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Perte et gain : $b histoire d'un converti

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CHAPITRE XVII.
Une réunion discordante d’évangéliques.

Freeborn n’était pas d’un caractère à laisser aller un jeune homme comme Charles sans tenter un nouvel effort pour le gagner ; et peu de jours après il l’invita à venir prendre le thé chez lui. Charles s’y rendit à l’heure indiquée, par une soirée humide et froide du triste novembre. Il trouva cinq ou six personnes déjà réunies. C’était tout un monde nouveau pour notre étudiant : figures, manières, discours ; tout lui était étranger et ne rappelait ni l’école d’Eton, ni Oxford lui-même. Il fut présenté ; et la conversation qui continuait ne fit qu’ajouter à l’embarras causé par ces nouvelles connaissances. C’était un feu mesuré de remarques sérieuses, entrecoupées de silences que relevaient seulement des « hem » accidentels, l’absorption lente du thé, le bruit des cuillers tombant sur les soucoupes et le mouvement machinal des chaises, quand la servante affairée de la maison venait subitement apporter la bouilloire pour la théière ou des rôties pour la table. Dans la réunion, il n’y avait pas de naturel ni de laisser-aller, mais une grande intention d’être utile.

« Avez-vous vu le dernier Journal Spirituel ? » demanda à voix basse no 1 à no 2. No 2 venait de le lire. « C’est un très-remarquable article sur l’agonie du Pape, dit no 1. — Il ne faut désespérer de personne, répondit no 2. — J’en ai entendu parler, dit no 3, mais je ne l’ai pas vu. » Silence. « De quoi s’agit-il ? demanda Reding. — Du dernier Pape Sixte XVI, répondit no 3 ; il paraît qu’il est mort croyant. » Sensation. La figure de Charles exprima le désir d’en savoir davantage. « Le journal donne cette nouvelle d’après une excellente autorité, reprit no 2. M. O’Niggins, l’agent de la branche de la Société des Traités pour la conversion des prêtres catholiques, se trouvait à Rome pendant la dernière maladie du Pape. Il sollicita une audience, qui lui fut accordée. Arrivé près du malade, il commença tout de suite à lui parler de la nécessité du changement du cœur, de la croyance au seul espoir des pécheurs et du renoncement à tous les médiateurs créés. Il lui annonça la Bonne Nouvelle, et lui garantit qu’il y avait un pardon pour tous. Il le mit en garde contre la fiction de la régénération baptismale ; et puis, continuant à lui apporter la parole, il le pressa, quoique à la onzième heure, de recevoir la Bible, toute à Bible et rien que la Bible. Le Pape écouta avec une attention marquée et fut profondément ému. L’exhortation finie, Sixte XVI répondit à M. O’Niggins, qu’il espérait ardemment que tous les deux ne mourraient pas sans se trouver ensemble dans la même communion, ou quelque chose de ce genre. Il déclara en outre, ce qui est étonnant, qu’il mettait sa seule confiance dans le Christ, « source de tous les mérites » ; phrase bien remarquable dans sa bouche. — En quelle langue s’est faite la conversion ? demanda Charles. — On ne le dit pas, répondit no 2 ; mais je suis à peu près certain que M. O’Niggins sait parfaitement le français. — Il ne me semble pas, repartit Charles, que les concessions du Pape soient plus grandes que celles que font, tous les jours, des membres de notre propre Église, lesquels néanmoins sont accusés de papisme. — Mais les concessions de ces messieurs leur sont arrachées par force, répliqua Freeborn, tandis que celles du Pape étaient volontaires. — Ce parti rétrograde vers les ténèbres, ajouta no 2 ; le Pape marchait vers la lumière. — On doit interpréter tout pour le mieux chez un vrai Papiste, reprit Freeborn, et tout pour le pire chez un Puséiste. C’est à la fois de la charité et du sens commun. — Ce ne fut pas tout, continua no 2 ; le Pape rassembla les cardinaux, leur protesta qu’il désirait ardemment la gloire de Dieu, dit que la religion intérieure était tout en tout et que les formes n’étaient rien sans un cœur contrit, enfin qu’il avait la confiance d’être bientôt au ciel, ce qui, vous le comprenez, était le rejet de la doctrine sur le purgatoire. — C’est un brandon tiré du feu, je l’espère, dit no 3. — On l’a observé souvent, ajouta no 4, et cela m’a frappé moi-même : le moyen de convertir les Catholiques Romains, c’est de convertir d’abord le Pape. — La méthode, au moins, est sûre », repartit Charles avec timidité, craignant d’en avoir trop dit ; mais son ironie passa inaperçue. « L’homme ne peut faire ces choses, reprit Freeborn ; mais la foi a cette puissance. La foi peut descendre même jusqu’aux plus grands pécheurs. Vous voyez maintenant, peut-être mieux que par le passé, ajouta-t-il en se tournant vers Charles, ce que j’entendais par la foi l’autre jour. Ce pauvre vieillard pouvait n’avoir pas de mérites ; il avait passé une longue vie en opposition avec la croix. Vos difficultés continuent-elles ? »

Charles avait souvent pensé sérieusement à sa première conversation avec Freeborn : « Eh bien, répondit-il, je ne crois pas qu’elles soient aussi grandes. » Freeborn parut satisfait. « Je veux dire, ajouta Reding, que l’idée se soutient mieux que je ne le croyais d’abord. » Freeborn eut l’air contrarié. Charles, rougissant un peu, fut obligé de continuer au milieu d’un silence général. « Vous disiez, il vous en souvient, que la foi justifiante existe sans l’amour ou sans aucune autre grâce qu’elle-même, et que personne ne peut absolument expliquer ce qu’elle est, si ce n’est plus tard, d’après ses fruits ; qu’il n’y a pas de critérium au moyen duquel on s’examine soi-même pour voir si on se trompe, lorsqu’on croit avoir la foi ; de sorte que le bon et le méchant peuvent prendre chacun, également, pour soi les promesses et les priviléges propres à l’Évangile. Cette doctrine, je la trouvai certainement dure tout d’abord ; mais ensuite cette idée me frappa, que peut-être la foi est le résultat d’un état d’esprit antérieur, résultat béni d’un état béni ; et c’est pourquoi elle peut être considérée comme la récompense d’une obéissance antérieure ; et la foi trompeuse, ou ce qui simplement ressemble à la foi, être un juste châtiment. » Autant l’expression de la première partie de ce discours était vague, autant la conclusion en était claire. Personne ne s’y trompa, et l’émotion de tous fut sensible. « Il n’y a rien de semblable à un mérite antérieur, dit no 1 : tout est grâce. — Pas de mérite, je le sais, reprit Charles, mais… — Nous ne devons pas nous jeter dans la doctrine de condigno ou de congruo, dit no 2. — Mais, évidemment, répliqua Charles, c’est une cruauté de dire aux ignorants et à la foule : « Croyez, et d’un seul coup vous serez sauvés ; n’attendez pas les fruits, réjouissez-vous tout de suite », sans accompagner cette doctrine d’une description claire de ce que c’est que la foi, et sans prémunir ces pauvres gens contre leur propre illusion par une éducation religieuse. — C’est là, répondit Freeborn, la véritable gloire de cette doctrine d’être prêchée aux plus misérables des hommes. Elle leur dit : « Venez tels que vous êtes. N’essayez pas de vous rendre meilleurs. Croyez que vous êtes sauvés, et le salut est à vous ; les bonnes œuvres viendront après. » — Au contraire, reprit Charles continuant sa thèse, lorsqu’on dit que la justification suit le baptême, il y a là quelque chose d’intelligible, de précis, dont tout le monde peut s’assurer. Le baptême est un signe extérieur et non équivoque ; tandis que si un homme a ce sentiment secret appelé la foi, nul autre que lui ne peut en rendre témoignage ; or, cet homme ne peut être un témoin impartial. »

Reding avait enfin réussi à mettre cette sombre assemblée dans un état de grande excitation. « Mon cher ami, dit Freeborn, je m’attendais à mieux que cela ; dans peu de temps, je l’espère, vous verrez les objets sous d’autres couleurs. Le baptême est un rite extérieur. Qu’y a-t-il, que peut-il y avoir de spirituel, de saint ou de céleste dans le baptême ? — Mais vous me dites vous-même que la foi, non plus, n’est pas spirituelle, répliqua Charles. — Je vous le dis ! et quand donc ? — Eh bien, répondit Charles un peu déconcerté, au moins vous ne la croyez pas sainte. » Freeborn fut embarrassé à son tour. « Si elle est sainte, continua Charles, elle a quelque chose de bon en elle ; elle a quelque valeur ; elle ne porte pas d’ignobles haillons. Tout bien, dites-vous, arrive ensuite. Vous dites que ses fruits sont saints, mais que la foi n’est elle-même absolument rien. » Il y eut un silence momentané, et un peu d’agitation dans les esprits. « Oh ! la foi est certainement un sentiment saint, dit no 1. — Non, il est spirituel, mais non pas saint, repartit no 2 ; c’est un simple acte, l’appréhension des mérites du Christ. — Il a son siége dans les affections, dit no 3 ; la foi est un sentiment du cœur ; c’est la confiance, c’est la croyance que le Christ est mon Sauveur : tout cela est distinct de la sainteté. La sainteté éveille l’idée d’une justice relevant de soi. La foi est paix et bonheur, mais elle n’est pas la sainteté. La sainteté vient ensuite. — Rien ne peut produire la sainteté, si ce n’est ce qui est saint, reprit Charles ; c’est une espèce d’axiome : les fruits étant saints, la foi, qui en est la racine, doit être sainte. — Vous pourriez aussi bien soutenir que la racine de la rose est rouge, et celle du lis blanche, répliqua no 3. — Pardon, s’écria Freeborn ; c’est, comme dit mon ami, une appréhension. L’appréhension, c’est l’acte de saisir ; il n’y a pas plus de sainteté dans la foi justifiante que dans l’acte d’une main qui s’empare d’une substance qu’elle trouve devant elle. C’est là la grande doctrine de Luther dans son commentaire sur les Galates. La foi n’est rien en elle-même ; c’est un simple instrument : voilà ce qu’il enseigne, lorsqu’il s’élève avec tant de force contre la notion de la foi justifiante comme étant accompagnée de l’amour. »

« Je ne puis souscrire à cette doctrine, reprit no 1. Elle peut être vraie en un certain sens ; mais elle jette des pierres d’achoppement dans la voie de ceux qui cherchent. Luther ne pouvait vouloir dire ce que vous soutenez, j’en suis convaincu. La foi justifiante est toujours accompagnée de l’amour. — C’est ce que je croyais, dit Charles. — C’est tout à fait la doctrine de Rome, reprit no 2 ; c’est la doctrine de Bull et de Taylor. — Dans le sens que Luther l’appelle venenum infernale, repartit Freeborn. — C’est précisément la doctrine que prêchent en ce moment les Puséistes, dit no 3. — Au contraire, repartit no 1, c’est celle de Mélanchthon. Regardez, continua-t-il en tirant de sa poche son portefeuille, j’ai noté ses paroles, lorsque Shuffleton les cita l’autre jour dans la salle de théologie : « Fides significat fiduciam ; in fiduciâ inest dilectio ; ergo etiam dilectione sumus justi. » Trois membres de la réunion s’écrièrent que c’était impossible ; le papier passa de main en main dans un silence solennel. « Calvin dit la même chose », ajouta no 1 d’un air de triomphe.

« Je pense », reprit no 4, d’une voix basse, douce et soutenue, qui contrastait avec l’animation qui s’était subitement manifestée dans la conversation, « je pense que la controverse (hem) peut aisément se vider. C’est une question de mots entre Luther et Mélanchthon. Luther dit : (hem) « La foi existe sans l’amour », voulant exprimer que « la foi justifie sans l’amour ». Mélanchthon, d’autre part, dit : (hem) « La foi existe avec l’amour », voulant exprimer que « la foi justifie avec l’amour ». Or, tous les deux sont dans le vrai : Car (hem) « la foi-sans-l’amour justifie, cependant la foi justifie non-sans-l’amour. » Il y eut un moment de silence, tandis que les deux partis élaboraient cette explication. « Au contraire, ajouta-t-il, c’est la doctrine papiste que la foi-avec-l’amour justifie. » Freeborn exprima son dissentiment ; il croyait que C’était là la doctrine de Mélanchthon condamnée par Luther. « Vous voulez dire, reprit Charles, que la justification est donnée à la foi avec l’amour, et non à la foi et à l’amour. — Vous avez exprimé ma pensée, répondit no 4. — Et quelle différence mettez-vous entre le mot avec et le mot et ? » No 4 répondit sans hésiter : « La foi est l’instrument, l’amour le sine quâ non. » Nos 2 et 3 se récrièrent en l’interrompant ; ils croyaient que c’était en revenir au légal[56] que d’introduire la phrase sine quâ non ; c’était introduire des conditions. La justification était inconditionnelle. « Mais la foi n’est-elle pas une condition ? demanda Charles. — Certainement non, répondit Freeborn ; condition est un mot légal. Comment le salut peut-il être libre et entier, s’il est conditionnel ? — Il n’y a pas de condition, dit no 3 ; tout doit venir du cœur. Nous croyons avec le cœur, nous aimons avec le cœur, nous obéissons avec le cœur ; non que nous y soyons obligés, mais parce que nous avons une nouvelle nature. — N’y a-t-il pas obligation d’obéir ? demanda Charles étonné. — Pas d’obligation pour les régénérés, répondit no 3 ; ils sont au-dessus de toute obligation ; ils sont dans un nouvel état. — Mais, certainement, les Chrétiens sont sous une loi », reprit Charles. — Certainement non, repartit no 2 ; la loi est abolie sous le Christ. — Prenez-y garde, dit no 1, vous êtes sur la lisière de l’Antinomianisme. — Pas du tout, répondit Freeborn ; un Antinomien soutient ouvertement qu’il peut briser la loi, un croyant spirituel dit qu’il n’est pas tenu de l’accomplir. »

[56] Allusion à la loi judaïque.

Il s’éleva alors au sein de l’assemblée une nouvelle discussion. Comme il paraissait qu’elle serait aussi interminable qu’elle était ennuyeuse, Reding saisit l’occasion de souhaiter le bonsoir à son hôte et de s’en aller à la dérobée. Il n’avait jamais eu beaucoup de penchant pour la doctrine évangélique, et Freeborn et ses amis, qui connaissaient leur propre croyance mieux que le reste de leur secte, lui avaient démontré qu’il n’avait pas grand’chose à gagner en étudiant davantage cette doctrine. Ces messieurs, en conséquence, ne figureront plus dans notre livre.

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