Perte et gain : $b histoire d'un converti
CHAPITRE XVIII.
Le deuil de famille.
Lorsque Charles entra dans sa chambre, il vit sur la table une lettre de chez lui, et, à sa grande terreur, elle avait une large bordure noire. Il s’empressa d’en briser le cachet. Hélas elle annonçait la mort subite de son père. La goutte, après l’avoir tourmenté pendant plusieurs semaines, avait fini par lui attaquer l’estomac et elle l’avait emporté en quelque heures.
O mon pauvre Charles, laissez-moi partager toutes vos douleurs ! quelle longue nuit ! quel indicible réveil ! et puis quelle triste journée ! Dans l’après-midi, vous étiez déjà chez vous : ô cruel changement, depuis les quelques semaines que vous aviez quitté cette demeure tant aimée ! que vos sentiments étaient différents alors ! Et qu’était devenu celui qui vous avait accompagné jusqu’à l’omnibus du chemin de fer ? Pour peindre une telle douleur, la parole est impuissante… Et puis trouver sa mère, ses sœurs et le mort…
Les funérailles ont eu lieu depuis plusieurs jours. Charles doit passer à la maison le reste du trimestre, et il ne retournera pas à Oxford avant la fin de janvier. Les signes de douleur ont disparu ; la maison paraît joyeuse comme auparavant ; le feu est aussi brillant, les miroirs aussi purs, l’ameublement aussi bien rangé ; les tableaux sont les mêmes, les ornements de la cheminée sont là comme toujours, et la pendule imperturbable continue à sonner les heures. Les habitants du presbytère, il est vrai, portent les marques d’une séparation cruelle ; mais ils conversent comme de coutume et sur les sujets ordinaires ; ils se livrent aux mêmes occupations, ils travaillent, ils lisent, ils se promènent dans le jardin, ils dînent. Au dehors, il n’y a pas de changement, mais dans le cœur quelles angoisses sous le coup d’une perte déchirante ! Lui, en effet, il n’est pas là aujourd’hui, il n’y sera pas demain non plus ; il n’est pas simplement absent, mais, comme ils le savent bien, il est parti pour ne plus jamais revenir… Son absence du moment est à leur esprit un signe et un souvenir qu’il sera absent toujours. Mais c’est surtout au dîner que cette pensée les frappe ; car Charles doit désormais occuper à table une place qu’il n’a remplie parfois jusqu’à ce jour que comme délégué, et en présence de celui auquel il succède : son père, n’ayant guère au delà de l’âge mûr, avait l’habitude de découper lui-même. Et lorsque, au repas principal, Charles levait les yeux, il rencontrait le regard troublé d’une personne qui, de la chaise qu’elle occupait, avait devant elle un mémento encore plus vivant de leur perte commune : Aliquid desideraverunt oculi…
M. Reding avait laissé sa famille dans une bonne position de fortune. Quoique ce fût pour elle un adoucissement à sa perte, peut-être en ce moment sa douleur en fut-elle augmentée. N. Reding avait toujours été un père bon et indulgent. C’était un très-respectable ecclésiastique de la vieille école, un ministre aux sentiments pieux, un gentleman par l’éducation, un homme exemplaire dans ses relations sociales. Il n’était pas grand lecteur et n’avait jamais été dans une situation à acquérir la science théologique ; il croyait sincèrement tout le contenu du Prayer-Book, mais ses sermons étaient rarement dogmatiques. C’étaient des discours pleins de raison, le langage d’un homme mûr sur les devoirs moraux. M. Reding distribuait la communion aux trois grandes fêtes, voyait son évêque deux ou trois fois l’an, vivait en bons termes avec les gentilshommes campagnards du voisinage, était charitable envers le pauvre, hospitalier dans sa demeure, et, sans être exagéré, il se montrait ferme partisan des intérêts tories dans son comté. Il était incapable de toute action blessante, mesquine, basse ou impolie. Il mourut estimé des grandes maisons d’alentour et pleuré par ses paroissiens.
La mort de son père était la première dure épreuve que Charles eût subie, et il sentit qu’elle était réelle. Comme s’évanouissaient, en présence de cette infortune palpable, les petites anxiétés qui l’avaient tourmenté récemment ! Il comprit alors la différence qui existe entre ce qui est réel et ce qui ne l’est point. Tous les doutes, les recherches, les conjectures, les idées qui l’avaient agité à propos des matières théologiques lui parurent autant de fantômes qui voltigeaient devant ses yeux aux heures brillantes, mais qui n’avaient pas de racines dans son âme, et qui, semblables aux feuilles mortes de décembre, s’envolaient loin de lui au jour de l’affliction. Il sentit alors où habitait son cœur, où était sa vie. Sa naissance, sa famille, son éducation, le toit paternel étaient de grandes réalités ; à ces réalités son être se trouvait uni ; il avait grandi à leur ombre. Il comprit qu’il devait rester ce que la Providence l’avait fait. Ce qu’on appelle la poursuite de la vérité lui paraissait un vain rêve. Il avait de grands devoirs, des devoirs évidents à remplir envers la mémoire de son père, envers sa mère, envers ses sœurs et sa position ; et c’est à les accomplir religieusement qu’il devait désormais s’appliquer. Comme si elles l’avaient trompé, il se sentit dégoûté de toutes les théories, et il résolut secrètement de n’avoir plus rien à démêler avec elles. Que le monde allât comme il pourrait, quoi qu’il arrivât, pour lui sa place et son chemin étaient clairement indiqués. Il reviendrait à Oxford, il s’appliquerait avec ardeur à ses études, il écarterait toute distraction, il s’éloignerait des routes de traverse, et il ferait de son mieux pour bien passer son examen. L’Église d’Angleterre telle qu’elle était, ses Articles, ses évêques, ses prédicateurs avaient suffi à des personnes meilleures que lui ; pourquoi ne s’en contenterait-il pas ? Au reste, il ne pouvait mieux faire que d’imiter la vie et la mort de son père bien-aimé : une existence paisible à la campagne, loin de toutes les agitations, un cercle de personnes pieuses, un travail utile parmi les pauvres, le soin de l’école du village, et, à la fin, la mort du juste, tels devraient être ses rêves.
En ce moment, et pour quelque temps encore, il avait des devoirs spéciaux à remplir envers sa mère ; il désirait, autant que possible, remplacer auprès d’elle celui qu’elle avait perdu. Pauvre mère ! que de grandes épreuves lui restaient à subir ! Si lui, Charles, éprouvait tant de peine à quitter Hartley, que serait-ce pour elle ? Encore quelques mois, et elle devrait s’éloigner d’un lieu qui lui avait toujours été cher, mais qui maintenant était sacré pour son cœur ; encore quelques mois, et elle devrait démeubler sa vieille habitation et s’occuper du travail si rude d’un déménagement : quelle situation ! Une tête fatiguée et un cœur malade, au moment où elle avait le plus besoin de sang-froid et d’énergie…
Telles furent les pensées qui assiégèrent l’esprit de Charles, pendant ces semaines de tristesse. La mort avait tourné une feuille de sa vie : il ne pouvait plus être ce qu’il avait été. Les hommes arrivent à l’âge viril à des époques différentes. Dans une famille, les plus jeunes, comme les moines dans un monastère, peuvent rester enfants jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge mûr ; mais les aînés, si leur père vient à mourir prématurément, passent tout à coup à la virilité, alors qu’ils arrivent à peine à l’adolescence. Charles était un jeune homme intelligent, mais à peine formé, quand il avait quitté Oxford ; il y revint homme fait.