Perte et gain : $b histoire d'un converti
CHAPITRE XIX.
De quelques pratiques religieuses.
L’hiver avait été en général sec et agréable. En février et en mars, les pluies furent si abondantes et les vents si forts que Bateman ne vit guère Charles ni Willis. Il n’avait pas renoncé, pourtant, à ses projets sur ce dernier, mais le difficile pour lui était de trouver le meilleur moyen de les faire réussir. Quant à Campbell, il était résolu à l’exclure de toute participation à son œuvre ; il hésitait, au contraire, à l’égard de Charles. Il l’avait trouvé beaucoup moins catholique romain qu’il ne s’y attendait, et il pensait qu’en se confiant à lui, et en le faisant son agent auprès de Willis, il parviendrait peut-être à lui donner une direction anglicane. En conséquence, il lui fit part de sa sollicitude pour ramener Willis à « l’Église de son baptême ». Charles lui conseilla de laisser les choses en paix, ajoutant qu’il pourrait réussir à éloigner de Rome le jeune converti sans le ramener à l’Anglicanisme. Cet avis ne découragea pas Bateman. Le temps s’étant amélioré, celui-ci les invita tous deux à dîner, un des derniers dimanches du carême. Il voulait ce jour-là livrer bataille, et, dans ce dessein, il avait lu avec soin les ouvrages les plus populaires contre l’Église de Rome. Après y avoir beaucoup réfléchi, il se décida à diriger son attaque sur quelques-uns des « maux pratiques », d’après lui, « de l’Église Romaine », comme étant plus faciles à prouver que des points de doctrine ou d’histoire ; matières d’ailleurs dans lesquelles Willis pouvait bien être plus versé que lui à cette époque. Il considérait, en outre, que si Willis avait jamais été ébranlé dans sa nouvelle foi sur le continent, c’était par les exemples pratiques qu’il avait eus sous les yeux du résultat des doctrines particulières de sa croyance, lorsqu’elles étaient librement suivies. Enfin, à dire vrai, notre ami n’avait pas une idée très-claire du nombre des principes qui lui étaient communs avec l’Église de Rome, ni du point où il devait s’arrêter dans les différents détails du Symbole du pape Pie. C’est pourquoi il était évidemment plus sûr de borner son attaque à des matières de pratique.
« Vous voyez, Willis, dit-il quand ils furent à table, que je vous ai servi du maigre, ignorant si vous avez une dispense. Nous ferons gras, nous autres ; mais ne pensez pas que nous ne jeûnions à certains jours. Je ne suis nullement de l’avis de Campbell ; toutefois nous ne jeûnons pas le dimanche. Telle est notre règle, et je crois qu’elle remonte aux premiers siècles. » Willis répondit qu’il ignorait les usages de la primitive Église : « mais je pense, ajouta-t-il, que tout le monde admet que les matières de discipline peuvent être modifiées par l’autorité compétente. — Sans doute, repartit Bateman, pourvu que tout soit d’accord avec le texte inspiré de l’Écriture » ; et il s’arrêta, dévoré du désir d’aborder quelque grand sujet, si c’était possible. Ne sachant comment s’y prendre, il vit qu’il devait se jeter in medias res, et il ajouta : « Tout ce qu’on trouve dans les églises du continent ne s’accorde pas, je présume, avec le texte inspiré. — Vous voulez parler, je suppose, dit Willis innocemment, des antependia, des dorsals, des autels de pierre, des chapes et des mitres ; sans doute, ces choses ne se trouvent pas dans l’Écriture. — C’est vrai, dit Bateman ; mais quoiqu’elles ne se trouvent pas dans l’Écriture, ces choses ne sont pas en contradiction avec la Bible. Elles sont toutes très-légitimes ; mais le culte des Saints, spécialement celui de la Sainte Vierge, le culte des Reliques, les prières marmottées dans une langue inconnue, les Indulgences et les Communions rares sont, je le crois, en contradiction directe avec l’Écriture. — Mon cher Bateman, repartit Willis, vous paraissez vivre dans une atmosphère de controverse ; c’est comme à Oxford, il y avait toujours chez vous quelque argument sur le tapis. La religion nous est octroyée pour jouir de ses charmes, et non pour en faire un objet de dispute. Donnez-moi une autre tranche de ce gigot. — Oui, Bateman, ajouta Reding, laissez-nous savourer votre dîner. Willis le mérite, car je crois qu’il a fait une bonne promenade aujourd’hui. N’avez-vous pas été à pied à Seaton ? Une route de quatorze milles, et un terrain accidenté. En certains endroits, le chemin doit être encore boueux. — C’est vrai, dit Bateman. Prenez un verre de ce vin, Willis ; il est bon ; c’est du madère que j’ai reçu d’une de mes tantes. — Willis nous fait honte, reprit Charles, à nous qui n’avons eu qu’un pas à faire de notre chambre jusqu’à l’église, tandis que, lui, il a fait un pèlerinage à la sienne. — Je n’attaque pas notre ami, répondit Bateman ; il s’agissait seulement d’un point sur lequel je le croyais d’accord avec moi ; savoir, qu’il y a bien des corruptions de culte dans les églises du continent. » Voyant que son silence commençait à être remarqué, Willis répondit qu’il pensait que les personnes non catholiques ne peuvent indiquer ce qui est corruption et ce qui ne l’est pas. Ici la controverse s’arrêta encore ; Willis ne paraissait pas d’humeur à la poursuivre, peut-être aussi était-il trop fatigué. Ils mangèrent donc et ils burent, se contentant d’assaisonner le repas de quelques lieux communs, jusqu’à ce que la nappe fût levée. Le dîner fini, on recula un peu la table, et les trois amis se placèrent devant le feu que Bateman ranima. Deux d’entre eux au moins avaient mérité quelque relâche, et c’était précisément les deux qui, se posant en mutuels adversaires, allaient se battre dans la prochaine controverse. L’un avait fait une longue course ; l’autre avait eu deux services entiers, un baptême et un enterrement. L’armistice dura un grand quart d’heure. Charles et Willis employèrent ce temps à une causerie amicale. Bateman, de son côté, profita de ce répit pour combiner ses moyens d’attaque. Se trouvant enfin prêt pour l’assaut, il l’ouvrit selon les règles.
« Allons, mon cher Willis, dit-il, je ne puis vous lâcher de la sorte ; je suis sûr que ce que vous avez vu sur le continent vous a scandalisé. » L’attaque était presque grossière : Willis répondit que s’il eût été protestant, il aurait été facilement choqué ; mais il était catholique ; et un soupir presque imperceptible s’échappa de sa poitrine. D’ailleurs, s’il avait été tenté de se scandaliser, il se serait souvenu qu’il appartenait à une Église qui ne peut errer dans aucune matière importante. Il ne s’était pas joint à l’Église pour critiquer, mais pour apprendre. « J’ignore, ajouta-t-il, ce qu’on entend quand on dit que nous devons avoir la foi, que la foi est une grâce, que la foi est le moyen de notre salut, s’il n’y a aucun point sur lequel nous ayons à l’exercer. La foi marche contre la vue : donc, à moins qu’il n’y ait des choses qui vous heurtent, il n’y a rien contre quoi vous ayez à marcher. » Bateman cria au paradoxe. « S’il en est ainsi, répliqua-t-il, pourquoi ne pas nous faire Mahométans ? Nous aurions alors assez de matières pour exercer notre foi. »
— Eh bien, repartit Willis, supposons que votre ami, homme honorable, est accusé de vol, et que les apparences lui sont contraires ; admettriez-vous de prime abord l’accusation ? Ce serait une belle épreuve pour votre foi en lui ; et si par la suite il était en mesure de montrer son innocence, je ne crois pas qu’il vous fût très-reconnaissant, dans le cas où vous auriez attendu son explication pour prendre son parti ; la connaissance que vous aviez de sa personne ne vous permettait pas de le suspecter. Si donc, je m’unis à l’Église ayant foi en elle, quoi que je puisse voir qui me surprenne, ce n’est qu’une épreuve pour ma foi. — C’est vrai, dit Charles ; mais la foi doit avoir un fondement ; nous ne pouvons pas croire sans raison ; et la question est de savoir si certains actes de l’Église ne sont pas un sujet légitime de former un jugement en sa faveur, ou contre elle. — Un catholique, comme je l’étais sur le continent, répondit Willis, a déjà trouvé ses motifs de crédibilité, car il croit ; mais pour celui qui ne l’est pas, un protestant par exemple, je tiens pour certain qu’il aura probablement des idées fausses touchant le culte catholique. Il peut facilement arriver qu’il ne le comprenne pas. — Cependant il y a des gens qui ont autrefois été convertis par la seule vue de ce culte, objecta Reding. — Certainement, répondit Willis ; Dieu opère de mille manières. Dans le culte catholique, il y a bien des choses capables de frapper un protestant, mais il y en a aussi beaucoup qui doivent l’embarrasser ; par exemple, la dévotion à la Sainte Vierge, dont parlait notre ami.
— Vous ne pouvez le nier, reprit Bateman ; cela est évident ; il est impossible que le culte rendu par les Catholiques Romains à la Sainte Vierge ne porte pas atteinte à la suprême adoration due au Créateur seul. — Voilà précisément un exemple de ce que je disais, répondit Willis, vous jugez a priori ; vous ne connaissez pas la chose par expérience, mais vous dites : « Cela doit être, il ne peut en être autrement. » Telle est la manière dont un protestant juge et tire ses conclusions ; mais un catholique, qui pratique et ne s’en tient pas à des idées spéculatives, sent la vérité du contraire. — Il est des choses, repartit Bateman, qui ressemblent tellement à des axiomes qu’elles dispensent de l’épreuve. D’ailleurs, l’usage journalier est très-propre à cacher au peuple le mal réel de certaines pratiques. — Étrange aveuglement que le vôtre ! répliqua Willis ; vous ne voyez pas que cet argument est celui-là même que les différentes sectes emploient contre vous autres Anglicans. L’Unitaire, par exemple, dit que la doctrine de l’Expiation doit nous conduire à considérer le Père, non comme un Dieu d’amour, mais seulement comme un Dieu de vengeance ; et il appelle immoral le dogme de l’éternité des peines. De même le Wesleyen ou le Baptiste déclare qu’il est absurde de supposer qu’un homme puisse admettre la doctrine de la régénération baptismale et être en même temps un homme spirituel, et il dit que cette doctrine doit avoir un effet engourdissant sur l’esprit et détruire sa simple confiance dans l’expiation du Christ. Je prendrai un autre exemple. Beaucoup d’excellents Catholiques, qui n’ont jamais vu d’Anglicans, sont aussi incapables de se faire une idée exacte de votre position que vous l’êtes, vous, de vous représenter la leur. Ils ne peuvent s’expliquer comment vous êtes assez illogiques que de ne pas marcher en avant ou reculer. Bien plus, ils soutiennent que l’état de votre esprit, tel que vous le manifestez, est impossible ; ils ne croient pas à sa réalité. Quant à moi, je puis déplorer votre état ; je puis croire que vous êtes illogiques, et quelque chose de pis ; mais je sais que c’est un état qui existe. De même donc que j’admets qu’une personne peut reconnaître une Église Catholique, sans croire cependant que cette Église est celle de Rome ; de même, je vous demande, sous forme d’argumentum ad hominem, si vous ne devez pas croire que nous pouvons honorer la Sainte Vierge comme la première des créatures, sans porter atteinte à l’honneur dû à Dieu. Tout au plus, devriez-vous nous appeler illogiques ; mais vous ne devriez pas nier que nous faisons ce que nous vous affirmons. — J’établis une distinction, repartit Bateman : il est bien possible, je vous l’accorde, qu’un Catholique instruit mette une différence entre la dévotion à la Sainte Vierge et le culte rendu à Dieu ; mais je soutiens seulement que la multitude ne fera pas cette différence. — Je sais que c’est votre pensée, répondit Willis ; et cependant, je le répète, vous parlez, non d’après l’expérience, mais sur une raison a priori. Vous ne dites pas : « Cela est ainsi », mais, « Cela doit être ainsi. »
Il y eut un moment de silence ; puis Bateman reprit la parole. « Vous nous donnerez peut-être quelque peine, dit-il en riant, mais nous sommes résolus de vous ramener à nous, mon bon Willis. Or, je vous le demande, à vous qui aimez la vérité : vient-elle du ciel cette Église qui enseigne des mensonges ? — Il nous faut définir les mots vérité et mensonge, répondit Willis en riant aussi. Mais cette définition nous étant à tous deux connue, je n’ai pas de peine à déclarer comme proposition évidente qu’une Église qui enseigne des mensonges ne vient pas du ciel. — Naturellement, vous ne pouvez nier la proposition, reprit Bateman ; eh bien, donc, n’est-il pas certain qu’à Rome même il y a des reliques que rejettent aujourd’hui tous les hommes instruits, et lesquelles cependant sont encore vénérées comme reliques ? Par exemple, Campbell m’a dit que les têtes réputées de saint Pierre et de saint Paul, dans une des grandes basiliques de Rome, ne sont pas certainement celles des apôtres, puisque la tête de saint Paul fut trouvée avec son corps, après l’incendie qui, il y a quelques années, dévora son église. — Je ne connais pas ce cas particulier, mon cher ami ; mais vous posez une vaste question, qui ne peut être résolue en quelques mots. Si je devais parler, voici comment j’établirais ma thèse. Je commencerais par cette proposition, que l’existence des reliques n’est pas invraisemblable ; m’accordez-vous ce point ? — Je n’accorde rien ; continuez. — Eh bien, il y a un grand nombre de reliques païennes que vous admettez. Qu’est-ce que Pompéi et tout ce qu’on y trouve, sinon un immense reliquaire païen ? Pourquoi n’y aurait-il pas, à Rome et ailleurs, des reliques chrétiennes, comme il y en a de païennes ? — C’est juste. — Bien ; et les reliques peuvent avoir un caractère d’authenticité. On voit encore de nos jours le tombeau des Scipion, sur lequel se lisent les noms de ces grands hommes. Supposez qu’on y eût trouvé des cendres, n’admettriez-vous pas que ce sont les cendres d’un Scipion ? — A la question ! Plus vite. — Saint Pierre, continua Willis, parle de David « dont le tombeau est au milieu de vous jusqu’à ce jour ». Il n’y a donc rien d’étonnant qu’une relique sacrée soit conservée onze siècles et reconnue pour être telle, lorsqu’une nation se fait un devoir de la garder. — Vous battez les buissons, s’écria Bateman avec impatience ; allez plus vite. — Laissez-moi suivre ma route ; donc, il n’y a rien d’invraisemblable, en considérant que les chrétiens ont toujours traité avec soin les monuments des choses sacrées… — Vous ne l’avez pas prouvé, repartit Bateman, qui craignait une manœuvre cachée sous ces paroles. — Eh bien, reprit Willis, vous n’en doutez pas, je suppose, au moins depuis le quatrième siècle, alors que sainte Hélène apporta de la Terre Sainte les monuments de la Passion de Notre-Seigneur et les enferma à Rome dans la basilique, qui, pour ce motif, fut appelée Santa-Croce. Quant aux temps antérieurs à l’époque de la persécution, les chrétiens eurent naturellement peu d’occasions de montrer une dévotion semblable, et les souvenirs historiques y sont moins nombreux ; toutefois, l’existence de ce respect est aussi sûre et aussi certaine qu’aucun fait de l’histoire. On ramassa les os de saint Polycarpe, disciple de saint Jean, après qu’il eut été brûlé, comme on avait fait de ceux de saint Ignace avant lui, après son exposition aux bêtes ; et l’on en fit autant des os et du sang de tous les martyrs. Personne ne doute de ce fait ; je n’ai jamais rencontré de dissidence sur ce point. De même encore, les disciples prirent le corps de saint Jean-Baptiste (et il serait bien étrange qu’ils ne l’eussent pas fait), et ils l’ensevelirent « dans le tombeau », selon l’expression de saint Marc, qui en parle comme d’une chose connue. Or, pourquoi n’aurait-on pas de la même manière, et même à plus forte raison, pris soin des corps de saint Pierre et de saint Paul, quand ce n’eût été que pour les ensevelir avec décence ? Mais si l’on a pris soin de ces corps au moment de leur martyre, est-il étonnant qu’on les ait ensuite conservés ? — Mais ils ne peuvent se trouver en deux endroits à la fois, objecta Bateman. — Écoutez-moi, mon ami : s’il existe une tradition que dans un certain lieu se trouve une relique d’un apôtre, de prime abord il y a une probabilité qu’elle est là ; la présomption est en sa faveur. Pouvez-vous le nier ? Eh bien, si l’on dit que la même relique se trouve en deux endroits, alors l’une ou l’autre des deux traditions est fausse, et prima facie leur valeur respective en est affaiblie. Cela, je l’admets, mais je me garderai bien de rejeter ces deux traditions à la fois ; chacune d’elles a encore sa valeur, quoique individuellement diminuée. Or, supposez qu’il existe des circonstances qui confirment l’une, l’autre s’en trouve d’autant plus affaiblie, et à la fin la probabilité de sa vérité peut disparaître ; et quand, un long temps s’étant écoulé, les témoignages lui restent toujours contraires, alors cette tradition est complétement abandonnée. Mais tout cela est l’œuvre du temps. D’ailleurs ce n’est pas plus une objection contre la doctrine et la pratique de la vénération des reliques d’entendre dire qu’un corps se trouve dans deux endroits, que ce n’est une accusation contre l’histoire profane de voir, à propos de Charles Ier, certains historiens nous soutenir qu’il fut enseveli à Windsor, et d’autres à Westminster ; problème qui a été résolu dans ces derniers temps[67] ; c’est une question de témoignage, et elle doit être traitée comme telle. — Mais si la tête de saint Paul a été trouvée sous l’église qui porte son nom, repartit Bateman, il est assez clair qu’elle n’a pas été conservée dans l’autre basilique. — C’est vrai ; mais les questions graves de ce genre ne peuvent se décider en un instant. Quant à moi, j’ignore les circonstances de ce fait, et je ne prends que votre relation. Il faut donc prouver que c’est la tête de saint Paul qu’on a trouvée avec son corps ; car, puisqu’il fut décapité, la tête et le corps ne sauraient être joints ensemble. Voilà une question ; et combien d’autres surgiraient ! Il n’est pas facile d’établir une question d’histoire. On voit tous les jours revivre des controverses de ce genre qui semblaient résolues. C’est très-bien pour des historiens profanes de renoncer tout d’un coup à une tradition ou à un témoignage, et pour une génération de s’en moquer ; mais l’Église ne peut faire ainsi. Elle a une responsabilité religieuse, et elle doit procéder lentement. Supposez qu’il arrive que les têtes qui se trouvent à Saint-Jean de Latran sont, après tout, celles des Apôtres, et que l’Église les ait rejetées ; est-ce admissible ? On voit tous les jours revivre des questions historiques, disais-je. Walpole ne prouva-t-il pas admirablement que les deux petits princes assistaient à la procession du couronnement du roi Richard ? Cependant, il y a quelques années, deux squelettes d’enfants furent trouvés dans la Tour à la place même où l’on disait que les enfants d’Édouard avaient été assassinés et enterrés par le duc de Gloucester. Je parle de mémoire, mais le fait général que je cite est incontestable. Ussher, Pearson et Voss prouvèrent que les petites Épîtres de saint Ignace étaient authentiques ; et aujourd’hui, après un laps de deux siècles, la question est encore débattue d’une manière assez plausible. »
[67] Il est parfaitement établi maintenant que Charles Ier a été enseveli au château de Windsor, dans la magnifique chapelle de Saint-George. C’est en 1813 que les doutes sur la sépulture de ce roi ont été éclaircis. La cérémonie de l’exhumation eut lieu sous les yeux de George IV et d’un petit nombre de témoins.
Il y eut un nouveau silence, pendant lequel Bateman réfléchit à ses faits et à ses arguments ; mais rien ne se présentait pour l’heure. Willis continua : « Vous devez remarquer aussi que les reliques comme celles que vous avez mentionnées sont ordinairement sous la garde de corps religieux. Or, naturellement, ceux-ci sont jaloux de toutes les tentatives faites pour prouver qu’elles sont fausses, et, dans un esprit de corps bien pardonnable, ils les défendent de toute leur puissance et soulèvent des obstacles contre toute décision opposée. C’est ainsi que votre société défend, à très-juste titre, la réputation de sa fondatrice, la reine Boadicée. Si un jugement était porté contre elle par tous les tribunaux du pays, votre brave et loyal président l’abandonnerait-il ? Non. Un pareil fait briserait son cœur magnanime, et comme un preux chevalier il voudrait mourir au service de sa dame. Donc, et d’après le devoir religieux et d’après le sentiment humain, c’est une chose très-difficile de faire désavouer une relique reconnue. — Eh bien, reprit notre hôte, d’après mon pauvre jugement, il me semble que c’est une honte de conserver, par exemple, des inscriptions que tout le monde sait être fausses. — Mon cher Bateman, répliqua Willis, vous tournez dans un cercle vicieux ; tout le monde ne sait pas cela ; c’est un point qui est en voie d’être établi, mais qui ne l’est pas encore. Vous pouvez dire que des individus l’ont établi, ou qu’il peut être établi, mais, je le répète, il ne l’est pas encore. Des cas semblables arrivent fréquemment en matières civiles, sans que pour cela personne parle mal des individus ou des corps existants. Jusque dans ces dernières années, le Monument de Londres[68] portait une inscription attestant que cette ville avait été brûlée par nous, pauvres Papistes. Déjà, il y a un siècle, Pope, le poëte, appelait la colonne « un grand matamore » qui « relève sa tête pour mentir » ; et cependant l’inscription n’a été enlevée que depuis peu de temps. Ce fut, je crois, à l’époque de la restauration du Monument. L’occasion était favorable pour faire disparaître une calomnie sur laquelle jusqu’alors on ne s’était pas prononcé définitivement, et sur laquelle on ne se prononça pas, non plus, par égard primâ facie pour l’autorité de la relation contemporaine de la calamité que la colonne rappelait. Il n’y a jamais un point fixe du temps où l’on puisse dire : Maintenant la tradition est prouvée fausse. Lorsqu’une croyance reçue a été ostensiblement exposée, la question reste dormante jusqu’à ce que l’on trouve de nouvelles preuves. Si aucune ne se produit, une cause accidentelle, comme la restauration d’un monument, la fait à la fin disparaître. »
« Nous sommes un peu sortis du sujet », pensa Bateman ; et il s’agitait sur sa chaise tâchant de rattraper le fil de son raisonnement. Reding fit une objection. Il dit que personne ne connaissait l’inscription du Monument, ni ne s’en inquiétait, tandis que l’on rendait un culte religieux aux deux têtes qui se trouvent à Saint-Jean de Latran. « C’est cela, s’écria notre hôte, c’est précisément ce que j’allais dire. — Eh bien, répondit Willis, quant à ce cas particulier, rappelez-vous que j’accepte votre relation, puisque j’ignore le fait. Mais considérons l’étendue de cette erreur. On ne doute nulle part qu’au moins ce ne soient des têtes de martyrs. La seule et l’unique question est donc celle-ci : Sont-elles les véritables têtes des Apôtres ? Depuis un temps immémorial elles ont été conservées sur ou sous l’autel comme les têtes de saints ou de martyrs ; et il suffit d’une légère connaissance des antiquités chrétiennes pour être parfaitement certain qu’elles sont réellement de saintes reliques, lors même qu’elles seraient inconnues. La seule erreur, donc, est que les Catholiques ont vénéré, sous un faux nom, ce qui, après tout, était digne de vénération. Peut-être en ont-ils attendu des miracles, confiance bien légitime ; peut-être encore ont-ils été les témoins de ces miracles, et cette hypothèse est bien naturelle, vu que, quoiqu’on se trompât sur leur vrai nom, ces reliques étaient néanmoins des reliques de saints ; mais enfin tout cela n’est certainement pas une si grande affaire. — Vous avez avancé gratuitement trois propositions, répliqua Bateman : 1o qu’on n’a placé sous les autels que des reliques de saints ; 2o que ces reliques ont toujours été là ; 3o… Je sais qu’il y avait un troisième point ; voyons… — C’est très-vrai, repartit Willis en l’interrompant, et je vous aiderai encore pour quelques autres. J’ai avancé qu’il y a dans le monde des Chrétiens appelés Catholiques ; de plus, qu’ils pensent que c’est bien de vénérer les reliques ; mais, mon cher Bateman, ces propositions étaient les principes et non le sujet de notre discussion, et si l’on devait les démontrer, il faudrait une controverse particulière ; je pense, toutefois, que nous avons assez de controverse pour aujourd’hui. — Oui, Bateman, reprit Charles ; il se fait tard. Je dois songer à mon retour. Donnez-nous du thé, et laissez-nous partir. — Partir ? s’écria Bateman ; mais nous venons à peine de dîner, et nous n’avons encore rien fait jusqu’à présent. J’avais beaucoup de choses à dire. » Il sonna cependant pour le thé, et la table fut dégarnie.