Perte et gain : $b histoire d'un converti
CHAPITRE IX.
Le sermon assez élastique du docteur Brownside.
Il est des personnes qui en présence de difficultés intellectuelles se tourmentent, et font pour les résoudre de continuels efforts que ne couronne pas toujours le succès. Charles était d’une autre trempe de caractère ; une idée nouvelle n’était pas perdue pour lui, mais elle ne l’inquiétait pas. Si elle était obscure ou opposée à son appréciation habituelle des choses, il la laissait aller son chemin, trouver d’elle-même sa place, et se formuler en lui par l’action lente, mais spontanée, de son esprit. En soi, pourtant, la perplexité est un état peu agréable, et volontiers il s’en serait défait, si c’eût été possible.
Au moyen de conversations semblables à celles que nous avons citées, et de beaucoup d’autres dont nous faisons grâce au lecteur ; en outre, d’après la diversité de vues qu’il avait rencontrée à Oxford, Charles en était venu, au bout d’une année, à quelques conclusions, peu nouvelles sans doute, mais très-graves : d’abord, qu’il y a une infinité d’opinions dans le monde touchant les matières les plus importantes ; secondement, que toutes choses ne sont pas également vraies ; troisièmement, que c’est un devoir d’embrasser les opinions vraies ; et quatrièmement, qu’il est bien difficile d’arriver à la connaissance de ces dernières. Comme nous l’avons dit, il s’était accoutumé, dans le principe, à fixer son esprit sur les personnes et non sur les opinions, à aimer dans chacun ce qui était bon ; mais il était alors arrivé à sentir qu’il n’était pas honorable, pour ne pas dire plus, d’embrasser des opinions fausses. Peu importait qu’on crût sincèrement à ces opinions ; il ne pouvait avoir pour une personne qui embrassait ce que Sheffield appelait du charlatanisme le même respect qu’il éprouvait pour celle qui embrassait une réalité. White et Bateman en étaient des preuves vivantes : ils étaient certainement d’excellents garçons, mais comment souffrir leur langage chimérique, quoique eux-mêmes ne le crussent pas tel ? Pareillement, si le système catholique de Rome était faux, il n’était pas moins clair (laissant de côté des considérations plus hautes) qu’un homme qui croyait au pouvoir des saints et les invoquait était acteur d’une grande comédie, quelque sincère qu’il fût. Il prenait des mots pour des choses, et jusque là, lui, Charles, ne pouvait le respecter, pas plus qu’il ne respectait White et Bateman. De même de l’Unitaire : si celui-ci croyait que la puissance de la nature humaine abandonnée à ses propres forces est ce qu’elle n’est pas ; si dès son origine l’homme est un être tombé, et que lui le crût debout, il s’attachait à une absurdité. Il pouvait racheter ou couvrir cette tache par mille qualités précieuses, la tache resterait toujours ; justement comme nous regarderions un bel homme défiguré par la perte d’un œil ou d’une main. De plus, si un chrétien de profession faisait du Très-Haut un être simplement miséricordieux, et que cet être, au contraire, selon la doctrine de l’Église Anglicane, fût un Dieu qui punît par amour de la justice, ce chrétien faisait une idole ou une chimère de l’objet de sa religion et (à part des idées plus sérieuses sur son compte) lui, Charles, ne pouvait le respecter. Et c’est ainsi que, graduellement, le principe du dogmatisme devint un élément essentiel dans les vues religieuses de Reding.
Graduellement, et d’une manière imperceptible à lui-même, disons-nous ; car les pensées que nous avons exposées ne lui vinrent qu’à des époques différentes ; mais il les reprenait toujours au point où il les avait quittées en dernier lieu. Ses cours et ses autres devoirs particuliers, ses amis et ses récréations étaient le principal objet de la journée ; il y avait néanmoins, chez lui, un secret courant qui était toujours en action, et qui venait retentir à l’oreille de son esprit dès que les autres bruits se calmaient. S’il faisait sa toilette le matin, s’il s’asseyait sous les hêtres du jardin du collége, lorsqu’il errait dans la prairie, lorsqu’il allait en ville payer une note ou faire une visite, lorsque le soir il se jetait sur son sofa, après avoir fermé sa porte, des pensées analogues à celles que nous avons décrites s’agitaient dans sa tête.
Cependant les discussions et les travaux, dont Oxford était le théâtre, touchaient à leur fin ; car le temps de la Trinité était déjà passé, et la Commémoration approchait. Or, il arriva, le dimanche avant cette dernière fête, que le sermon de l’Université fut prêché par un personnage de distinction, venu à la ville pour prendre part à cette solennité. Ledit personnage n’était rien moins que le très-révérend docteur Brownside, nouveau doyen de Nottingham, pendant quelque temps professeur Huntingdonien de théologie, et l’un des plus subtils penseurs universitaires du jour, sinon le plus profond. Une taille plus que médiocre, un nez affublé de lunettes, un front chauve, des cheveux noirs aux boucles arrondies, des lèvres souriant avec affectation, un certain air compassé dans les formes, tel était au physique notre prédicateur. Ajoutons en outre qu’il savait donner de la pompe à son geste, et qu’il maniait avec facilité une prononciation distincte et musicale, de sorte que tout son auditoire pouvait l’entendre sans efforts. Comme théologien, le docteur Brownside paraissait n’avoir jamais eu de difficulté sur n’importe quel sujet. Il était si clair ou si superficiel, qu’il voyait au fond de toutes ses pensées ; aussi bien, puisque le docteur Johnson nous assure que « toutes les eaux peu profondes sont claires », peut-être pouvons-nous le désigner par les deux épithètes. Pour lui, la Révélation, au lieu d’être l’abîme des conseils de Dieu, avec ses ébauches obscures et ses grandes ombres, était une plaine ouverte et brillante, sillonnée par des routes droites et macadamisées. Sans doute, il ne niait pas l’incompréhensibilité divine elle-même, comme quelques hérétiques anciens ; mais il soutenait que dans la Révélation tout ce qui était mystérieux avait été laissé de côté, et que Dieu ne nous avait fait connaître que ce qui était pratique et ce qui nous regardait directement. Toutefois, c’était pour lui un prodige que tout le monde ne fût pas de son avis, en acceptant cette manière de voir simple et naturelle qui, à ses yeux, était l’évidence elle-même ; et il attribuait ce phénomène, qui n’était pas rare, à quelque défaut d’intelligence ou au manque de quelque fil de l’esprit, comme il peut advenir. Le docteur Brownside était un prédicateur populaire, c’est-à-dire que, quoiqu’il eût peu de partisans, il avait toujours un très-bel auditoire ; et à l’occasion dont il s’agit ici, l’église pouvait à peine contenir les nombreux étudiants venus pour l’entendre.
Il commença son discours en faisant observer que c’était une chose étonnante de voir si peu de bons dialecticiens dans le monde, alors que la faculté du raisonnement était un des apanages de la nature humaine, celui qui la distinguait des brutes. On avait dit, il est vrai, que les brutes raisonnaient ; mais c’était dans un sens analogique du mot raison et un exemple de cette ambiguïté de langage ou de la confusion d’idées dont il parlait en ce moment. Pareillement, nous disons que la raison pour laquelle le vent souffle, c’est qu’il y a un changement de température dans l’atmosphère ; et que la raison pour laquelle les cloches sonnent, c’est qu’un sonneur les balance ; mais qui oserait dire que le vent raisonne ou que les cloches raisonnent ?
Il y avait, croyait-il, un fait (et il appuya fortement sur ce mot), non parfaitement constaté, de brutes qui raisonnent. On avait soutenu que si, en cherchant son maître, le chien, cet animal si intelligent, rencontrait trois routes, après en avoir flairé deux, il prenait hardiment la troisième, sans autre investigation préalable ; ce qui, en supposant le fait vrai, était un exemple d’un syllogisme disjonctif et hypothétique. Dugald Stewart avait aussi parlé d’un singe qui cassait des noix derrière une porte, ce qui, n’étant pas une imitation stricte d’une chose que l’animal aurait pu voir actuellement, impliquait un acte d’abstraction par lequel cette brute intelligente s’était d’abord élevée à la notion générale des casse-noisettes, qu’elle avait pu voir dans un cas particulier, en argent ou en acier, sur la table de son maître, et qu’ensuite, descendant de cette idée générale, elle lui avait donné un corps, et l’avait obtenu sous la forme d’un expédient de sa propre invention. Les brutes raisonnent : telle avait donc été l’assertion ; toutefois, le docteur Brownside pouvait présentement admettre que la faculté du raisonnement était le caractère propre de l’espèce humaine, et que, tel étant le cas, il était vraiment étrange de trouver si peu de personnes qui raisonnassent bien.
Après cette introduction, notre prédicateur en vint à attribuer à ce défaut le nombre des différences religieuses qui sont dans le monde. Il dit que les questions les plus célèbres en religion n’étaient que des questions de mots ; que les combattants ignoraient leur propre dessein ou celui de leurs adversaires ; et qu’une teinte de bonne logique aurait mis fin à toutes les discussions qui avaient troublé le monde pendant des siècles, aurait empêché bien des guerres sanglantes, bien de furieux anathèmes, bien des exécutions cruelles et nous eût épargné bien de lourds in-folio. Il alla jusqu’à supposer que, dans le fait, il n’y avait ni vérité ni erreur dans les dogmes reçus en théologie ; que c’étaient des modes, ni bons ni mauvais en eux-mêmes, mais personnels, nationaux ou périodiques, manifestant seulement le travail de l’intelligence sur les grandes vérités religieuses ; que le tort consistait non à les admettre, mais à appuyer fortement sur eux : en d’autres termes, que c’était vouloir absolument habiller un Hindou en Finnois, et donner le boomarang[43] à un régiment de dragons.
[43] Petit bâton recourbé par un bout, dont se servent dans leurs jeux, avec beaucoup d’adresse, des sauvages d’une tribu d’Australie.
Il continua, faisant observer que, d’après les assertions précédentes, on pouvait voir clairement sous quel point de vue les formulaires anglicans devaient être acceptés : c’était notre mode d’exprimer des vérités éternelles, qu’on aurait pu aussi bien traduire d’une autre manière, comme tout penseur dialecticien le comprendrait sans peine. Dès lors, on ne devait leur faire subir aucune altération ; il fallait les conserver dans leur intégrité, sans oublier toutefois qu’ils étaient la théologie anglicane, et non la théologie abstractivement prise ; et que, quoique le Symbole d’Athanase fût bon pour nous, il ne s’ensuivait pas qu’il le fût aussi pour nos voisins : bien plus, que ce qui, à nos yeux, était l’opposé de ce Credo, pouvait convenir mieux à d’autres, être leur mode d’exprimer les mêmes vérités.
Il termina son discours par un mot en faveur de Nestorius, deux pour Abeilard, trois pour Luther, « ce grand génie », qui vit que, Églises, symboles, rites, personnes n’étaient rien en religion, et que l’esprit intérieur, « la foi », selon son expression, « était absolument tout en tout ». Il avertit enfin ses auditeurs que les choses n’iraient bien à l’Université que lorsque ce grand principe serait tellement admis qu’ils en viendraient, non pas à rejeter leurs formulaires propres et distinctifs, mais à regarder leurs contradictions directes comme étant également agréables au divin auteur du Christianisme.
Charles ne comprit pas tout l’ensemble du sermon ; mais il en saisit assez pour être convaincu que ce discours était différent de tous ceux qu’il avait entendus dans sa vie. Il fit plus que douter si, après l’avoir ouï, son père n’en aurait pas fait une exception à sa maxime favorite. Il se retira, cherchant en lui-même ce que le prédicateur avait pu vouloir exprimer, et se demandant s’il l’aurait mal compris. — Voulait-il dire que les Unitaires étaient seulement de mauvais dialecticiens, mais qu’ils pouvaient être d’aussi bons chrétiens que les croyants orthodoxes ? C’était bien là sa pensée. Mais, quoi donc ! si, après tout, il était dans le vrai ? — Un instant Charles s’abandonna à cette idée. — Dès lors tout homme est, plus ou moins, ce que Sheffield appelle un comédien, et nous n’avons pas à nous inquiéter de qui que ce soit. Donc, j’avais raison dans le principe de vouloir accepter chacun pour ce qu’il est. Réfléchissons. Tout homme un comédien… Les comédiens sont respectables, ou plutôt personne n’est respectable. Nous ne pouvons agir sans quelque forme extérieure de croyance ; l’une n’est pas plus vraie que l’autre ; c’est-à-dire toutes sont également vraies… Toutes sont vraies. C’est bien le meilleur côté par où l’on puisse prendre la question ; aucune n’est comédie, toutes sont vraies. Toutes sont vraies ? impossible ! l’une aussi vraie que l’autre ? Eh bien, donc, il est aussi vrai que notre Seigneur est un pur homme qu’il est certain qu’il est un Dieu. Impossible qu’il ait voulu exprimer cela ; que voulait-il dire ?
Ainsi pensait Charles, troublé d’une manière pénible. Cependant, malgré cet état de perplexité, deux convictions naquirent en lui : la première, bien triste sans doute, était qu’il ne pouvait recevoir pour évangile tout ce qui était prêché du haut de la chaire, même par les autorités d’Oxford et les théologiens de renom ; la seconde, que son aimable disposition d’autrefois d’accepter chacun pour ce qu’il est offrait des dangers, conduisant, sans beaucoup de peine, à la tolérance de toutes sortes de croyances, et arrivant, par une déduction légitime, au sentiment exprimé dans la Prière universelle de Pope, prière que son père lui avait toujours présentée comme un modèle achevé du philosophisme superficiel :