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Perte et gain : $b histoire d'un converti

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TROISIÈME PARTIE.

CHAPITRE PREMIER.
La cruelle séparation.

Nous allons franchir un assez long espace de temps. Déjà, une fois, nous avons pris la liberté d’omettre deux années de la vie du héros de notre histoire ; nous nous permettons de nouveau de laisser dans l’oubli une triste période non moins longue, et le lecteur doit se transporter à l’automne de la deuxième année après celle où Charles passa son examen, sans prendre son grade[70].

[70] Le grade est conféré dans une cérémonie distincte de l’examen.

A cette époque, notre intérêt se trouve tout entier à Boughton et au presbytère de Sutton. Quant à Melford, l’ami Bateman l’avait quitté pour l’administration d’une église dans une ville manufacturière dont le district avait 10,000 âmes, et sur ce nouveau théâtre il travaillait à faire accepter à son troupeau le surplis et les chandeliers dorés. Willis avait également suivi sa voie : il avait dit adieu à sa mère et à son frère, peu de temps après que Charles fut parti pour passer son examen, et à cette heure il était dans le couvent des Passionnistes à Pennington, sous le nom de Père Louis de Sancta-Cruce.

Un soir, vers la fin de septembre, Campbell était en visite à Boughton, et il se promenait dans le jardin avec miss Reding. « En vérité, Marie, lui disait-il, je ne pense pas que ce soit un bien de le retenir. Les meilleures années de sa vie passent, sans que, humainement parlant, il y ait espoir de lui voir changer ses idées, au moins jusqu’à ce qu’il ait fait un essai de l’Église de Rome. Il est très-possible que l’expérience le fasse revenir sur ses pas. — Terrible situation, répondit Marie ! Comment pouvons-nous, même indirectement, lui permettre de faire une telle démarche ? — C’est un brave et excellent jeune homme, répliqua Campbell ; c’est un caractère d’or. Tout le temps qu’il est resté avec moi, il n’a fait aucune difficulté ; il a lu entièrement les livres que je lui ai recommandés et d’autres encore. Je l’ai trouvé toujours docile à ma parole. Vous savez que je l’ai employé dans ma paroisse ; il a enseigné le catéchisme aux enfants et m’a servi d’aumônier. Pauvre jeune homme ! déjà sa santé en souffre ; il voit qu’il n’y a pas de fin à tout ceci : l’espérance différée rend le cœur malade. — Il est si pénible de donner un appui quelconque à une démarche qu’on juge mauvaise ! dit Marie. — Mais qu’y faire ? il n’est pas nécessaire que nous lui donnions notre appui. Charles pourtant ne peut rester toujours à la lisière ; d’autant plus que nous avons fait une espèce de compromis. Il voulait aller en avant dès la fin de la première année ; je ne crus pas devoir alors vous tourmenter à ce sujet ; je me contentai de le retenir. Nous transigeâmes de cette manière : il retira son nom des registres du collége, car il n’y avait pas la moindre chance de lui faire jamais signer les Articles, et il consentit à attendre encore une année. Aujourd’hui, ce temps est plus qu’écoulé, et l’impatience le gagne. Ainsi ce n’est pas nous qui favoriserons sa démarche, c’est bien lui qui nous quittera. — Mais c’est si effrayant, repartit Marie ; et ma pauvre mère ! Je crains vraiment que cela ne cause sa mort. — Ce sera un coup écrasant, il n’y a pas de doute à cet égard ; qu’en sait-elle maintenant ? — Je ne pourrais guère vous le dire. Elle en a été positivement informée, il y a un an ; mais comme elle voit Charles si fréquemment, et toujours le même en apparence, je crains qu’elle n’ait pas pris cela au sérieux. Elle ne m’en a jamais parlé. J’imagine qu’elle pense que, dans mon frère, c’est une affaire de scrupule, d’inquiétude sans doute, mais que cela passera. — C’est à moi à le lui annoncer, Marie. — Eh bien, je crois qu’il faut le faire, repartit miss Reding en soupirant ; et puisque c’est ainsi, vous me rendrez vraiment un grand service, en m’épargnant une tâche pour laquelle je me sens incapable. Mais ayez auparavant un entretien avec Charles. Quand viendra le moment décisif, il peut être arrêté par plus de difficultés qu’il ne l’a supposé d’abord. » Tel fut le plan convenu ; et Campbell revint à Sutton, tout préoccupé de la double mission qu’il avait à remplir.

Le pauvre Charles était assis devant une fenêtre ouverte, et contemplait le paysage d’alentour, lorsque Campbell entra dans sa chambre. Le point de vue était magnifique : de hautes collines se perdaient dans le lointain, et à deux pas une rivière roulait ses flots rapides. Campbell entra sans être aperçu. Mettant la main sur l’épaule de son jeune ami, il lui demanda le sujet de ses réflexions ; Charles se retourna et le regarda avec un sourire plein de tristesse : « Je suis comme Moïse voyant la terre de la promesse, dit-il. O mon cher Campbell, quand viendra donc la fin ? — Mon ami, naturellement, ce n’est pas à moi de le décider. — Depuis longtemps, l’année est terminée : puis-je enfin suivre ma voie ? — Vous ne pouvez vous attendre, Charles, à ce que ni moi, ni aucun de nous, nous vous donnions un appui, même indirect, pour une démarche que, malgré toute notre affection pour vous, nous considérons comme une faute. — C’est me dire : Agissez par vous-même. Eh bien, j’y consens. » Campbell ne répliqua pas d’abord ; puis il dit : « Je devrai annoncer cette résolution à votre pauvre mère ; Marie pense que cela va la tuer. » Charles se cacha la figure dans ses mains. « Non, dit-il ; j’espère que ma mère et nous tous, nous serons soutenus dans cette circonstance. — Je l’espère aussi de tout mon cœur ; car ce sera un coup bien terrible pour vos sœurs. Mon cher ami, ne tiendrez-vous aucun compte de tout cela ? Considérez sérieusement la peine réelle que vous causez pour un bien qui n’est pas certain. — Croyez-vous que je n’y aie pas déjà réfléchi, Campbell ? N’est-ce rien pour un cœur comme le mien de briser ses liens d’affection, et de perdre l’estime et la tendresse de tant de personnes aimées ? Oh ! ç’a été une pensée des plus cruelles ; mais je l’ai épuisée, je l’ai bue jusqu’à la lie. Je me suis rendu familière cette perspective, et maintenant je suis tranquille : Oui, j’abandonne ma famille, j’abandonne tous ceux qui m’ont connu, aimé, estimé, tous ceux qui me voulaient du bien. Je le sais, je me rends la risée du monde et je deviens proscrit. — Oh ! mon cher ami, mettez-vous en garde contre une tentation très-captieuse qui peut s’offrir à vous dans cette circonstance. Déjà, avant cette heure, j’avais eu la pensée de vous en avertir. La grandeur du sacrifice vous aiguillonne ; vous le faites, parce qu’il vous en coûte beaucoup. » Charles sourit. « Que vous me connaissez peu ! dit-il. Si telle eût été la disposition de mon cœur, aurais-je attendu patiemment plus de deux années ? Pourquoi ne me serais-je pas précipité en avant, comme d’autres ? Vous ne pouvez nier que je n’aie agi d’une manière raisonnable et avec une volonté soumise. Mille fois j’ai écarté ce sujet de mon esprit, mais il est toujours revenu. — Je ne veux pas vous faire de la peine ni vous offenser, Charles ; mais c’est la plus malheureuse des illusions. Je voudrais vous mettre dans l’esprit qu’il se peut que vous vous abusiez. — Ah ! Campbell, quel oubli est le vôtre ! Ne savez-vous pas que cette pensée est précisément celle qui m’a retenu le plus longtemps ? Je me disais : Peut-être suis-je le jouet d’un rêve. Oh ! si je pouvais trouver un moyen sûr de sortir de mon sommeil ! Vous savez quelles espérances j’avais fondées sur le changement de mes idées à la mort de mon cher père ; ce que j’avais pris auparavant pour des convictions s’évanouit alors comme un nuage. Peut-être, me disais-je, celles-ci s’évanouiront-elles également. Mais non ; « les nuages reviennent après la pluie » ; ils sont revenus, revenus sans cesse, plus lourds que jamais. C’est une conviction enracinée en moi ; et elle se soutient, malgré la perspective de perdre une mère et des sœurs. Je me consume ici dans l’inaction, alors que je pourrais rendre ma vie utile. Et pourquoi ? parce que cette démarche m’épouvante. Dernièrement, cette conviction s’est décuplée en moi. Vous allez rire, mais laissez-moi vous faire une confidence ; dernièrement j’avais peur de monter à cheval, de me baigner, ou de faire tout autre exercice de ce genre, dans la crainte qu’il ne m’arrivât un accident, et que je ne fusse emporté de ce monde, en laissant un grand devoir non accompli. Oui, maintenant j’ai éprouvé que c’est une conviction vraie, réelle. Ma croyance à l’Église de Rome fait partie de moi-même ; je ne puis agir contre cette croyance sans agir contre Dieu. — C’est une situation des plus déplorables, certainement, répondit Campbell, qui se promenait en long et en large dans la chambre. C’est une illusion, j’en suis convaincu. Peut-être le découvrirez-vous au moment même que vous aurez accompli cette démarche. Vous vous lierez solennellement à un symbole étranger, et à peine l’engagement sera-t-il sorti de votre bouche, que le nuage s’évanouira de devant vos yeux, et que la vérité se montrera. C’est une pensée terrible ! — J’ai également songé à cette possibilité, repartit Charles, et elle a beaucoup influé sur moi. Elle m’a fait reculer. Mais aujourd’hui, je crois que cet obstacle ressemble à ces fantômes hideux qui, dans les contes de fées, obsèdent les preux chevaliers lorsqu’ils veulent s’introduire de force dans un palais enchanté. Rappelez-vous les paroles de Thalaba : « Le talisman, c’est la foi. » Si j’ai des motifs raisonnables pour croire, la croyance est pour moi un devoir. Dieu prendra soin de son œuvre. Je ne serai pas délaissé au jour du besoin suprême. La foi commence toujours avec une chance à courir, et elle est récompensée par la vue claire de la vérité. — Oui, mon cher ami, mais la question est de savoir si vos motifs sont fondés. Ma pensée est que, puisqu’ils ne le sont pas, ils ne vous serviront de rien dans l’épreuve. Vous trouverez alors, trop tard malheureusement, qu’ils étaient illusoires. — Campbell, répliqua Charles, d’après moi, toute raison vient de Dieu. Nos motifs peuvent, tout au plus, être imparfaits, mais si, après avoir prié, s’être livré à des recherches, avoir obéi, attendu, en un mot, si après avoir de notre côté rempli notre tâche, ils paraissent suffisants, c’est la voix de notre Père qui nous appelle. Dans ce cas, c’est lui-même qui nous donne la conviction. Je suis entre ses mains. La seule question qui reste est : Que veut-il que je fasse ? Je ne puis me refuser à une conviction qui me domine. La semaine dernière encore elle s’est emparée de moi tout autrement qu’elle ne l’avait jamais fait ; et, en ce moment, elle est si forte qu’attendre plus longtemps c’est résister à Dieu. Ma soumission à l’Église de Rome n’est plus, à cette heure, qu’une simple affaire de temps. Je veux, mon cher Campbell, vous quitter en paix et rester toujours votre ami. Consentez donc à me laisser partir. — Que je vous laisse partir ! sans doute, si vous alliez vous réunir à l’Église Catholique, il ne serait pas nécessaire de me faire cette demande ; mais « vous laisser partir », comment pouvez-vous l’attendre de nous, quand nous ne pensons pas ainsi ? Songez à notre position, Charles, aussi bien qu’à la vôtre ; entrez dans nos sentiments. Quant à moi, je crois fermement (et je ne vous ai jamais caché que telle est ma conviction), je crois fermement que l’Église de Rome est antichrétienne. Elle a dans son sein mille grâces, et sous plusieurs rapports elle est supérieure à la nôtre ; mais elle renferme quelque chose qui gâte tout. Je n’ai pas confiance en elle. Or, tel étant le cas, comment puis-je vous permettre de vous unir à cette Église ? Non ; c’est comme si l’on disait : Laissez-moi aller me pendre ; laissez-moi aller dormir dans un endroit fiévreux ; laissez-moi sauter dans un puits, et vous voulez que je vous permette de partir ? — Oh ! dit Charles, c’est en cela que nous différons d’une manière terrible ; nous ne pouvons nous trouver en plus grand désaccord. Pour moi, l’Église de Rome est le prophète de Dieu ; tandis que pour vous, c’est le suppôt de Satan. — Je l’avoue, telle est ma conviction. Si vous accomplissez cette démarche, vous vous trouverez dans les mains d’une Circé qui vous transformera et fera de vous une brute. » Charles rougit légèrement. « Je ne continuerai pas, ajouta Campbell ; je vous fais de la peine ; et puis, cela ne sert à rien ; peut-être ne fais-je qu’aggraver le mal. » Ils ne dirent plus un mot pendant quelques instants. A la fin, Charles se leva et se dirigea vers le jeune ministre, lui prit la main et l’embrassa. « Pendant deux ans, Campbell, vous avez été pour moi un ami dévoué et désintéressé, dit-il ; vous m’avez abrité sous votre toit ; et nous voilà sur le point d’être unis par des liens plus intimes. Que Dieu vous récompense ; mais laissez-moi partir, car le jour se lève. — C’est donc sans espoir ! Ah ! du moins, séparons-nous amis. Mais il faut que j’annonce cette triste nouvelle à votre mère. »

Dix jours après cette conversation, Charles était prêt pour son voyage : sa chambre était remise en ordre, sa valise fermée, et à la porte l’attendait le cabriolet qui devait le conduire jusqu’à la première diligence. Il devait passer par Boughton. Campbell et Marie avaient arrêté ensemble que le mieux pour lui serait de ne voir sa mère qu’au moment de la séparation, à laquelle, au reste, elle avait été préparée par Campbell lui-même. C’eût été pour la mère comme pour le fils une peine inutile de se trouver plus tôt en présence l’un de l’autre.

Charles descendit de voiture le cœur ému, et il courut à la chambre de sa mère. Madame Reding était assise près du feu et travaillait lorsqu’il entra. Elle lui tendit froidement la main ; Charles s’assit. Ils ne se dirent rien durant quelques instants. Puis, sans discontinuer son ouvrage, la mère commença : « Eh bien, Charles, dit-elle, vous allez donc nous quitter. Où et comment pensez-vous vivre, lorsque vous serez entré dans votre nouvelle carrière ? » Charles répondit qu’il n’avait songé jusque là qu’à l’importante démarche d’où dépendait tout le reste. Il y eut de nouveau un moment de silence. La mère reprit : « Nulle part, Charles, vous ne trouverez des amis comme ceux que vous aviez à la maison. » Elle continua : « Vous avez eu tout à souhait, Charles : vous avez reçu du ciel des talents, les avantages d’une bonne éducation, une heureuse position de fortune. Que d’efforts doivent faire bien des jeunes gens de mérite pour arriver où vous en êtes ! » Charles répondit qu’il avait le sentiment profond de ce qu’il devait à la Providence dans les choses temporelles, ajoutant que c’était seulement par un ordre divin qu’il les abandonnait. « Nous mettions en vous notre espoir, Charles : peut-être avions-nous trop compté sur vous. Eh bien, que Dieu vous protége ! Vous avez choisi vous-même votre voie. » Le pauvre Charles assura que personne ne saurait comprendre ce qu’il lui en coûtait pour abandonner des objets qui étaient si chers à son cœur et qui faisaient partie de lui-même : sur la terre, il n’estimait rien tant que le foyer de famille. « Mais alors, pourquoi nous quitter ? reprit la mère vivement ; il faut que vous fassiez votre volonté ! Vous agissez ainsi, je suppose, parce que cela vous plaît. — Oh ! ma mère, ma bonne mère ! si vous pouviez voir au fond de mon cœur ! Rappelez-vous ce que vous avez lu dans l’Écriture ; comment, au temps des Apôtres, on était obligé de tout quitter pour le Christ. — Nous sommes donc des païens ? Merci, Charles, je vous suis obligée pour ces paroles. » Et elle laissa tomber une larme. Charles était presque hors de lui-même ; il ne savait que répondre. Il se leva et, appuyant son coude sur la cheminée, il cacha sa tête dans ses mains. « Eh bien, Charles, ajouta-t-elle en continuant à travailler, peut-être viendra-t-il un jour… » Sa voix trembla. « Votre cher père… » Elle déposa son ouvrage. « C’est nous faire inutilement du chagrin, reprit Charles. Pourquoi resterais-je ici ? Adieu pour le présent, chère mère. Je vous laisse en de bonnes mains, non pas plus dévouées, mais meilleures que les miennes ; vous me perdez, moi, vous gagnez un autre fils. Adieu pour le présent ; nous nous reverrons quand vous le voudrez, quand vous m’appellerez : quel heureux jour que celui-là ! » Il se jeta à ses pieds, et posa sa tête sur ses genoux. La mère ne put résister plus longtemps : elle se pencha sur lui et se mit à caresser ses cheveux, comme elle faisait quand il était petit enfant. A la fin, un torrent de larmes s’échappa de ses yeux ; elles inondèrent la figure et le cou de son fils. Un moment, Charles les supporta ; puis, se levant tout à coup, il embrassa sa mère avec précipitation, et s’élança hors de la chambre. Quelques secondes après, il avait vu ses sœurs, s’était arraché à leurs embrassements, était remonté dans son cabriolet à côté de son flegmatique conducteur, et, doucement balancé dans tous les sens, il se dirigeait vers Collumpton.

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