyage commença, aussi tranquillement qu’il le put, à dire son office. Le temps s’écoulait ; déjà plusieurs stations avaient été franchies, et le convoi s’approchait de Londres. Cependant, l’ecclésiastique avait terminé son bréviaire, et son livre avait disparu dans une de ses poches.
Un moment après, Charles demanda tout à coup : « Comment avez-vous supposé que je suis un étudiant d’Oxford ? — Non pas précisément par votre air ni par vos manières, mais je vous ai vu descendre de l’omnibus à Steventon, et avec ce renseignement il est impossible de s’y méprendre. — J’ai entendu d’autres personnes dire la même chose ; cependant, je ne puis m’expliquer à quoi un étudiant d’Oxford peut se reconnaître. — Pas seulement les étudiants d’Oxford, mais ceux de Cambridge même se laissent deviner à leurs manières. Soldats, légistes, bénéficiers, chaque classe porte des indications extérieures auxquelles on peut la reconnaître. — Je sais des personnes qui croient que l’écriture indique la profession et le caractère. — Je n’en doute pas. La démarche est une autre indication ; mais tout le monde ne peut pas comprendre un langage si caché. Cependant, c’est un langage aussi réel que des hiéroglyphes sur un obélisque. — C’est une pensée terrible, dit Charles en soupirant, que nous nous manifestions, pour ainsi dire, chaque fois que nous respirons. » L’étranger en convint. « L’être moral de l’homme, dit-il, est concentré dans chaque instant de sa vie ; cet être moral se trahit depuis le bout des doigts jusqu’à la pointe des pieds. Peu de chose suffit pour indiquer ce qu’est un homme. »
« Je pense que je parle à un prêtre catholique ? » reprit Charles. Ayant obtenu une réponse affirmative, il demanda, avec une sorte d’hésitation, si ce qu’ils avaient dit ne démontrait pas l’importance de la foi. « De prime abord, continua-t-il, on ne voit pas comment il est rationnel de soutenir qu’il est si important d’admettre telle ou telle doctrine, d’en avoir un peu plus ou un peu moins, à moins que ce ne soit comme critérium du cœur. » La physionomie de son compagnon s’éclaircit. Il fit observer pourtant, que la foi ne se mesure pas par « le plus ou le moins » ; que, ou nous croyons toute la parole révélée, ou réellement nous n’en croyons aucune partie ; que nous devons croire sur la parole de l’Église ce que l’Église nous propose. « Mais assurément, répliqua Charles, les soi-disant Évangéliques croient plus que les Unitaires, et les ecclésiastiques de la Haute Église plus que les Évangéliques. — La question, reprit son compagnon de voyage, est de savoir si l’on soumet sa raison, implicitement, à ce qu’on a reçu comme la parole de Dieu. » Charles en convint. « Voudriez-vous donc dire, continua le prêtre, que l’Unitaire croit réellement comme la parole de Dieu tout ce qu’il professe accepter, alors qu’il ne tient aucun compte de tant de choses qui se trouvent dans cette parole sacrée et qu’il les rejette ? — Certainement, non. — Et pourquoi ? — Parce qu’il est évident que, pour l’Unitaire, le dernier régulateur de la vérité est, non pas l’Écriture, mais, à son insu, quelque vue particulière de son esprit dont il fait la mesure du livre divin. — Dès lors il se croit lui-même, si l’expression est permise, dit le prêtre, et il ne croit pas la parole extérieure de Dieu. — Sans doute. — Eh bien, pareillement, continua-t-il, pensez-vous qu’une personne ait une foi réelle en ce qu’elle regarde comme la parole de Dieu, si elle néglige, sans essayer de les comprendre, des passages tels que ceux-ci : « L’Église, colonne et soutien de la vérité » ; « Celui à qui vous pardonnerez les péchés, ils lui seront pardonnés » ; « Si quelqu’un est malade, qu’il appelle les prêtres de l’Église, et qu’ils l’oignent d’huile » ? — Oui, repartit Charles ; mais dans le fait, nous ne professons pas d’avoir foi seulement au texte de l’Écriture. Vous savez, monsieur, ajouta-t-il en hésitant, que d’après la doctrine anglicane nous interprétons l’Écriture par l’Église. C’est pourquoi nous avons foi, comme les catholiques, non simplement dans l’Écriture, mais dans toute la parole confiée à l’Église, parole dont l’Écriture elle-même fait partie. » Son compagnon sourit. « Combien y en a-t-il qui professent cette doctrine ? demanda-t-il. Mais n’insistons pas sur cette question. Je comprends la pensée d’un catholique lorsqu’il dit qu’il se guide par la voix de l’Église. Cela signifie pratiquement, par la voix du premier prêtre qu’il rencontre. En matière de doctrine, il a foi à la parole de tout prêtre. Mais quelle est-elle ? où est-elle cette « parole » de l’Église, dans laquelle croient les personnes dont vous parlez ? Quand exercent-elles leur croyance ? Bien loin que tous les anglicans s’accordent ensemble sur la foi, n’est-ce pas un fait incontestable que ce que l’un affirme, l’autre le nie ? Ainsi, un anglican, alors même qu’il le voudrait, ne peut avoir foi dans ses ministres, et nécessairement, bon gré mal gré, il fait un choix parmi eux. Comment donc la foi a-t-elle place dans la religion d’un anglican ? — Eh bien, répondit Charles, je vous assure, monsieur, que j’ai vu beaucoup de personnes (et, si vous connaissiez l’Église d’Angleterre comme moi, il ne serait pas nécessaire de vous le dire) qui, d’après la science qu’elles possèdent des Évangiles, ont une conviction absolue et le sentiment intime de la réalité des faits sacrés qui y sont contenus. Appelez cette conviction la foi, ou donnez-lui un autre nom, il n’en est pas moins vrai qu’elle est assez puissante pour influencer toute leur vie, régler leur cœur et diriger leur conduite aussi bien que leur imagination. Je ne puis croire que ces personnes soient déshéritées de la faveur de Dieu, cependant, d’après vous, elles n’ont pas la foi. — Pensez-vous que ces personnes croient et pratiquent tout ce qui leur est rapporté comme étant dans l’Écriture ? demanda le prêtre. — Sans doute, répondit Charles, autant qu’un homme puisse en juger. — Alors, peut-être, pratiquent-elles la vertu de foi. S’il y a des passages de l’Écriture auxquels elles demeurent insensibles, comme par rapport aux Sacrements, à la Pénitence, à l’Extrême-Onction, au siége de Pierre, je devrais charitablement penser que ces passages n’ont jamais été offerts ni développés à leur esprit et à leur conscience ; de même qu’il peut arriver qu’une bulle du Pape reste inconnue pendant quelque temps à une contrée lointaine de l’Église. Elles peuvent être dans une ignorance involontaire[75]. Cependant je crains qu’en prenant la nation en masse, il ne s’en trouve bien peu de ce genre. » Charles répliqua que cette réponse ne résolvait pas pleinement la difficulté. La foi, dans la position de ces personnes, n’est pas du moins la foi dans la parole de l’Église. Son compagnon de voyage ne voulut pas en convenir, il dit que ces personnes reçoivent l’Écriture Sainte sur le témoignage de l’Église, et qu’au moins elles croient la parole de Dieu et ce qui s’ensuit.
[75] Errantes invincibiliter circa aliquos articulos, et credentes alios, non sunt formaliter hæretici, sed habent fidem supernaturalem, quâ credunt veros articulos, atque adeo ex eâ possunt procedere actus perfectæ contritionis, quibus justificentur et salventur. — De Lugo, de Fide, p. 169.
« C’est pour moi un grand mystère, reprit Charles, que le retour à la vraie foi de tout le peuple anglais, en tant que nation. Les preuves en faveur de la foi sont-elles assez évidentes ? » Son nouvel ami parut surpris et assez peu satisfait. « Sans doute, répondit-il. En fait, un homme peut avoir plus de preuves pour croire à la mission divine de l’Église qu’il n’en a pour croire à la divinité des quatre Évangiles. Si donc, il croit déjà à ces livres sacrés, pourquoi ne croirait-il pas à l’Église ? — Mais la croyance aux Évangiles est une croyance traditionnelle, répliqua Charles ; cela fait toute la différence. Je ne vois pas comment une nation telle que l’Angleterre, qui a perdu la foi, peut jamais la recouvrer ; car, en matière de conversion, la Providence n’a généralement visité que des nations simples et barbares. — Les convertis du peuple romain formaient, je suppose, une grande exception. — Néanmoins, cela me paraît une immense difficulté. Je ne vois pas comment, lorsque l’édifice dogmatique a été renversé, on peut le rebâtir de nouveau. Il me semble qu’il y a dans la Révolution française de Carlyle un passage qui va à notre sujet. L’auteur déplore la folie des hommes qui détruisaient ce qu’ils ne pouvaient rétablir, ce qui demanderait des siècles et une combinaison de circonstances heureuses pour se réédifier, en un mot, un symbole extérieur reçu de tous. Je ne nie pas, Dieu m’en préserve ! l’objectivité de la Révélation, ni ce dicton, que la foi est une espèce d’illusion heureuse et utile ; mais, vraiment, l’évidence de la doctrine révélée est tellement établie sur des probabilités que je ne vois pas ce qui doit l’introduire dans une société civilisée, où la raison a été cultivée au plus haut point, et où la discussion est la pierre de touche de la vérité. Bien des hommes disent : « Oh ! que je voudrais avoir reçu une éducation catholique ! » mais, cette éducation, ils ne l’ont pas eue ; et ils se trouvent incapables de croire, malgré leur bon désir, parce que l’évidence n’est pas assez grande à leurs yeux pour soumettre leur raison. Qu’est-ce qui doit les faire croire ? » Depuis quelque temps son compagnon de voyage donnait des signes de déplaisir. Lorsque Charles s’arrêta, le prêtre se contenta de dire brièvement, mais avec calme : « Ce qui doit les faire croire ? la volonté, leur volonté. »
Reding hésitait. Le prêtre continua : « S’il y a assez de preuves pour croire à l’Écriture, et nous voyons, je le répète, que c’est ainsi, il y en a également plus qu’il ne faut pour croire à l’Église. L’évidence ne manque pas. Tout ce qu’elle réclame, c’est d’être présentée à l’esprit ou de s’y imprimer. Si, donc, la croyance ne suit pas, la faute en est à la volonté. — Eh bien, dit Charles, je pense qu’il y a un sentiment général parmi les anglicans instruits, que les droits de l’Église Romaine ne reposent pas sur une base suffisamment intellectuelle ; que les preuves, ou notes, étaient assez bonnes pour un siècle grossier, mais non pas pour le siècle des lumières. C’est ce qui me fait désespérer du progrès du Catholicisme. » Son compagnon le regarda avec curiosité, et lui dit tranquillement : « Sachez-le, il y a assez d’évidence pour une conviction morale que l’Église Catholique ou Romaine, et nulle autre, est la voix de Dieu. — Voulez-vous dire, reprit Charles, dont le cœur battait avec violence, qu’avant la conversion un homme ne peut arriver à une conviction présente, inébranlable, actuelle de cette vérité ? — Je ne sais, répondit le prêtre ; mais, au moins, il peut avoir une certitude morale habituelle, c’est-à-dire une conviction et une seule, une conviction ferme, sans rivale, ou même sans doute raisonnable, qui se présente à lui dans ses heures de solitude alors qu’il est le plus calme : et qui, dans le tumulte du monde, lui apparaît, de temps en temps, comme à travers des nuages ; une conviction ainsi formulée : « L’Église Catholique Romaine est la seule et unique voix de Dieu, le seul et unique chemin du salut. » — Alors vous pensez, dit Charles avec une émotion croissante, que cet homme n’est pas obligé d’attendre de plus éclatantes lumières ? — Il n’en aura pas, il ne peut en attendre d’autres avant sa conversion. La certitude, dans son sens le plus élevé, est la récompense de ceux qui, par un acte de leur volonté, embrassent la vérité, lorsque la nature recule lâchement. Il faut se hasarder. La foi est une chance à courir avant qu’on soit catholique ; c’est une grâce ensuite. On s’approche de l’Église par la voie de la raison, on y vit dans la lumière de l’Esprit. »
Charles exprima la crainte que bien des hommes excellents et fort instruits ne fussent tentés de trouver en défaut l’évidence du Catholicisme et de cesser toutes recherches, sur ce prétexte qu’il y a des arguments de part et d’autre. « Ce n’est pas une certaine catégorie d’hommes, répondit le prêtre, ce sont tous les Anglais qui donnent dans ce fâcheux travers. Les Anglais sont heureusement doués sous bien des rapports, mais ils n’ont pas la foi. D’autres nations, qui leur sont inférieures à beaucoup d’égards, ont cette foi. Cependant rien ne peut la remplacer : ni le sentiment de la beauté, de la majesté, ou de l’antiquité du Catholicisme ; ni l’appréciation de sa miséricorde envers les pécheurs ; ni l’admiration pour les martyrs ; ni l’estime pour les anciens Pères et pour leurs écrits. Quelques individus peuvent avoir des mœurs douces et aimables, ou un esprit de droiture qui mérite notre respect ; cependant, jusqu’à ce qu’ils aient la foi, ils n’ont pas de fondement, et leur édifice s’écroulera. Ils ne seront pas bénis, ils ne feront rien en matière religieuse, jusqu’à ce qu’ils commencent à croire sans réserve à la parole de Dieu, quelle qu’elle soit ; jusqu’à ce qu’ils se renoncent eux-mêmes ; jusqu’à ce qu’ils cessent de faire de quelqu’une de leurs idées leur propre symbole ; jusqu’à ce qu’ils obligent leur volonté à perfectionner ce qui pour leur raison peut être suffisant, mais reste néanmoins incomplet. Et lorsqu’ils reconnaîtront cette lacune en eux, et qu’ils tâcheront d’y remédier, alors ils verront beaucoup plus loin, ils seront bientôt sur la route du Catholicisme. »
Dans tout cela, il n’y avait rien de bien nouveau pour Charles ; mais il était heureux de l’apprendre de la bouche d’un autre, et surtout d’un prêtre. Il avait donc trouvé de la sympathie et une autorité : il se sentit rendu à lui-même. La conversation s’arrêta. Un moment après, il confia à son nouvel ami le motif qui le conduisait à Londres. Cette déclaration, après ce que Charles avait déjà dit, ne pouvait beaucoup surprendre son compagnon de voyage. Celui-ci connaissait le supérieur de San Michaele, et donnant sa carte à Reding, il y écrivit quelques paroles pour lui servir d’introduction auprès du bon père. Cependant ils avaient atteint Paddington, et avant que le convoi fût complétement arrêté, le prêtre, ayant pris son sac de nuit de dessous son siége et s’étant enveloppé d’un manteau, était sorti de voiture et s’éloignait d’un pas rapide.