Perte et gain : $b histoire d'un converti
CHAPITRE VII.
Deux irvingites, une plymouthiste et un néo-juif assiégeant une
pauvre chambre.
Charles désirait naturellement accomplir son importante démarche avec tout le calme possible ; et il avait pris, à son avis du moins, les mesures les plus convenables pour atteindre ce but. Mais de semblables combinaisons tournent souvent d’une manière bien différente de ce que l’on avait espéré. C’est ce qui arriva à notre jeune ami.
Le couvent dès Passionnistes était situé à l’est de Londres ; jusque là, c’était bien. Or, Charles connaissait dans le voisinage un honnête éditeur de publications religieuses avec lequel son père avait eu des relations, et il lui avait écrit pour retenir une chambre dans sa maison. Il voulait y passer le peu de jours qu’il croyait devoir lui suffire pour préparer sa réception. Ce qui lui adviendrait ensuite, il le laissait à la sagesse de ceux entre les mains desquels il allait se trouver. C’était le mercredi ; il comptait avoir deux jours pour se disposer à la confession et se présenter ensuite à ceux qui devaient recevoir son abjuration. Le meilleur plan eût été de se rendre directement à la maison des religieux, où sans doute les bons Pères, en le logeant, l’auraient mis à l’abri de toute importunité, et lui auraient donné les avis les plus sages sur ce qu’il avait à faire. Mais nous devons lui pardonner si, en accomplissant un si grand acte, il aime à le faire à sa façon, et nous ne devons pas être sévères à son égard, quoiqu’il n’ait pas choisi la meilleure voie.
En arrivant à sa destination, Charles vit au maintien de son hôte que non-seulement sa venue était attendue, mais qu’on en comprenait aussi le motif. Probablement l’article de la Gazette d’Oxford avait été copié par les journaux de Londres. Autre contre-temps, qui ne servit pas peu à augmenter désagréablement sa surprise. En se rendant à sa chambre, il vit que le digne libraire avait un cabinet de lecture attenant à sa boutique, voisinage bien plus dangereux pour sa retraite qu’une salle de café. Il ne fut cependant pas obligé de se mêler aux différentes sociétés qui paraissaient fréquenter ce lieu, et il résolut autant que possible de ne pas sortir de sa chambre. Le reste de la journée, il l’employa à écrire à ses amis. Sa conversation du matin l’avait tranquillisé. Il se coucha calme et heureux, dormit profondément, se leva tard, et, dispos d’esprit et de corps, il tourna ses pensées vers les devoirs sérieux de la journée.
Le déjeuner fini, il consacra un temps assez long à des exercices pieux ; puis, ouvrant son pupitre, il se mit au travail. Il commençait à peine, lorsque se présenta le propriétaire de la maison, lequel, après beaucoup d’excuses sur son importunité, et des protestations qu’il ne voulait pas être indiscret, s’aventura à demander si M. Reding était catholique. La question lui avait été posée à lui-même, et il pensait qu’il pouvait solliciter une réponse de la personne la plus capable de fournir un renseignement authentique. Pour Charles, une pareille interruption était désagréable en soi, et embarrassante par la forme dans laquelle la demande avait été faite. Dire qu’il était sur le point de se faire catholique aurait été absurde ; aussi répondit-il négativement d’un ton bref. M. Mumford lui apprit ensuite que deux de ses amis désiraient s’entretenir quelques instants avec M. Reding. Charles ne pouvait faire d’objection à cette requête : il n’eût pas été compris ; et un moment après, on frappa à la porte de sa chambre[76].
[76] Après avoir consacré les précédents chapitres à réfuter l’Église Anglicane et les principales sectes qui ont eu quelque rapport avec le mouvement qu’il décrit, le R. P. Newman a voulu, avant de finir, montrer en peu de mots l’absurdité de certaines opinions, plus ou moins importantes, qui ont aussi leurs partisans en Angleterre. De là cette espèce de mise en scène de divers personnages qui viennent successivement passer devant les yeux du lecteur. Leur accorder une plus large place dans son ouvrage, eût paru à l’auteur leur faire un trop grand honneur. Quant aux importunités dont Charles est la malheureuse victime, à la veille de son abjuration, elles ne sont, croyons-nous, que trop réelles ; et plus d’un converti pourrait nous apprendre là-dessus des choses fort curieuses.
« Entrez », dit-il, et deux individus se présentèrent, tous les deux lui paraissant inconnus. Cette circonstance fut pour lui une espèce de soulagement ; car des craintes vagues et des soupçons avaient commencé à traverser son esprit relativement aux visages qu’il allait voir. Le plus jeune des deux visiteurs, aux joues arrondies, au nez retroussé vers l’œil droit, et à la voix perçante, s’avança avec assurance ; il semblait espérer d’être reconnu. Charles se souvint de l’avoir vu jadis, mais en quel lieu, il ne pouvait se le rappeler. « Je crois vous avoir vu quelque part, dit-il. — Oui, monsieur Reding, répondit l’individu à qui ces paroles s’adressaient, vous devez vous souvenir de m’avoir vu au collége. — Ah ! je me souviens ; vous êtes Jack, le marmiton de Saint-Sauveur. — Précisément, monsieur. Je vins au collége lorsque le jeune Tom obtint la place de Dennis. » Et puis avec un signe de tête solennel, notre jeune interlocuteur ajouta : « Moi aussi, j’ai obtenu de l’avancement. — Il me le semble, Jack ; mais que faites-vous ? — Ah ! monsieur, répondit l’ancien marmiton, nous ne devons parler sur ce sujet qu’avec beaucoup de gravité. » Et il ajouta d’une voix complétement inarticulée, ses lèvres ne paraissant pas vouloir se réunir : « Monsieur, en ce moment, je suis presque un ange. — Quoi ! un ange ? s’écria Charles ; oh ! je sais ; il s’agit de quelque secte, des Sandemaniens. — Les Sandemaniens, reprit Jack, nous les avons en abomination. Ce sont des niveleurs ; ils apportent avec eux le désordre et toute espèce de mauvaises œuvres. — Pardon, mais il s’agit d’une secte, quoique je ne me rappelle pas laquelle. J’en ai entendu parler. Eh bien, dites-moi, Jack, qu’êtes-vous ? — Je suis, répondit Jack, comme s’il se fût confessé au tribunal du Propréteur, je suis membre de la sainte Église Catholique. — Bien, Jack, mais ce n’est pas assez clair. Nous en sommes tous, de cette Église ; tout le monde en dit autant. — Écoutez-moi jusqu’au bout, monsieur Reding, reprit Jack en agitant sa main ; écoutez-moi, monsieur, et puis frappez. Je vous le répète, je suis membre de la sainte Église Catholique qui se réunit à Huggermugger Lane. — Ah ! je vois ; c’est le nom que les « Dieux » vous donnent, mais que font les hommes ? — Les hommes, répondit Jack, sans comprendre toutefois l’allusion, les hommes nous appellent des Chrétiens, professant les opinions de feu le révérend Edward Irving, bachelier en théologie. — Maintenant je vous comprends très-bien : vous êtes des Irvingites ; je me rappelle. — Non, monsieur, pas des Irvingites ; nous n’acceptons aucun homme pour guide ; nous allons partout où nous mène l’Esprit ; nous avons renoncé au don des langues. Mais je dois vous présenter mon ami, qui est plus qu’un ange, ajouta-t-il avec modestie, qui possède plus que la parole des hommes et des anges, puisqu’il n’est rien moins qu’un apôtre. Monsieur Reding, voici le révérend Alexandre Highfly ; monsieur Highfly, M. Reding[77]. »
[77] L’exposé des doctrines, fait ici par Jack et M. Highfly, est bien le résumé des opinions des Irvingites, secte qui s’appelle emphatiquement : L’Église catholique et apostolique. Il est probable cependant que les Irvingites, dernière expression du Méthodisme, ont subi encore des modifications ; et c’est sans doute pour cela que l’auteur fait dire à Jack qu’ils ont renoncé au don des langues. Car, dans le principe, les partisans d’Irving tenaient beaucoup à ce grand privilége, de parler subito, sous l’impulsion irrésistible de l’Esprit, une langue inconnue. On aura, enfin, compris tout ce qu’il y avait de ridicule et de scandaleux dans toutes ces extases, convulsions et inspirations désordonnées.
M. Highfly était un homme aux manières et à l’air distingués. Son langage était raffiné, et ses procédés délicats. Aussi Charles, en lui parlant, changea de ton tout de suite. Il venait, dit tout d’abord M. Highfly, trouver M. Reding par un sentiment de devoir ; et il n’y eut rien dans sa conversation qui ne s’accordât avec cette déclaration. Il lui exposa qu’il avait entendu dire que M. Reding n’était pas fixé sur ses vues religieuses, et il n’avait pas voulu perdre l’opportunité de rattacher un homme d’un aussi grand mérite à la cause à laquelle il s’était dévoué lui-même. « Je vois, répondit Charles en souriant, que je suis sur la place. — C’est le marché de Glaucus et de Diomède, répliqua M. Highfly, puisque je vous demande votre coopération. Je vous range dans la société des Apôtres. — Je me souviens, dit Charles. C’est un des caractères de votre corps, d’avoir un ordre d’Apôtres outre les évêques, les prêtres et les diacres. — Ou plutôt, reprit le gentleman, c’est notre trait spécialement caractéristique ; car nous admettons les ordres de l’Église d’Angleterre. Nous ne faisons que compléter le système de l’Église, en rétablissant le Collége des Apôtres. — Ce que je vous reprocherais, dit Charles, si j’étais porté le moins du monde à écouter vos réclamations, ce seraient les vues très-différentes que les différents membres de votre corps mettent en avant. — Il faut vous rappeler, reprit M. Highfly, que nous sommes sous un enseignement divin, et que la vérité n’est communiquée à l’Église que graduellement. Nous ne garantissons pas quelle sera demain notre croyance par celle que nous soutenons aujourd’hui. — Certainement, répliqua Charles, il m’a été dit par vos maîtres des choses que je dois regarder comme de simples opinions privées, quoiqu’elles me paraissaient avoir un plus haut caractère. — Je disais donc, reprit M. Highfly, qu’en ce moment nous rétablissons l’Apostolat des Gentils. L’Église d’Angleterre a des évêques, des prêtres et des diacres, mais l’Église, d’après l’Écriture, à davantage : il est clair qu’elle doit avoir des Apôtres. Or, d’après ce livre divin les Apôtres exerçaient la suprême autorité, et les trois ordres anglicans leur étaient inférieurs. — Je suis disposé à être d’accord avec vous sur ce point, dit Charles. — M. Highfly parut surpris et satisfait. — Nous ramenons l’Église, ajouta-t-il, à un état plus conforme à l’Écriture. Peut-être alors, pouvons-nous compter sur votre coopération pour ce but ? Nous ne vous demandons pas de vous séparer de l’Établissement, mais de reconnaître l’autorité apostolique, à laquelle tous doivent se soumettre. — Mais cela ne vous frappe-t-il pas, monsieur Highfly, repartit Charles, qu’il existe un corps de Chrétiens, et très-important certes, qui maintient avec vous, et, qui plus est, a toujours parfaitement conservé cette vraie succession apostolique dans l’Église ; un corps, veux-je dire, qui croit que, outre l’épiscopat, il y a un rang plus élevé que cette dignité, et auquel il donne le nom d’Apostolat ? — Au contraire, répondit M. Highfly, je pense que nous rétablissons ce qui est resté comme mort depuis le temps de saint Paul. Bien plus, je dirai que c’est un ordre qui n’a jamais été en vigueur, quoiqu’il fut dans les desseins du Christ dès le commencement. Vous voudrez bien vous rappeler que les Apôtres étaient juifs ; mais il n’y a jamais eu d’Apostolat des Gentils. Saint Paul, il est vrai, était Apôtre des Gentils, mais le dessein providentiel commencé en lui a été interrompu jusqu’à ce jour. Il s’en alla à Jérusalem contre l’avis solennel de l’Esprit. Maintenant, nous arrivons, nous, pour compléter cette œuvre de l’Esprit qui avait été arrêtée par l’inadvertance du premier Apôtre. »
Jack intervint dans la controverse : « Je serais très-heureux, dit-il, de savoir quelle communion religieuse, outre la nôtre, a, selon M. Reding, toujours maintenu la succession des Apôtres comme une chose distincte de l’Épiscopat. — Il est évident, répondit Charles, que je veux parler des Catholiques. La Papauté est le véritable Apostolat ; le Pape est le successeur des Apôtres, particulièrement de saint Pierre. — Nous sommes très-bien disposés envers les Catholiques Romains, reprit M. Highfly avec un peu d’hésitation. Nous avons adopté une grande partie de leur rituel ; mais nous ne pensons pas que nous leur ressemblons en ce qui est notre principe, caractéristique et fondamental. — Permettez-moi de vous dire, monsieur Highfly, répliqua Charles, que c’est une raison pour tout Irvingite (je veux dire pour tout homme qui partage vos convictions) de se faire catholique. Votre propre sens religieux vous a appris qu’il doit y avoir un Apostolat dans l’Église. Vous reconnaissez que l’autorité des Apôtres n’était pas temporaire, mais essentielle et fondamentale. Quelle était cette autorité, c’est ce que nous voyons dans la conduite de saint Paul envers saint Thimothée. Il l’établit sur le siége d’Éphèse, il lui confia une charge et, dans le fait, il était son surveillant ou évêque. Saint Paul avait le soin de toutes les Églises. Or, tel est précisément le pouvoir que le Pape réclame, qu’il a toujours réclamé, et qu’il a, d’ailleurs, revendiqué comme étant le successeur des Apôtres, quoique les Évêques puissent l’être aussi, mais dans un sens plus général[78]. C’est pourquoi les Catholiques l’appellent le Vicaire du Christ, l’Évêque des Évêques, et lui donnent d’autres noms analogues. Je pense, en outre, qu’ils le considèrent d’une manière spéciale, comme l’unique pasteur ou gouverneur de l’Église, la source de la juridiction, le juge des controverses et le centre de l’unité, parce qu’il a les pouvoirs des Apôtres, et particulièrement ceux de saint Pierre. » M. Highfly garda le silence. « Ne pensez-vous pas, dès lors, continua Charles, que, avant de venir me convertir, vous devriez vous rattacher d’abord à l’Église Catholique ? Au moins, vous me présenteriez votre doctrine avec plus d’autorité, si vous veniez à moi comme un de ses membres. Je vous avouerai même franchement qu’il vous serait plus facile de me convertir au Catholicisme qu’à votre opinion actuelle. » Jack jeta un coup d’œil à M. Highfly, comme s’il avait attendu une réplique décisive à ce qui était pour lui un nouveau point de vue ; mais M. Highfly fut d’un avis différent : « Eh bien, monsieur, dit celui-ci, je ne vois pas quel bien résulterait d’une entrevue plus longue. Votre dernière remarque, toutefois, me conduit à vous faire observer que le prosélytisme n’était pas l’objet de notre visite. Nous nous proposions seulement de vous informer qu’une grande œuvre se forme, afin d’appeler votre attention de ce côté-là, et pour vous inviter à y coopérer. Nous ne faisons pas de controverse. Nous ne désirions que vous donner notre témoignage, et puis laisser la matière à vos réflexions. Je crois, par conséquent, qu’il n’est pas nécessaire d’abuser plus longtemps de vos moments précieux. » Ce disant, il se leva ainsi que Jack, et tout en faisant force gracieux saluts et sourires, auxquels Charles répondit de son mieux, les deux visiteurs gagnèrent la porte.
[78] Successores sunt, sed ita ut potius Vicarii dicendi sint Apostolorum quam successores ; contra, Romanus Pontifex, quia verus Petri successor est, non nisi per quemdam abusum ejus Vicarius diceretur. — Zaccar. Antifebr., p. 130.
« Eh bien, il aurait pu m’arriver pis, pensa Charles. Vraiment, ils sont gentils ; ce sont des animaux bien dressés, après tout. J’aurais pu tomber sous la griffe des bêtes farouches d’Exeter-Hall. Mais, maintenant à l’ouvrage… Qu’est-ce donc ? » ajouta-t-il. Hélas ! c’était un petit coup modeste, mais bien distinct, frappé à sa porte ; il n’y avait pas à s’y tromper.
« Qui est là ? Entrez », s’écria-t-il. A ce mot, la porte s’ouvrit doucement, et une jeune dame, assez avenante et mise avec recherche, se présenta. Charles, contrarié, se leva précipitamment ; mais il n’y avait pas moyen de fuir. Il fut obligé d’offrir une chaise ; puis il attendit, tout oreilles, ou plutôt tout impatience, que l’inconnue l’informât de sa mission. Un instant la jeune dame ne parla pas. La tête penchée de côté, elle regardait le bout de son parasol, avec lequel elle décrivait lentement une circonférence sur le tapis. A la fin elle demanda, sans lever les yeux, s’il était vrai (et elle parlait doucement et de ce ton qu’on appelle spirituel), s’il était vrai, comme on le lui avait appris, que M. Reding à qui elle avait l’honneur de s’adresser fût à la recherche d’une religion plus sympathique à son cœur que celle de l’Église d’Angleterre. » Charles, contenant avec peine sa mauvaise humeur, répondit brièvement qu’il ne pouvait lui donner un renseignement sur le sujet de sa demande. La question, continua-t-elle, pouvait paraître impertinente ; mais elle avait ses raisons. Quelques-unes de ses sœurs s’occupaient de l’organisation d’un nouveau corps religieux, et l’acquisition de M. Reding, son assistance, ses conseils leur seraient particulièrement précieux, vu surtout qu’elles n’avaient pas encore parmi elles de gentleman élevé à l’Université. « Puis-je vous demander, dit Charles, le nom de la société que vous voulez fonder ? — Le nom, répondit-elle, n’est pas déterminé ; et c’est là vraiment un des points pour lesquels nous ambitionnerions le privilége de l’avis d’un homme aussi capable que M. Reding, afin qu’il nous assistât dans nos délibérations. — Et quels sont vos principes, madame ? — Ici encore, répliqua-t-elle, il y a beaucoup à faire : les principes ne sont pas fixés, non plus ; c’est-à-dire qu’ils ne sont qu’esquissés, et nous priserions beaucoup vos inspirations. Bien plus, naturellement vous auriez l’occasion, comme vous en auriez le droit, d’indiquer la doctrine à laquelle vous vous sentez particulièrement enclin. » Charles ne savait que répondre à une offre aussi large. Elle continua : « Peut-être serait-il à propos, monsieur Reding, de vous dire quelque chose de particulier sur mon compte personnel. Je suis née dans la communion de l’Église d’Angleterre ; un moment j’ai été membre de la nouvelle Connexion, et à présent, ajouta-t-elle, d’une voix languissante et d’un ton de psalmodie, en laissant tomber sa tête, à présent je suis un frère de Plymouth. » Ceci devenait trop absurde ; et Charles, qui, pendant quelques instants, s’en était amusé, commença à n’avoir qu’une pensée : par quel moyen il pourrait la mettre à la porte.
Évidemment la conversation était abandonnée à la jeune dame ; elle continua : « Nous sommes tous pour une religion pure. — D’après ce que vous me dites, reprit Charles, je conclus que chaque membre de votre nouvelle communauté a le droit de désigner une ou deux doctrines de son choix. — Nous sommes tous pour l’Écriture, monsieur, et c’est pourquoi nous ne faisons qu’un. Nous pouvons différer, mais nous restons d’accord. Cependant, c’est comme vous dites, monsieur Reding. Je tiens, moi, pour l’élection et l’assurance du salut ; une de mes dignes amies est pour la perfection, et une autre bonne sœur pour le second avénement. Mais nous désirons accueillir parmi nous toutes les âmes altérées du fleuve de vie, quelles que soient leurs vues personnelles. Je crois que vous tenez pour les sacrements et les cérémonies ? » Charles essaya de couper court à l’entrevue, en niant qu’il eût une religion à chercher, ou une résolution à prendre ; mais il était plus facile de terminer la conversation que de mettre fin à la visite. Désespéré, il se rejeta en arrière dans sa chaise, les yeux à demi fermés : « Oh ! ces bons Irvingites, pensa-t-il, braves gens qui viennent pour protester et qui s’évanouissent à la première parole d’opposition. Voilà trois quarts d’heure que celle-ci m’assomme, et je ne vois pas de raison pour qu’elle ne reste pas ici jusqu’à la fin des siècles, puisqu’elle est déjà restée si longtemps. Vraiment elle n’a pas dans sa personne les éléments du progrès ni de la décadence. Elle ne mourra jamais : que deviendrai-je alors ? »
La jeune dame, en effet, n’était pas destinée à une mort naturelle ; car, alors que le cas semblait désespéré, on entendit un bruit dans l’escalier, et, à peine le coup frappé à la porte, parut un homme grossier et niais, qui s’écria en entrant : « J’espère, monsieur, qu’il n’y a pas encore de marché fait ; j’espère que ce n’est pas trop tard. Congédiez cette jeune femme, monsieur Reding, et permettez-moi de vous enseigner la vérité ancienne, qui n’a jamais été abrogée. » Il ne fut pas nécessaire de renvoyer notre sœur de Plymouth. Car avec la même bonté qu’elle avait mise à se dilater et à s’épanouir au soleil de la tolérance de Charles, ainsi elle se retira et disparut soudain, sans qu’on pût dire de quelle manière, devant les rudes accents de l’importun ; et Reding se trouva tout à coup entre les mains d’un autre bourreau. « C’est intolérable », se dit-il à lui-même ; et se levant debout : « Monsieur, s’écria-t-il, excusez-moi, je suis particulièrement occupé ce matin, et je dois vous demander de décliner l’honneur de votre visite. — Que dites-vous, monsieur ? » repartit l’étranger ; et tirant de sa poche un portefeuille et un crayon, il se mit à regarder Charles en face et à noter ses paroles, disant à demi-voix comme il l’écrivait : « Il décline l’honneur de ma visite. » Puis, il le regarda de nouveau, tenant son crayon sur son papier : « Maintenant, monsieur ? » dit-il. Charles s’avança vers lui, et étendant son bras comme un homme qui conduit un troupeau d’oies ou de moutons, il répéta tout en regardant la porte : « Réellement, monsieur, je sens tout l’honneur de votre visite ; un autre jour, monsieur, un autre jour. C’est trop, c’est trop. — C’est trop ? s’écria l’importun ; et moi qui ai attendu si longtemps au bas de l’escalier ! Cette bégueule est restée près d’une heure ici, et vous ne pouvez maintenant me donner cinq minutes, monsieur ! — Eh bien, monsieur, répondit Charles, je suis sûr que vous venez pour un message qui sera aussi infructueux que celui de cette dame, d’ailleurs, je suis fatigué de toutes ces discussions religieuses, j’ai besoin d’être seul. Veuillez vous épargner une plus longue peine. » « Fatigué des discussions religieuses », se dit l’étranger à lui-même, notant ces paroles dans son portefeuille. Charles ne daigna pas faire attention à cette action impertinente, ni expliquer ses propres paroles ; il se prépara à lui indiquer la porte. Son bourreau reprit : « Peut-être désirez-vous savoir mon nom ? Je suis Zorobabel. »
Quoique vexé, Reding comprit qu’il ne devrait pas rejeter l’ennui de la visite précédente sur l’importun actuel ; il fit donc un effort pour répondre : « Zorobabel ! vraiment ! et Zorobabel est-il votre prénom, monsieur, ou votre nom de famille ? — L’un et l’autre, monsieur Reding, ou plutôt, je n’ai pas de nom de baptême, et Zorobabel est ma seule désignation juive. — Vous venez donc voir s’il y a quelque apparence que je me fasse juif. — Il peut arriver des choses plus étranges, monsieur ; par exemple, j’étais moi-même autrefois diacre de l’Église d’Angleterre. — Vous n’êtes donc pas juif ? — Je suis juif par choix. Après bien des prières et une longue étude de l’Écriture, je suis arrivé à cette conclusion que, puisque le Judaïsme fut la première religion, il doit aussi être la dernière. A mes yeux, le Christianisme n’est qu’un épisode de l’histoire de la Révélation. — Il n’est pas probable que vous ayez beaucoup de sectateurs avec une telle doctrine. Nous sommes tous pour le progrès, à cette heure, et non pour le mouvement rétrograde. — Je ne suis pas de votre avis, monsieur Reding. Voyez ce que l’Établissement vient de faire ; il a envoyé un évêque à Jérusalem. — Oui, mais c’est dans la pensée de rendre les Juifs Chrétiens, plutôt que pour convertir les Chrétiens au Judaïsme. — Zorobabel écrivit : « Il pense que l’évêque de Jérusalem doit convertir les Juifs » ; il dit ensuite : « Je ne partage pas votre opinion, monsieur. Au contraire, j’imagine que l’excellent évêque se propose de faire revivre la distinction entre les Juifs et les Gentils, ce qui est un premier pas vers la suprématie de ceux-là. Car si les Juifs ont jamais une place dans le Christianisme, comme Juifs, ce doit être nécessairement la première. » Charles pensa qu’il valait mieux le laisser parler à son aise. Zorobabel continua donc : « Le bon évêque en question sait bien que le Juif est le frère aîné du Gentil, et c’est sa mission spéciale de rétablir un épiscopat juif sur le siége de Jérusalem. La succession juive a été interrompue depuis le temps des Apôtres. Et maintenant, vous voyez la raison de ma visite chez vous, monsieur Reding. On dit que vous penchez vers l’Église Catholique. Je voudrais vous suggérer que vous vous trompez sur le centre de l’unité. C’est le siége de Jacques à Jérusalem qui est le vrai centre, et non le siége de Pierre à Rome. Le pouvoir de Pierre est une usurpation sur Jacques. Pour moi, le vrai Pape c’est l’évêque actuel de Jérusalem. Les Gentils ont été au pouvoir trop longtemps. A cette heure, c’est le tour des Juifs. — Vous paraissez admettre, répliqua Charles, qu’il doit y avoir un centre d’unité et un Pape. — Certainement, et un rituel aussi, mais il doit être juif. Je cherche des souscriptions pour rebâtir le Temple sur le mont Moriah. J’espère, également, négocier un emprunt, et nous aurons un capital du Temple donnant au moins, d’après nos calculs, quatre pour cent. — Jusqu’ici on a regardé comme un péché, répliqua Reding, la tentative de reconstruire le Temple. D’après vous, Julien l’Apostat aurait pris le meilleur chemin pour atteindre le but. — Son motif était coupable, monsieur, mais l’acte était bon. Le moyen de convertir les Juifs, c’est d’accepter d’abord leurs rites. Ceci est une des grandes découvertes de notre siècle. Nous devons faire le premier pas vers eux. Quant à moi, j’ai admis tout ce que l’état actuel de leur religion rend possible ; et je ne désespère pas de voir le jour où les sacrifices sanglants seront offerts sur la montagne du Temple, comme anciennement. » Ici notre étrange visiteur s’arrêta. Voyant que Charles ne répliquait pas, il ajouta d’un ton dégagé et à la hâte : « Ne puis-je pas espérer que vous souscrirez à ce projet religieux, et que vous adopterez l’ancien rituel ? Celui des Catholiques est d’hier comparé au nôtre. » Charles répondant d’une manière négative, Zorobabel coucha sur son portefeuille : « Il refuse de prendre part à notre projet », et il quitta la chambre aussi vite qu’il y était entré.