Perte et gain : $b histoire d'un converti
CHAPITRE XIII.
Un assaut chaleureux mais prématuré.
Cependant le mois d’octobre venait de s’ouvrir, et naturellement les pensées de Charles se tournèrent de nouveau vers Oxford. Les dernières semaines des vacances écoulées, notre jeune étudiant s’empressa de faire ses malles. M. Reding vit partir son fils avec peine ; son émotion fut plus grande même que lorsqu’il l’envoya pour la première fois à l’école. Il voulut, malgré la goutte qui le tourmentait, le conduire lui-même en phaéton à la ville voisine, d’où l’omnibus se rendait au chemin de fer. Mais lorsque le moment de la séparation arriva, il ne pouvait laisser aller sa main, comme s’il avait eu à dire quelque chose qu’il ne pût se rappeler, ou exprimer une pensée qui le tourmentât. « Allons, dit-il enfin, nous serons bientôt à Noël. Il faut nous quitter ; à quoi bon retarder davantage ? Écrivez-nous dans peu de jours, cher enfant, et dites-nous bien tout ce qui vous concerne, vous et vos maîtres. Parlez-nous de vos amis ; ce sont sans doute d’excellents garçons ; mais j’ai grande confiance dans votre sagesse ; vous en avez plus que certains d’entre eux. Votre tuteur paraît un homme estimable, d’après ce que vous m’avez dit. » Il continua, rappelant les conversations qu’il avait eues souvent avec Charles. « C’est un homme solide, d’un jugement sain, que ce M. Vincent. Sheffield a trop d’esprit ; il est jeune : vous avez une tête plus mûre. Il n’est pas nécessaire que j’aille plus loin ; je vous ai déjà dit tout cela et vous pourriez, d’ailleurs, arriver trop tard pour le chemin de fer. Allons, que Dieu vous bénisse, mon bon Charles, et qu’il fasse de vous une bénédiction pour nous tous. Puissiez-vous être encore plus heureux et meilleur que votre père ! J’ai toujours été béni pendant ma vie, prodigieusement béni. Les bénédictions ont été répandues sur moi bien au delà de mes mérites, puissiez-vous en obtenir deux fois plus ! Au revoir, mon bien-aimé Charles, au revoir. »
Charles, avant de rentrer au collége, devait passer un ou deux jours chez un de ses parents qui demeurait tout près de Londres. Pendant son séjour dans cette maison, il lui arriva une lettre transmise de chez lui, et datée de cette dernière ville. C’était Willis qui lui écrivait pour lui annoncer qu’il avait pris une résolution importante, et qu’il ne reviendrait pas à Oxford. Charles se retrouvait subitement dans le monde, plongé dans le tourbillon des opinions. Quel triste contraste avec sa vie calme de famille ! Il n’y avait pas à se tromper sur le vrai sens de la lettre ; et notre jeune ami partit tout de suite avec l’espérance d’en trouver l’auteur à la maison d’où elle était datée. C’était un logement au bout du quartier ouest de la ville. Il y arriva vers midi.
Il trouva Willis en compagnie d’un personnage qui paraissait plus âgé que lui de deux ou trois ans. A la vue de Charles, Willis tressaillit : « Qui l’aurait pensé ! Qu’est-ce qui vous amène ici ? s’écria-t-il, je vous croyais dans votre famille » ; et s’adressant à son compagnon : « C’est l’ami dont je vous ai entretenu, Morley. Quelle heureuse réunion ! Asseyez-vous, cher Reding ; j’ai bien des choses à vous dire. » Charles s’assit tout en suspens, et ses yeux se fixèrent sur Willis avec une si vive anxiété, que celui-ci fut forcé de s’expliquer brièvement : « Reding, dit-il, je suis catholique. » Terrifié à ces mots, Charles se jeta en arrière sur sa chaise et pâlit. « Mon cher Reding, qu’avez-vous donc ? Pourquoi ne me parlez-vous pas ? » Vaines demandes ; Charles gardait le silence ; à la fin, se penchant en avant, les coudes appuyés sur ses genoux, et la tête dans ses mains, il dit à voix basse : « O Willis, qu’avez-vous fait ! — Ce que j’ai fait ? Ah ! ce que vous devriez faire, vous, ainsi que la moitié d’Oxford. O Reding, si vous connaissiez mon bonheur ! — Hélas ! hélas ! mais quel bien fait ici ma présence ? Soyez heureux, Willis ; adieu ! — Non, mon cher Reding, vous ne me quitterez pas si vite, étant venu me trouver si inopinément. Vous avez fait d’ailleurs une longue course. Asseyez-vous, vous êtes un brave garçon. Nous prendrons notre lunch, et vous ne nous quitterez pas sans y participer. » Tout en parlant, il prit le chapeau de Charles, et celui-ci, sous le poids de sentiments divers, le laissa faire. « O Willis, vous voilà donc séparé de nous pour toujours ; vous avez choisi votre chemin ; pour nous nous gardons le nôtre ; nos voies sont différentes. — Non, mon ami ; il faut que vous me suiviez, et nous serons encore unis. » Charles fut presque offensé. « Je dois absolument vous quitter, si vous parlez de la sorte, reprit-il, et il se leva. — Pardon, Charles, je vous prie, je ne le ferai plus ; mais je ne pouvais m’en empêcher. Je ne suis pas dans un état normal ; je suis si heureux ! »
Il vint une pensée à Reding. « Racontez-moi, Willis, votre véritable position ; en quel sens êtes-vous catholique ? Qu’est-ce qui vous empêche de revenir avec moi à Oxford ? » Le compagnon de Willis s’interposa : « Je prends peut-être une trop grande liberté, dit-il ; mais M. Willis a été régulièrement reçu dans l’Église catholique. — Je ne vous ai pas présenté, mon cher, reprit Willis. Reding, permettez-moi de vous présenter M. Morley ; Morley, monsieur Reding. Oui, Reding, je dois à monsieur d’être catholique. Nous avons fait ensemble un tour sur le continent, et nous avons rencontré en France un excellent prêtre qui a consenti à recevoir mon abjuration. — Je pense que ce prêtre aurait bien fait d’examiner l’état de votre esprit avant d’agir ainsi, reprit Charles ; Willis, vous n’êtes pas homme à devenir catholique. — Que voulez-vous dire ? — Que vous êtes plutôt un dissident qu’un catholique. Je vous demande pardon, ajouta-t-il, voyant le regard animé de Willis, mais permettez-moi d’être franc. Vous vous êtes attaché à l’Église de Rome, non comme un enfant à sa mère, mais comme un esprit fantasque et vagabond. Vous en avez fait une affaire d’imagination, de goût ; ou bien, excusez-moi, vous avez agi comme un enfant gourmand vis-à-vis d’un objet qui le tente, et vous avez poursuivi votre but en désobéissant aux autorités établies. » Poussé à bout par ce langage, Willis répliqua qu’il croyait se rappeler un texte qui proclamait qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. « Je vois que vous avez désobéi aux hommes, repartit Charles ; j’espère que vous avez obéi à Dieu. » Willis le trouva brusque et ne voulut pas répondre.
M. Morley prit la parole : « Si vous connaissiez mieux les circonstances, dit-il, vous jugeriez différemment sans doute. Je regarde M. Willis comme étant précisément l’homme pour qui c’était un devoir de se réunir à l’Église, et il fera un très-bon catholique. S’il y a quelqu’un qui mérite des reproches, c’est moi que vous devez blâmer, et non le vénérable prêtre qui a reçu son abjuration. L’excellent homme voyait sa piété, ses larmes, son humilité, son désir ardent ; mais il n’a connu l’état de son esprit que par moi qui parlais mieux le français que Willis. Il a eu, toutefois, assez de conversations avec lui en français et en latin. Il ne pouvait rejeter une âme qui lui demandait de la sauver ; c’était impossible. Si vous aviez été à sa place, vous auriez agi de même. — Soit, monsieur ; peut-être ai-je été injuste à son égard et envers vous, reprit Charles ; néanmoins, je n’augure pas bien de cette conduite. — Vous jugez, monsieur, permettez-moi de vous le dire, de choses que vous ne connaissez pas, répondit M. Morley. Vous ignorez ce que c’est que la Religion Catholique ; vous ne savez pas ce qu’est la grâce ou le don de la foi. » L’interlocuteur était laïque ; il parlait avec une force d’autant plus pénétrante qu’elle était calme. Charles sentit un blâme indirect dans le ton de M. Morley. Sa bonne éducation lui fit comprendre qu’il avait été trop violent en présence d’un étranger ; cependant, il ne se sentait pas moins sûr de sa cause. Il se tut avant de répondre ; puis il ajouta en peu de mots, qu’il ne connaissait pas l’Église Romaine, mais qu’il connaissait M. Willis. Il ne pouvait s’empêcher d’exprimer son opinion sur le funeste résultat de cette affaire. « J’ai toujours été catholique, reprit M. Morley ; ainsi, je ne puis porter un jugement sur les membres de l’Église anglicane ; mais ce que je sais, c’est que l’Église Catholique est la seule véritable. Je puis me tromper en bien des choses, je ne puis errer sur ce point. D’autre part, je sais que la foi catholique est une, et qu’aucune autre Église n’a la foi. L’Église d’Angleterre n’a pas la foi. La foi, vous ne l’avez pas non plus, mon cher monsieur. »
M. Morley venait de frapper un grand coup. Les controverses d’Oxford revinrent en ce moment à l’esprit de Charles ; mais il retrouva aussitôt son aplomb. « Vous ne vous attendez pas, je pense, dit-il en souriant, que moi, qui suis encore un enfant, je sois en état d’argumenter avec vous, de défendre mon Église, ou d’expliquer sa foi. Je suis content de garder cette foi, de croire ce qu’elle croit, sans faire profession d’être théologien. Cette doctrine est celle que j’ai apprise à Oxford. N’étant qu’un simple étudiant, quel peut être mon bagage scientifique ? Peu de chose. Excusez-moi donc, monsieur, si je refuse la controverse avec vous. Il était naturel que j’argumentasse avec Willis ; nous sommes égaux, et nous nous comprenons l’un l’autre ; mais, je le répète, je ne suis pas théologien. — Mon cher Reding, s’écria Willis à ces mots, je vous dis seulement, venez et voyez. Ne restez pas à la porte, occupé de syllogismes ; mais pénétrez dans la grande demeure de l’âme, entrez et adorez. — Mais, répliqua Charles, certainement, Dieu veut que nous nous laissions guider par la raison. Je ne veux pas dire que la raison est tout, mais du moins elle est quelque chose. Évidemment, nous ne pouvons agir sans elle ou contre elle. — Mais le doute n’est-il pas un état épouvantable ? un état très-périlleux ? Oui, il n’y a de sûr que l’état de foi. Or, avez-vous la foi, dans votre Église ? Je vous connais assez pour affirmer que vous ne l’avez point : où donc en êtes-vous ? — Willis, vous m’avez très-mal compris ; dix mille pensées traversent l’esprit, et en admettant même qu’il soit sage de tourner contre un homme quelques-unes de ses paroles, peut-on regarder comme des convictions tout ce qui sort de sa bouche ? Cela, me semble-t-il, ne serait pas juste. Vous devez faire allusion à quelques mots que j’ai oubliés, et qui n’étaient pas l’expression réelle de mes sentiments. Voulez-vous dire que je n’ai pas de culte ? Et le culte ne suppose-t-il pas la foi ? J’ai beaucoup à apprendre, j’en suis convaincu ; mais c’est auprès de l’Église qui protégea mon berceau et qui répond à mes besoins, que je veux m’instruire des choses divines. — Il avoue qu’il n’a pas la foi ; il avoue qu’il est dans le doute. Mon cher Reding, pouvez-vous, consciencieusement, soutenir que vous êtes dans une ignorance invincible après ce qui s’est passé entre nous ? Or, supposez, pour une seconde, que le Catholicisme est vrai, n’est-il pas certain que vous avez présentement une occasion de l’embrasser ? Et si vous ne le faites pas, êtes-vous dans un état où vous pourriez mourir en sûreté ?
Reding était embarrassé, c’est-à-dire qu’il ne pouvait analyser et traduire assez promptement en paroles la réponse que sa raison lui suggérait aux interrogations rapides de Willis. M. Morley avait gardé le silence, de peur que Charles n’eût à la fois deux adversaires à combattre. Mais voyant que Willis se taisait et que Charles ne répliquait pas, il prit la parole. Il dit que, dans l’Écriture, tous ceux qui avaient été appelés avaient obéi promptement, et que Notre-Seigneur n’avait pas voulu même permettre à un jeune homme d’aller ensevelir son père. Charles répondit que dans ce cas la voix du Christ s’était fait positivement entendre ; il était sur la terre dans un corps visible ; mais, maintenant, la question véritable était : Quelle est la voix du Christ ? et puis, l’Église de Rome parle-t-elle, oui ou non, la parole du Christ ? Évidemment nous devions agir avec prudence ; le Christ ne pouvait désirer que nous agissions autrement. Quant à lui, il n’avait pas de doute qu’il ne fût où la Providence le voulait ; mais alors même qu’il aurait des doutes pour savoir si le Christ l’appelait autre part (pure hypothèse pour le moment), il avait la conviction que le divin maître l’appellerait par la voix et la méthode d’un examen sérieux. Cette prudence était le moyen divinement établi pour arriver à la vérité. — Prudence ! s’écria Willis, une prudence comme celle de saint Thomas, je suppose, lorsqu’il voulut voir avant de croire. » Charles hésitait pour répondre. « Je le vois », continua Willis ; et, se levant debout, il saisit le bras de Reding : « Venez, mon cher ami, venez avec moi tout de suite ; allons trouver un bon prêtre qui demeure à deux pas d’ici. Vous serez reçu aujourd’hui même. Mettez votre chapeau. » Et avant que Charles pût montrer de la résistance, il était déjà à moitié hors de la chambre. Il ne put s’empêcher de rire, malgré cette vexation. Il dégagea son bras, et s’assit résolument : « Pas si vite, dit-il, nous ne sommes pas tout à fait de cette espèce de gens. » Willis parut un moment embarrassé. « Soit, dit-il ensuite, du moins vous devez aller en retraite ; vous devez y aller sur-le-champ. Morley, savez-vous quand M. de Mowbray ou le père Augustin donnera sa prochaine retraite ? Reding, c’est précisément ce qui vous manque, et ce dont tout Oxford a besoin. J’espère que vous ne me refuserez pas. » Charles le regarda en face et sourit. « Ce n’est pas ma ligne de conduite, dit-il enfin. Je me rends à Oxford ; rien ne peut m’empêcher d’y aller. Je suis venu ici pour vous rendre service ; je ne puis y réussir, je m’en vais donc. Si je pouvais vous être utile… mais il n’y a plus d’espoir. Oh ! cela me fait mal au cœur. » Et il se mit à frotter son chapeau avec ses gants, comme s’il était sur le point de se lever, tout en ayant de la peine à le faire.
Morley entra alors en lice. Il parla tout le temps comme un homme de bonne éducation et d’une vraie piété, mais avec une grande ignorance des protestants, ou de la manière dont on doit les traiter. « Excusez-moi, monsieur Reding, dit-il, si, avant votre départ, j’ajoute encore un mot. Je suis très-sensible à la lutte qui assiégé votre esprit, et je vous assure que ce n’est pas à moi de vous parler avec sévérité ou rigueur. La lutte entre une conviction et les motifs terrestres est souvent très-longue ; puisse-t-elle avoir bientôt une heureuse fin en vous ! Ne vous offensez point si je vous rappelle que les plus chers et les plus forts liens, tels que ceux qui vous rattachent à l’Église protestante, peuvent être dans certains cas sur la lisière des motifs terrestres. C’est une espèce de martyre d’avoir à rompre de tels nœuds ; mais ceux qui ont ce courage reçoivent la récompense des martyrs. Et puis, à l’Université vous respirez une atmosphère qui sert à entretenir le cours habituel de vos pensées ; l’avenir, les succès dans sa carrière, la bonne opinion des amis, voilà ce qui préoccupe à Oxford ; et toutes ces choses conspirent contre vous. Elles doivent étouffer la bonne semence. Eh bien, j’aurais désiré que vous eussiez été capable de suivre d’un seul coup le dictamen de la conscience. Mais la lutte doit se prolonger tout le temps marqué ; espérons que tout finira bien. »
— Je ne puis persuader à ces braves gens, pensait Charles, en fermant la porte d’entrée, que je ne suis pas dans un état de conviction ni de lutte contre cette conviction ; quelle absurdité ! Je viens ici pour rappeler un déserteur, et je suis moi-même appréhendé au corps, et, contre ma volonté formelle, on me pousse à la hâte à une profession de foi. Est-ce que ces choses arrivent tous les jours, ou est-ce ma destinée, à moi, d’être ainsi jeté au milieu de controverses pour lesquelles je ne suis pas prêt ? Moi ! Catholique Romain ! Quel contraste avec la quiétude de Hartley (c’était le nom de la demeure paternelle) ! » A mesure qu’il continuait à penser à la scène qui venait d’avoir lieu, il en était moins satisfait, ou pour mieux dire, moins content de lui-même. Il était venu pour faire la leçon à Willis, et c’était lui qu’on avait sermonné ; il avait d’ailleurs laissé entrevoir l’état secret de son esprit ; mais non, il n’avait rien dévoilé. Sans doute, il avait donné à entendre qu’il cherchait la vérité religieuse, mais tout Protestant cherche ; il n’aurait pas été Protestant s’il n’avait pas agi de la sorte. Naturellement il cherchait la vérité ; c’était là son devoir ; il se rappelait parfaitement que son tuteur lui avait démontré, dans une certaine circonstance, le devoir du jugement privé. C’est en cela que consiste la différence entre les Protestants et les Catholiques ; les Catholiques commencent par la foi, les Protestants par l’examen ; et voilà ce qu’il aurait dû dire à Willis. Il était fâché de ne l’avoir pas dit ; cela aurait simplifié la question, et démontré combien il était loin d’être chancelant. Chancelant ! quelle extravagance ! Il aurait bien voulu que cette pensée lui fût venue pendant la conversation ; c’était, toutefois, un adoucissement qu’elle lui vînt à cette heure : elle justifiait sa position.