Perte et gain : $b histoire d'un converti
CHAPITRE XII.
Le pressentiment.
Charles était un fils affectueux, aussi trouvait-il un bonheur ineffable à vivre au sein de sa famille pendant les grandes vacances. Levé de bonne heure, il travaillait jusqu’au lunch, et, dès ce moment, il était tout entier à son père, à sa mère et à ses sœurs, pour le reste de la journée. Il aimait le calme de la campagne ; il aimait le cours monotone du temps, alors qu’un jour n’est pas différent d’un autre ; et après avoir respiré l’atmosphère brûlante d’Oxford, le presbytère avec sa solitude lui était comme un port après l’agitation des vagues. Les mille opinions et les perplexités diverses qui l’avaient envahi de toutes parts au collége étaient à cette heure comme le bruit lointain de l’Océan ; elles le rappelaient à la jouissance de sa sécurité présente. Les prairies ondoyantes, les haies vertes, la vaste bruyère, les champs de vaine pâture avec leur développement profond d’ormes sombres, la haute futaie qui frange le sentier de l’horizon d’un village à l’autre, et qui, coupée de temps en temps, se dessine en groupes ou se perd dans les taillis, la porte elle-même, et la barrière[49] et la grand’route ; tout cela avait des charmes pour notre jeune ami, non pas sans doute ceux de la nouveauté, mais ceux des vieilles connaissances ; c’était toute la poésie des souvenirs. Malgré son état de dilapidation et de délabrement, avec son escalier extérieur, ses galeries disgracieuses, ses fenêtres profondes, ses bancs incommodes, sa table basse, son vestiaire abandonné et son odeur humide et terreuse, l’église, elle aussi, éveillait des pensées agréables dans l’homme intérieur ; car c’était là que, pendant plusieurs années, il avait entendu son père, tous les dimanches, faire la lecture et prêcher ; là se trouvaient les tombeaux antiques avec leurs inscriptions latines et leurs devises étranges, les écriteaux noirs avec des lettres blanches, les Resurgam, les crânes grimaçants, les seaux à incendie, les couleurs fanées de la milice, et le vieux clerc, brave homme, presque passé à l’état d’immeuble, portant toujours sa perruque galloise sur les oreilles et disant ses répons à tort et à travers. Toutes ces choses avaient frappé l’imagination de Charles dans son enfance et elles lui avaient laissé un profond sentiment de respect. Et puis d’ailleurs, il était là désormais dans sa maison ; là il retrouvait son appartement bien connu, la routine avec ses délices, son propre arrangement, son comfort : en un mot, son chez lui, vieil et véritable ami, d’autant plus cher à son cœur que maintenant il en connaissait d’autres. — Où serai-je dans un temps à venir ? se dit-il un jour à lui-même ; je l’ignore. Je ne suis qu’un enfant ; bien des événements, auxquels je n’ai pas songé, que mon imagination ne saurait mesurer, peuvent m’arriver avant que je meure, si toutefois je vis. Mais ici, au moins, et en ce moment, je suis heureux, et je veux jouir de mon bonheur. Certaines personnes disent que le plus beau temps de la vie est celui de l’école ; cela n’exclut pas le collége. Je suppose que ce sont les soucis qui rendent la vie si lourde. Pour le moment, je n’ai ni soucis, ni responsabilité ; j’en aurai bien sans doute un peu pour prendre mes grades. Les soucis sont une terrible chose ; j’en ai eu quelque idée autrefois, à l’école. Que c’est curieux à penser : un jour j’aurai vingt-cinq ou trente ans ! Comme les semaines s’écoulent vite ! les vacances touchent déjà à leur terme ! Oh ! je suis si heureux ! cela me fait peur. Mais j’aurai de l’énergie au jour venu.
[49] La barrière d’enclos ou de haie (the style). La forme en est très-variée et très-ingénieuse.
Parfois cependant les pensées de Charles prenaient une tournure plus triste, et il anticipait sur l’avenir d’une manière plus vive qu’il ne jouissait du présent. Un ami de la maison, M. Malcolm, était venu les voir après une absence de plusieurs années. Sa visite fit plaisir à Reding ; et le bon fellow partagea ce bonheur. Un nouveau pays et un cercle de famille avaient pour lui des charmes ineffables, après sa vie de garçon au collége. M. Malcolm avait été un grand ami de Charles et de ses sœurs pendant leur enfance. Mais à cette heure, l’affection que ceux-ci lui conservaient ne vivait, en grande partie, que de souvenirs. Lorsqu’il leur racontait des histoires amusantes, ou qu’il leur permettait de grimper sur ses genoux et de lui enlever ses lunettes, il faisait tout ce qu’il faut pour gagner des cœurs d’enfants ; mais c’est avec d’autres armes qu’on parvient à conquérir le cœur de la jeunesse. Qu’y a-t-il donc de surprenant que M. Malcolm ne vécût dans leur esprit que par prescription ? Le brave homme ne savait rien de cela, et il n’y aurait pas, au reste, beaucoup songé, si toutefois il s’en était aperçu ; car, semblable à bon nombre de personnes avancées en âge, il se faisait trop lui-même son propre centre, ne se donnait pas la peine de pénétrer dans l’esprit des autres, ne s’inquiétait pas de leur faire plaisir, ni de trouver en eux sa satisfaction. Il était bon et affable envers Charles et ses sœurs comme il l’aurait été à l’égard d’un serin ou d’un bichon ; c’était une espèce d’amour externe ; et quoique les enfants de M. Reding fussent très-bien avec lui, ils ne sentaient pas son absence quand il partait, ils n’auraient pas été peinés d’apprendre qu’il ne devait plus revenir. Charles le conduisait dans la campagne, il lui timbrait ses lettres, avait soin de lui faire arriver les journaux de la ville voisine ; il écoutait ses histoires sur Oxford et sur les hommes d’Oxford. Il l’aimait vraiment, il désirait même lui être agréable ; mais quant à le consulter sur des matières sérieuses, ou à s’adresser à lui pour demander des consolations dans ses peines, il aurait plutôt eu la pensée de se confier à Daniel le colporteur ou au vieil Isaac qui, le dimanche, jouait du basson.
« Comment vos pêches se trouvent-elles cette année, monsieur Malcolm ? » demanda un jour M. Reding à son hôte, après le dîner. — Vous devriez savoir que nous n’avons pas de pêches à Oxford, répondit M. Melcolm. — Alors, ma mémoire me trompe ; mais, il me semble y avoir vu des pêches d’octobre, et de très-belles pêches même. — Ah ! vous voulez parler des pêches du vieux Tom Spindel, le jockey », reprit M. Malcolm. « C’est vrai, il avait un pan de mur de briques, et il en était très-fier. Mais quand les pêches arrivent, il n’y a personne à Oxford pour les manger ; aussi, l’arbre comme le fruit y est une grande rareté. Oxford n’était pas si dépourvu autrefois, il y reste les vieux mûriers, en souvenir de jours meilleurs. — A cette époque également, je le suppose, dit Charles, les fruits les plus coûteux n’y étaient pas cultivés. Les mûriers sont le témoignage non-seulement d’un collége nombreux, mais des goûts simples. — Charles fait secrètement la guerre à nos serres chaudes, dit M. Reding, comme si notre premier père ne préférait pas les fruits et les fleurs au bœuf et au mouton. — Pas du tout, répliqua Charles, je regarde les pêches comme une chose excellente ; et quant aux fleurs, j’aime passionnément leurs odeurs. — Charles a dès lors quelque théorie sur les odeurs, je le parierais, reprit son père ; je ne connus jamais d’enfant qui décidât ainsi de ses goûts et de ses répugnances selon la fantaisie. Il commença à aimer les olives dès qu’il lut l’Œdipe de Sophocle, et je crois vraiment que bientôt, par dégoût du roi Guillaume, il ne mangera plus d’oranges. — Tout le monde agit ainsi, repartit Charles. Qui ne voudrait être à la mode ? Notre tante Catherine appelle une année son chapeau délicieux, et le traite d’épouvantail l’année suivante. — Vous avez raison, papa, dans cette circonstance, dit la fille ; sans savoir quel est son motif, je sais que Charles en a un pour savourer le parfum de la rose ou distiller la lavande. — Quel est-il, ma chère Marie ? — Vous êtes des restes des berceaux d’Éden », répondit la fille. — Eh bien, papa, c’était précisément la raison que vous donnez. — Il y a plus que celle-là, reprit M. Reding, si toutefois je connus jamais ce que c’était. — Il pense que l’odorat est un sens plus spirituel que les autres, ajouta Marie en souriant. — Quel enfant né pour les paradoxes ! s’écria sa mère. — Cependant, c’est ainsi d’une certaine façon, reprit Charles ; mais je ne puis l’expliquer. Les odeurs et les sons sont plus aériens, moins matériels ; ils n’ont pas de forme, de même que les anges. » M. Malcolm se mit à rire. « Soit, je vous l’accorde, Charles, dit-il ; les anges ont de la longueur sans largeur. — Avez-vous jamais ouï pareille chose ? » s’écria madame Reding riant à son tour ; « ne l’encouragez pas, monsieur Malcolm ; vous êtes pire que lui. Des anges longs sans largeur ! — Ils passent d’un lieu à l’autre ; ils vont, ils viennent, continua M. Malcolm. — Les odeurs évoquent le passé si vivement ! ajouta Charles.
« Mais les sons, assurément, éveillent ce passé plus que les odeurs, dit M. Malcolm. — Pardon, c’est l’inverse, à mon avis, répliqua Charles. — C’est un paradoxe, mon jeune ami ; l’odeur du rosbif n’a jamais eu d’autre puissance que d’éveiller chez un homme le souvenir du dîner ; mais les sons émeuvent et inspirent les âmes. — Mais, monsieur, reprit Charles, songez que les odeurs sont complètes en elles-mêmes, sans être formées de parties. Songez combien différente est l’odeur entre une rose et un œillet, entre un œillet et un pois de senteur, entre un pois de senteur et une giroflée, entre une giroflée et le lilas, entre le lilas et la lavande, entre la lavande et le jasmin, entre le jasmin et le chèvre-feuille, le chèvre-feuille et l’aubépine, l’aubépine et la jacinthe, la jacinthe… — Grâce ! grâce ! Charles, vous allez nous donner tout le catalogue de Loudon. — Et ce ne sont que les odeurs des fleurs ; quelle différence d’odeur entre les fleurs et les fruits, les fruits et les épices, les épices et le rosbif ou les côtelettes de porc, et ainsi de suite ! Voici maintenant ma conclusion : ces odeurs sont parfaitement distinctes les unes des autres et sui generis ; elles ne peuvent jamais être confondues ; cependant, chacune se communique à la perception en un instant. La perspective demande un grand espace, un air est une succession de sons ; mais les odeurs sont d’un seul trait spécifiques et complètes, quoique indivisibles. Qui jamais a pu partager en deux une odeur ? Elles ne demandent ni temps ni espace ; ainsi elles sont immatérielles ou spirituelles. — Charles n’a pas été à Oxford pour rien », dit sa mère en riant et en jetant un coup d’œil à Marie ; « voilà ce que j’appelle de la vigoureuse logique ! »
« Bien terminé, Charles, s’écria M. Malcolm ; et maintenant, puisque vous avez des notions si claires sur la puissance des odeurs, vous devriez, comme un certain homme, être satisfait en flairant votre dîner, et engraisser par ce moyen. C’est une honte de vous voir assis à table. — Eh bien, monsieur, il est au moins des gens qui paraissent s’engraisser avec le tabac. — Fi donc ! Charles ; vous m’avez vu user de ma boîte au réfectoire pour me tenir éveillé après le repas ; mais certainement jamais autre part. Je prends ma tabatière avec moi simplement comme un jouet ; j’y tiens, parce qu’on m’en a fait cadeau. Il vous aurait fallu vivre au temps de ma jeunesse. Vous auriez vu alors le vieux docteur Troughton de Nun’s Hall qui tenait son tabac dans sa poche, et la vieille Vice-Principale, madame Daffy, qui avait l’habitude d’en mettre une traînée sur son bras et de l’aspirer bravement. Les docteurs en médecine, eux aussi, non moins que leurs confrères en théologie, en usaient avec largesse ; ceux-là, comme un préservatif contre les infections, ceux-ci contre le sommeil dans l’église. — Maintenant, ils prennent du vin contre les infections, dit M. Reding ; c’est un préservatif plus sûr. — Du vin ! s’écria M. Malcolm, oh ! ils n’en buvaient pas moins jadis, l’avez-vous donc oublié ? En certaines occasions solennelles, ils se faisaient même un point d’honneur d’enivrer tout le collége, depuis le Vice-Principal jusqu’aux domestiques. Grâce à leurs femmes, les chefs des établissements restaient dans les bornes du devoir ; néanmoins, je vous l’assure, le Dieu de la gaieté s’approchait très-près de M. le Vice-Chancelier lui-même. Vivait alors le vieux docteur Sturdy, de Saint-Michel, le grand martinet de son temps. Un jour, le roi passait à Oxford ; Sturdy, homme de haute taille, à la contenance roide et à la face de fer, devait aller à sa rencontre, en procession, à Magdalen-Bridge, et il descendait, précédé de ses masses d’or et d’argent, de ses porte-verges, des chapeaux à cornes et du reste. Or, parmi les gens de sa suite, pas un qui ne fût ivre. Je vous laisse à penser l’effroi du bon vieil homme : Sa Majesté dans le lointain, et sous son propre nez tout son monde chancelant de droite et de gauche, et le menaçant de le quitter pour le ruisseau avant la fin de la marche. — Personne ne peut s’enivrer avec du tabac, je vous l’accorde, reprit M. Reding ; mais si le vin a fait du mal à quelques-uns, il a fait tant de bien à d’autres ! — La poudre pour les cheveux n’est pas meilleure que le tabac, ajouta Marie, qui préférait le premier sujet de conversation. Vous connaissez le vieux M. Butler, de Cooling ; sa perruque est si grande et si couverte de poudre, que toutes les fois qu’il remue la tête, je suis sûre d’éternuer.
— Ah ! mais ce ne sont là que des accidents, mademoiselle », repartit M. Malcolm, troublé par ce coup porté à la conversation et s’échappant, de mauvaise grâce, d’un autre côté ; « des accidents après tout. Les vieilles gens sont toujours les mêmes ; et les jeunes aussi. Chaque âge a ses caprices. Si M. Butler ne portait pas perruque, il y aurait néanmoins chez lui quelque chose de singulier et d’étrange pour de jeunes yeux. Charles, ne devenez pas vieux garçon. Personne ne s’inquiète des vieilles gens. Mariez-vous, mon cher ; choisissez de bonne heure une femme jeune et vertueuse, qui aura pour vous de douces attentions. » Charles rougit légèrement, et sa sœur se mit à rire, comme si sur ce point il y avait quelque mystère entre eux. M. Malcolm continua : « N’attendez pas jusqu’à l’âge où vous aurez besoin de quelqu’un qui vous achète de la flanelle pour votre rhumatisme ou la goutte ; mariez-vous de bonne heure. — Vous voulez bien, toutefois, qu’auparavant je prenne mes grades ? — Certainement, prenez votre titre de maître ès-arts, si vous voulez ; mais ne devenez pas vieux fellow. N’attendez pas la quarantaine ; on fait souvent d’étranges bévues. — Lorsque le temps viendra, notre bien-aimé Charles fera, j’en suis sûre, un bon et affectueux mari, répondit la mère ; et ce temps viendra, mais pas encore. Oui, mon cher enfant, ajouta-t-elle en lui faisant un signe de tête, vous ne pourrez échapper à votre destinée quand l’heure sera venue. — Il faut que vous le sachiez, dit M. Reding à son hôte, Charles, en ce moment, est romanesque dans ses idées ; à ses yeux, je le crois, personne n’est assez bon pour lui. Oh ! mon cher fils, que je ne vous inquiète pas : je ne fais allusion à rien de sérieux ; mais, quoi qu’il en soit, notre jeune étudiant ne s’est pas bien tiré d’affaire auprès de quelques demoiselles qui s’attendaient à plus d’attention de sa part. — Je vous assure, papa, reprit Marie, que Charles est plein d’attentions quand il y a lieu, et qu’il épie toujours le moment de rendre service ; seulement, il se tire mal du babillage féminin. — Tout viendra en son temps, ma chère, reprit madame Reding ; un bon fils fait un bon mari. — Et un tendre papa, ajouta M. Malcolm. — Oh ! grâce, monsieur, s’écria le pauvre Charles ; comment ai-je mérité tout ceci ? — Soit, continua M. Malcolm ; et les demoiselles, également, doivent se marier de bonne heure. — Allons, Marie, voici votre tour », s’écria Charles ; et prenant sa sœur par la main, il releva le châssis et s’échappa avec elle dans le jardin.
Ils traversèrent la pelouse et vinrent se réfugier dans un bosquet. « Que c’est étrange ! » dit Marie comme ils parcouraient l’allée tortueuse, « nous aimions tant M. Malcolm dans notre enfance ; aujourd’hui, je l’aime encore, sans doute, mais il ne me paraît plus le même. — Nous sommes plus âgés, lui répondit son frère ; d’autres objets nous préoccupent. — Il était si bon ! continua Marie ; avec quelle impatience n’attendions-nous pas le jour où il devait venir ! « Faites en sorte d’être sages quand M. Malcolm sera ici », nous disait alors maman ; et l’on pouvait être sûr que le brave homme nous apportait ou un gâteau des rois, ou une arche de Noé, ou quelque chose de semblable. Et puis il jouait avec nous, et nous permettait de lui faire des niches. — Ce n’est pas lui qui est changé, reprit Charles, mais nous ; nous avons déjà changé, et nous changerons encore. — Quelle bénédiction n’est-ce pas, dit sa sœur, que nous soyons si heureux comme famille ! Si nous changeons, changeons tous ensemble, comme les pommes d’un même arbre : quand l’une tombe, les autres tombent également. Et c’est ainsi que nous resterons toujours les mêmes les uns à l’égard des autres. — C’est une bénédiction, vraiment, repartit Charles ; nous sommes comblés de tant de faveurs que parfois j’en suis effrayé. » Sa sœur le regarda fixement. Il fit un léger sourire pour faire oublier le côté trop sérieux de ses paroles. « Vous sauriez ce à quoi je fais allusion, chère Marie, si vous aviez lu Hérodote. Un tyran de la Grèce, redoutant son excessive prospérité, voulut faire à la fortune le sacrifice de l’objet qu’il estimait le plus ; il prit donc un anneau de son doigt et le jeta dans la mer. Il s’imposait ce sacrifice pour prévenir les terribles coups du ciel. — Mais, mon très-cher ami, si nous ne faisons que jouir avec reconnaissance des bienfaits de Dieu, et que nous prenions garde d’y attacher nos cœurs ou d’en abuser, pourquoi craindrions-nous d’en voir tarir la source ? — Eh bien, bonne Marie, il y a un texte qui pèse toujours sur mon esprit : « Réjouissez-vous avec tremblement. » Je ne puis prendre à rien un plaisir complet et sans limites. — Pourquoi pas, si vous considérez tout comme un bienfait de Dieu ? — Je ne puis m’en défendre ; c’est ma manière de voir ; cela peut être de la prudence égoïste, pour ce que j’en sais, mais je suis sûr que si je donnais mon cœur à une créature, je la ravirais à Dieu. Qu’il me serait facile d’idolâtrer ces délicieuses promenades que nous connaissons depuis tant d’années ! »
Ils se promenèrent en silence. « Eh bien, reprit Marie, quelque malheur qui arrive, comme famille nous ne serons affectés par aucun changement. Tant que nous serons nous, nous serons les uns à l’égard des autres ce qu’aucune chose étrangère ne pourrait être pour nous, le bonheur lui-même comme l’infortune. » Charles ne répondit pas. « Qu’avez-vous donc, Charles ? dit-elle en s’arrêtant et en fixant les yeux sur lui ; puis elle écarta doucement ses cheveux, et caressant son front, elle ajouta : « Vous êtes si triste aujourd’hui ! — Très-chère Marie, il n’y a rien vraiment ; je pense que c’est M. Malcolm qui m’a dérangé. C’est si stupide de parler de l’avenir d’un garçon comme moi. Ne prenez pas cet air inquiet, je n’ai rien en tête : seulement, cela m’ennuie. » Marie laissa échapper un sourire. « Ce que je voulais dire, continua Charles, c’est que nous ne pouvons compter sur rien ici-bas, et que c’est folie d’édifier sur l’avenir. — Mais nous pouvons nous reposer les uns sur les autres, répéta sa sœur. — Ah ! chère amie, ne parlez pas ainsi, cela m’effraie. » Marie considéra son frère avec surprise et fut presque effrayée elle-même : « Très-chère, continua-t-il, je n’ai rien en tête ; mais toutes choses sont si incertaines en ce monde ! — Nous sommes sûrs l’un de l’autre, Charles. — Oui, Marie », et il l’embrassa avec affection, « c’est vrai, très-vrai ». Puis il ajouta : « Tout ce que je voulais dire, c’est qu’il y a de la présomption à parler de la sorte. David et Jonathas furent séparés ; n’en fut-il pas de même de saint Paul et de saint Barnabé ? » De grosses larmes roulèrent dans les yeux de Marie. « Oh ! quel imbécile je suis, reprit Charles, de vous tourmenter ainsi pour rien ! Non, je veux seulement dire qu’il n’y a qu’un être seul qui ne puisse pas mourir, qui ne change jamais : un seul ! Il n’y a pas de mal à se le rappeler. Vous souvenez vous des beaux vers de Cooper ? Je les sais sans les avoir appris ; ils me frappèrent si fort la première fois que je les lus ! » Et il se mit à les réciter :