Perte et gain : $b histoire d'un converti
CHAPITRE XII.
Confidence intime.
Les perplexités de Charles avaient bientôt pris une forme définie à son arrivée dans le Devonshire. Le fait seul de sa présence dans sa famille, et non à Oxford, où il aurait dû être, les avait ramenées dans son esprit ; l’approche du temps où il devait passer son examen et prendre son grade justifiait sa préoccupation à cet égard. A dire vrai, ces perplexités n’avaient pas acquis un développement plus grand que celui que nous avons dépeint ; mais elles n’étaient plus vagues ni indistinctes ; il les saisissait entièrement ; il ne les croyait pas non plus insurmontables, voyant alors d’une manière évidente les derniers obstacles à vaincre. La forme particulière dans laquelle elles se fixèrent, en se résumant, fut déterminée par les circonstances qui surgirent pour lui, à cette époque. Il se demanda d’abord comment il pourrait souscrire aux Articles ex animo, sans avoir une foi quelconque dans son Église comme autorité ayant droit à les lui imposer ; et, en second lieu, comment il pourrait avoir foi dans son Église, vu son histoire et sa situation présente. Le fait de ces difficultés était une grande source de chagrins pour notre jeune ami. Ce qui aggravait son état, c’est qu’il n’avait personne avec qui il pût parler ou sympathiser sur cette matière. Le comble enfin de son malheur, c’était la nécessité de garder devers lui un secret qu’il n’osait confier à d’autres, et qui pourtant, d’après ses prévisions, devait être révélé un jour. Telles étaient les causes cachées de l’abattement que ses sœurs remarquaient dans Charles.
Un jour, il était assis tout pensif devant le feu, un livre à la main, lorsque Marie entra. « Je voudrais, dit-elle, que vous m’apprissiez l’art d’étudier le grec dans des charbons ardents. — Les pierres ont leur langage, et il y a du bon en toutes choses, répondit Charles. — Vous faites bien de vous comparer au mélancolique Jacques. — Non pas à Jacques, mais au bon duc Charles, qui fut banni dans la forêt verte. — C’est fâcheux pour nous, répliqua Marie, puisque nous sommes les êtres sauvages avec lesquels vous êtes forcé de vivre. Mon bon Charles, continua-t-elle, j’espère que la triste affaire qui a été la cause de votre renvoi ne vous chagrine plus. — En vérité, Marie, il n’est pas agréable, après avoir vécu dans les meilleurs termes avec tout le collége, et en particulier avec le Principal et Jennings, d’être à la fin chassé comme un mauvais étudiant qu’on envoie conduire la charrette. Vous n’avez pas d’idée combien le vieux Principal et Jennings ont été sévères. — Mon cher ami, vous ne devez plus vous en préoccuper, comme je soupçonne que vous le faites. — Je ne sais pas où cela finira ; le Principal a dit expressément que mon avenir à l’Université était brisé. Je suppose qu’ils ne voudraient pas me donner un certificat, si je désirais un fellowship partout ailleurs. — Oh ! c’est une méprise momentanée ; je suis sûre que maintenant ils sont mieux informés. Aussi bien c’est pour nous une si bonne fortune de vous avoir ici, que nous leur en devons de la reconnaissance. — Je crois pourtant avoir agi avec prudence, Marie ; je ne suis jamais allé aux réunions du soir, ni aux sermons des célèbres prédicateurs du jour. Je me demande ce qui a pu leur mettre ces idées dans la tête. Au cours des Articles, je faisais de temps en temps une question, mais c’était vraiment parce que je désirais comprendre et saisir les matières. A mon entrée dans sa chambre, Jennings tomba sur moi ; je ne puis dire autrement. Il fut d’abord poli dans ses formes, mais il y avait dans son regard quelque chose qui m’annonçait l’orage. Il est étrange qu’un homme d’un caractère fort comme lui n’ait pas su mieux dissimuler ses sentiments ; j’ai toujours pu deviner ses pensées. — Croyez-moi, Charles, vous aurez oublié tout cela l’année prochaine. Ce sera comme un nuage d’été qui vient et disparaît. — Et puis, cela me décourage, et interrompt forcément mes études. J’y pense toujours, et c’est en vain que je veux fixer mon esprit sur mes livres, je ne sais plus retrouver mon énergie. C’est très-dur. — Marie soupira ; — je voudrais pouvoir vous aider, dit-elle, mais les femmes peuvent si peu ! Allons, laissez-moi prendre le chagrin, et gardez l’étude ; ce sera un excellent partage. — Et d’ailleurs, continua Charles, que va penser ma mère, quand la chose arrivera à ses oreilles, et il faut bien qu’elle lui parvienne ! — Laissez donc ! ne faites pas une montagne d’une taupinière. Vous reviendrez à Oxford, vous prendrez votre grade, et personne ne saura rien de tout cela. — Non, il n’en peut être ainsi », répondit Charles sérieusement. « Que voulez-vous dire ? — Ces choses ne se dissipent pas de cette manière ; ce n’est pas un nuage d’été : cela pourrait bien tourner à la pluie, à mon avis. »
Marie le regarda avec étonnement. « Je veux dire, reprit-il, que je n’ai pas l’espoir qu’ils me laissent prendre mon grade, pas plus qu’ils ne m’ont permis la résidence à Oxford. — C’est très-absurde, mon ami, voilà ce que j’entends par se préoccuper d’enfantillages et faire des montagnes de taupinières. — Ma bonne Marie, reprit-il en lui prenant la main affectueusement, ma seule vraie confidente et mon unique consolation, je voudrais vous faire encore une confidence, si vous pouviez la supporter. » Marie était effrayée, et son cœur battait fort. « Charles, répondit-elle en retirant sa main, souffrir une peine quelconque me serait moins dur que de vous voir dans cet état. Il est trop évident pour moi que quelque chose vous tourmente. » Charles mit ses pieds sur le garde-feu, et baissa les yeux. « Je ne puis vous le confier », dit-il enfin avec effort. Puis voyant à la physionomie de sa sœur combien il l’affligeait, il ajouta, souriant à demi comme pour atténuer l’effet de ses paroles : « Ma chère Marie, quand un pareil témoignage est porté contre quelqu’un, on ne peut s’empêcher de craindre qu’il n’ait été peut-être dicté par des motifs plausibles. — Impossible, Charles : vous corrompre les autres ! vous falsifier le Prayer-Book et les Articles ! Impossible. — Marie, de nous deux qui serait le meilleur juge, si ma figure était sale et mon habit râpé, vous ou moi ? Eh bien, peut-être Jennings, ou au moins l’opinion publique, en sait plus sur ma personne que moi-même. — Ne parlez pas ainsi, répliqua Marie très-émue ; vraiment, vous me faites de la peine en ce moment. Que voulez-vous dire ? » Charles couvrit son visage de ses mains : « Il n’y a rien à faire, répondit-il, vous ne pouvez m’aider ici ; je ne fais que vous chagriner. Je n’aurais pas dû aborder ce sujet. » Il y eut un moment de silence.
« Mon bien-aimé Charles, reprit Marie avec tendresse, allons, je supporterai tout tranquillement. Rien ne peut m’affliger autant que de vous voir aller de ce train-là. Mais, en vérité, vous m’effrayez. — Eh bien, répondit-il, quand plusieurs personnes viennent me dire qu’Oxford n’est pas ma place, que ma position n’est pas là, qui sait, si elles ont tort ou raison ? — Mais, réellement, est-ce tout ? et qui exige que vous passiez votre vie à Oxford ? Ce n’est pas nous, certainement. — Non, mais Oxford implique la nécessité d’obtenir un grade… de prendre les ordres. — Maintenant, mon cher ami, parlez d’une manière claire ; ne me donnez pas des demi-mots ; faites-moi tout connaître. » Et elle s’assit, le regard plein d’anxiété. « Eh bien, soit, dit-il faisant un effort ; cependant, je ne sais par où commencer. Tout ce que je puis dire, c’est que bien des choses me sont arrivées de différentes manières pour me montrer que je n’ai ni lieu, ni position, ni demeure ; que je ne suis pas fait pour l’Église d’Angleterre, que j’y suis un étranger. » Il y eut un silence terrible ; Marie devint très-pâle ; puis, tirant précipitamment une conclusion : « Vous voulez dire, Charles, reprit-elle avec vivacité, que vous allez vous réunir à l’Église de Rome. — Non, ce n’est pas cela. Vous m’avez mal compris ; je ne veux dire que ce que j’exprime ; je vous ai tout révélé ; ma confession est complète. Voici ma pensée entière : je ne me sens pas à ma place. — Cela ne suffit point, vous devez m’en révéler davantage ; car, comme je l’appréhende, vous voulez dire ce que j’ai exprimé moi-même, rien de moins. — Je ne saurais raconter les choses avec suite : mais quelque part que j’aille, avec quelque personne que je parle, je me sens une autre sorte d’homme que je ne suis. Je ne puis vous communiquer ce sentiment intime ; vous ne me comprendriez pas. La meilleure idée de mon état véritable se trouve dans ces paroles du Psalmiste : « Je suis un étranger sur la terre. » Nul ne pense et ne sent comme moi. J’entends des sermons, je cause de sujets religieux avec des amis, et tout le monde me condamne. Le collége enfin vient, lui aussi, rendre son témoignage contre moi, et il me chasse hors de ses murs. — Oh ! Charles, reprit Marie, que vous êtes changé ! » Et les larmes lui vinrent aux yeux. « Vous étiez si gai, si heureux autrefois ! Vous trouviez tant de plaisir auprès de tout le monde et en toutes choses ! Nous aimions tant à rire et à répéter : « Les oies de Charles sont des cygnes. » Que vous est-il arrivé ? » Elle se tut. « Ne vous rappelez-vous pas, continua-t-elle ensuite, ces paroles de l’Année chrétienne[65] ? Je ne puis les citer textuellement ; nous vous les appliquions. Il s’agit de l’espérance ou de l’amour « qui rend tous les objets radieux par son sourire magique ». Charles fut ému en se rappelant ce qu’il était trois années auparavant. « Je suppose, dit-il, que je sors des ombres pour entrer dans les réalités. — Il y a eu bien des choses pour vous attrister, repartit Marie en soupirant ; et maintenant ces vilains livres vous fatiguent trop. Pourquoi concourir pour les honneurs ? quel bien en reviendra-t-il ? » Nouveau silence.
[65] Recueil de poésies religieuses par M. Keble. Il contient des hymnes et autres compositions pour chaque fête du calendrier anglican. L’auteur y célèbre, à la date du 25 mars, la bienheureuse mère de Dieu.
— Je voudrais vous rapporter, reprit Charles, le nombre des avis indirects qui m’ont été donnés sur mon antipathie, comme on pourrait l’appeler, pour les choses telles qu’elles vont. Ce qui, peut-être, m’a le plus frappé, c’est un entretien que j’eus avec Carlton, ce tuteur avec qui j’ai étudié pendant les dernières vacances ; évidemment si je ne pouvais m’entendre avec lui, ou plutôt s’il me condamnait comme les autres, de qui devais-je attendre une parole en ma faveur ? D’ailleurs, je ne puis supporter le faste et les faux-semblants que je vois partout. Je ne parle pas contre les individus ; ce sont de très-bonnes personnes, je le sais ; mais, réellement, si vous voyiez Oxford tel qu’il est ! les chefs surtout avec leurs gros revenus, je ne sais trop ce que vous en penseriez. Sans doute ces messieurs sont généreux, leurs femmes sont souvent simples et modestes, on se plaît à le dire ; elles font aussi beaucoup de bien dans la ville, je me garderais de les attaquer sur ce point ; mais je parle du système. Reconnaît-on des ministres du Christ dans des hommes qui jouissent de revenus énormes, qui vivent dans des maisons richement meublées, qui ont femme et enfants, qui se font servir par des sommeliers et de magnifiques valets en livrées, qui donnent des dîners splendides, affectent des airs protecteurs et gracieux, arrondissent leurs gestes, et mesurent leurs paroles comme s’ils étaient la crème de la terre, mais qui n’ont rien de l’ecclésiastique, si ce n’est l’habit noir et la cravate blanche ? Puis viennent les évêques et les doyens qui, eux aussi, traînent une femme au bras, et qui ne peuvent entrer dans l’église sans être précédés d’un valet bien poudré, portant un coussin et une peau de mouton chaude pour préserver leurs pieds du froid des pierres. » Marie se mit à rire. « Eh bien, mon cher ami, dit-elle, je ne croyais pas que vous eussiez vu tant d’évêques, de doyens, de professeurs et de chefs d’établissements à Saint-Sauveur ; vous avez eu bonne compagnie. — Mes yeux sont constamment en éveil, et les occasions ne m’ont pas manqué ; je ne puis entrer dans les détails. — Je crois que vous avez été sévère envers ces messieurs, reprit Marie ; quand un pauvre vieillard souffre d’un rhumatisme (et elle soupira un peu), il serait dur qu’il ne pût garantir ses pieds du froid. — Ah ! Marie, je ne saurais vous expliquer tout ! mais pénétrez-vous, je vous prie, de ce que je dis, et ne critiquez pas mes exemples ou mes paroles. Ce que je veux faire entendre, c’est qu’il y a à Oxford une atmosphère mondaine qui est aussi éloignée que possible de l’esprit de l’Évangile. Je n’accuse pas les dons d’ambition ni d’avarice ; il n’en est pas moins vrai, toutefois, que la fin que se proposent les chefs d’établissements, les Fellows et tous ces messieurs, c’est de jouir d’abord de la terre, et puis de servir Dieu. Sans doute ils font du ciel l’objet final de leurs désirs ; mais leur objet immédiat, c’est d’être dans l’aisance, de se marier, d’avoir de beaux revenus, une position, de l’honorabilité, une maison commode, une campagne agréable et un aimable voisinage. Il n’y a rien de surnaturel chez eux. Je l’avoue, je crois que les Puséistes sont les seules personnes de l’endroit qui aient des vues élevées ; je devrais dire les seules personnes qui en fassent profession, car je ne les connais pas assez pour en parler. » Il pensait à White. « Vous m’entretenez là de choses que j’ignore, Charles, mais je ne pense pas que toute cette jeunesse intelligente d’Oxford ne recherche que ses aises et le bien-être ; je ne crois pas non plus que dans l’Église de Rome l’argent ait toujours été employé à la meilleure fin. — Je ne disais rien de l’Église Romaine, pourquoi me la nommer ? C’est tout à fait une autre question. Mon unique pensée, c’est qu’il y a à Oxford une atmosphère mondaine que je ne puis souffrir. Je n’emploie pas le mot « mondaine » dans sa plus mauvaise acception. Les gens y sont religieux et charitables ; mais (je n’aime pas à citer des noms propres), mais je connais plusieurs dons qui ne paraissent pas faire entrer dans le caractère de leur religion, à eux, la notion de la pauvreté évangélique, le danger des richesses, l’abandon de toutes choses pour le Christ : idées qui sont les premiers principes de l’Écriture telle que je la lis et la comprends. Je l’avoue, je crois que c’est la raison pour laquelle les Puséistes sont si impopulaires. — Eh bien, repartit Marie, je ne vois pas pourquoi vous êtes si dégoûté du monde, ainsi que de la place et des devoirs que vous devez y remplir, parce qu’il s’y trouve des hommes mondains.
— A propos, je parlais de Carlton, reprit Charles. Certes c’est un excellent garçon que j’aime, que j’admire et que je respecte beaucoup ; eh bien, savez-vous qu’il a posé en axiome qu’un ecclésiastique de l’Église d’Angleterre doit se marier ? Il disait que le célibat peut être chose très-bonne dans d’autres communions, mais qu’un homme se rendait ridicule et n’était pas du siècle, s’il restait célibataire dans notre Église. » Le pauvre Charles était si sérieux, et la proposition qu’il énonçait était si monstrueuse, que Marie, malgré sa profonde tristesse, ne put s’empêcher de rire aux éclats : « Je ne puis m’en défendre, dit-elle. En vérité, c’était une assertion très-extraordinaire. Mais, mon cher ami, ne craignez-vous pas que Carlton ne vous enlève un beau jour par violence, et qu’il ne vous marie à quelque gentille demoiselle avant que vous sachiez où vous en êtes ? — Ne parlez pas sur ce ton, Marie, répliqua Charles ; à cette heure, je ne puis supporter la plaisanterie. Ce que je veux dire, c’est que, considérant le bon sens de Carlton et son coup d’œil si juste en toutes choses, je restai convaincu que l’Église d’Angleterre est réellement, d’après les déclarations implicites de mon répétiteur, une forme de religion très-différente de celle des Apôtres. »
Ces paroles rendirent Marie sérieuse. « Hélas ! dit-elle, nous voici sur un nouveau terrain, il s’agit maintenant, non de ce que l’Église pense de vous, mais de ce que vous pensez de notre Église. » Il y eut un moment de silence. « Je soupçonnais que cela reposait au fond, continua-t-elle ; je n’ai jamais pu croire qu’une poignée de gens, dont quelques-uns n’étaient rien pour vous, venant vous dire que vous n’étiez pas à votre place, vous auraient fait penser ainsi, à moins que vous, le premier, n’eussiez eu ces sentiments. Voilà la vérité réelle ; et puis vous interprétez dans votre sens ce que les autres viennent vous dire. » Il y eut encore un moment de silence pénible. « Je vois, reprit-elle, comment tout cela ira. Quand vous prenez une chose à cœur, Charles, je sais bien que vous ne l’abandonnez plus. Oui, vos idées sont déjà arrêtées. Nous vous verrons Catholique Romain. — Marie, répliqua le frère avec tristesse, voulez-vous, vous aussi, vous élever contre moi ? » Elle vit sa méprise. « Non, Charles ; tout ce que je dis, c’est que cela dépend de vous, et non des autres. Si votre esprit l’a résolu, il n’y a plus rien à faire. Ce ne sont pas les autres qui vous mènent, qui s’élèvent contre vous ; mon cher ami, ne vous méprenez pas sur mes paroles, et ne vous faites pas illusion. Vous avez une volonté de fer. »
En ce moment, Caroline entra dans la chambre. « Je ne pouvais m’imaginer où vous étiez, Marie, dit-elle ; il y a une éternité que Perkins vous demande. Il s’agit de quelque chose pour le dîner ; je ne sais quoi. Nous avons cherché en haut et en bas, sans pouvoir deviner que vous aidiez Charles dans ses études. » Marie poussa un profond soupir et sortit de la chambre.