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Perte et gain : $b histoire d'un converti

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CHAPITRE IV.
Le célibat dans l’Église anglicane.

Quelques jours après, Carlton, Sheffield et Reding s’entretenaient en plein air, après le dîner, sur le compte de White. « Comme il est changé, disait Charles, depuis que je l’ai vu pour la première fois ! — Changé ! s’écria Sheffield ; il était jadis enjoué comme un petit chat, il est devenu triste et ennuyeux comme une vieille chatte. — Il est changé en mieux, reprit Charles ; sa conversation a maintenant quelque chose de sensé et de ferme, mais il n’était guère sage il y a deux ans. Il étudie aussi avec beaucoup d’ardeur. — Il a quelque raison de le faire, mon cher, car il est terriblement en retard. Mais il y a une autre cause à son ardeur ; peut-être la connaissez-vous ? — Moi ? non, en vérité. — Je croyais que vous la saviez, reprit Sheffield. Vous avez certainement entendu dire qu’il est fiancé à une demoiselle d’Oxford ! — Fiancé ! quelle absurdité ! — Je ne vois pas cela du tout, mon cher Reding, repartit Carlton. White en a bien le moyen ; il a une bonne cure en perspective ; et, de plus, il ne perd pas son temps, de cette manière, ce qui est important dans la vie, où on le prodigue si souvent. White se trouvera bientôt établi, selon toute la force du mot, dans ses idées, dans sa vie, dans sa carrière. ».

Charles ne put s’empêcher d’exprimer sa surprise. Il se rappelait que lors de sa première rencontre avec White, celui-ci s’était montré un très-ardent défenseur du célibat ecclésiastique. Carlton et Sheffield se mirent à rire. « Eh ! pensez-vous, dit le premier, qu’un jeune homme de dix-huit ans puisse avoir une opinion sur un tel sujet, ou qu’il se connaisse assez pour prendre une résolution dans son propre cas ? En toute justice, peut-on regarder un homme comme invinciblement lié à toutes les opinions et à toutes les paroles extravagantes qu’il a émises au sortir de l’école ? — White avait lu quelque livre exalté, reprit Sheffield, où il avait vu quelque belle nonne sculptée sur le jubé d’un sanctuaire, et il avait été séduit par le roman, comme d’autres l’ont été et le sont encore. — Ne croyez-vous pas, dit Carlton, que tous ces braves garçons qui, à cette heure, sont si pleins de « la pureté sacerdotale », de la « béatitude angélique » et du reste, seront tous, depuis le premier jusqu’au dernier, mariés d’ici à dix ans ? — J’accepterais le pari, reprit Sheffield, que l’un se prononcera de bonne heure, un autre plus tard, mais qu’il y a un temps marqué pour tous. Dix ou douze années écoulées, comme dit Carlton, et nous trouverons A. B. dans un vicariat, l’heureux père de dix enfants ; C. D. faisant une cour assidue à un objet chéri, jusqu’à ce qu’un bénéfice lui arrive ; E. F. dans sa lune de miel ; G. H. favorisé de deux jumeaux par Mme H ; I. K. tout transporté de bonheur, parce qu’il vient d’être accepté ; quant à L. M., il peut rester ce que Gibbon appelle « une colonne au milieu des ruines », et colonne très-chancelante. — Croyez-vous donc, répliqua Charles, que les hommes pensent si peu ce qu’ils disent ? — Vous prenez les choses trop au sérieux, Reding, repartit Carlton ; qui ne change pas d’opinions de vingt à trente ans ? Un jeune homme entre dans la vie avec les idées de son père ou de son tuteur ; mais il finit par les changer, tôt ou tard, pour les siennes propres. Plus il est modeste et timide, plus il est crédule, et plus longtemps il parle le langage des autres ; mais la force des circonstances ou la vigueur de son esprit l’oblige infailliblement, à la fin, à avoir un esprit à lui, supposé qu’il ait quelque valeur. — Mais je soupçonne, dit Reding, que la dernière génération, celle des pères comme celle des tuteurs, n’avait pas des idées très-exaltées sur le célibat ecclésiastique. — Souvent les circonstances, répondit Carlton, nous imposent des opinions que nous suivons pendant un temps. — Eh bien, j’honore les hommes qui portent leurs habits de famille ; je ne respecte pas du tout ceux qui commencent par les modes étrangères, et qui ensuite les abandonnent. — Quelques années de plus, reprit Carlton en souriant, rendront votre jugement moins sévère. — Je n’aime pas les bavards, continua Charles ; je crois, j’espère ne les aimer jamais. — Je sais bien ce qu’il y a au fond de tout ceci, reprit Sheffield ; mais je ne puis rester plus longtemps ; il faut que je rentre pour étudier. Reding aime trop le commérage. — Qui bavarde autant que vous ? répliqua Charles. — Mais je parle vite, quand je bavarde, riposta Sheffield, et je fais beaucoup de besogne ; puis je me tais. Mais vous, vous parlez fastidieusement, et vous rêvez, et vous soupirez, et vous parlez encore. » Ce disant, il les quitta.

« Qu’est-ce que cela signifie ? » demanda Carlton. Charles rougit un peu et se mit à rire : « Carlton, répondit-il, vous êtes un homme à qui je confie des choses que je ne dirais pas à d’autres ; quant à Sheffield, il s’imagine qu’il a trouvé cela de lui-même. » Son tuteur le regarda vivement et avec un air de curiosité. « Je suis honteux de moi-même, continua Charles en riant et paraissant confus ; je vous ai fait croire que j’avais quelque chose d’important à vous communiquer, tandis que, en réalité, je n’ai rien. — Alors, parlez ouvertement. — A dire vrai… Non, réellement, c’est trop absurde. Je me suis moqué de moi-même. » Il fit quelques pas pour s’en aller ; puis il revint. « Eh bien, reprit-il, voici le fait : Sheffield s’imagine que j’ai moi-même un secret penchant pour… le célibat. — Un penchant pour qui ? demanda le tuteur. — Un penchant pour le célibat. » Il y eut un moment de silence, et la figure de Carlton changea un peu. « Oh ! mon cher ami, dit-il avec bienveillance, vous êtes donc un des leurs ; mais tout cela passera. — Peut-être, répondit Charles : je n’insiste pas sur cette matière. C’est Sheffield qui m’en a fait parler. » Une différence réelle de sentiments et de vues venait évidemment d’être exprimée par les deux amis, très-sympathiques d’ailleurs, et très attachés l’un à l’autre. Il y eut un silence de quelques secondes.

« Vous êtes ordinairement un jeune homme très-sensé, Reding, reprit Carlton ; je suis surpris que vous adoptiez cette opinion. — Ce n’est pas chez moi une opinion nouvelle, répondit Charles ; vous allez sourire, mais je l’avais dès l’école, n’étant encore qu’un enfant, et j’ai toujours pensé depuis lors que je ne me marierais jamais ; non que ce sentiment n’ait pas eu d’intermittence, mais c’est l’état habituel de mon esprit. Mes pensées, en général, sont tournées de ce côté-là. Si je me mariais, je redouterais le châtiment de Thalaba[59]. » Carlton mit sa main sur l’épaule de Charles et la secoua doucement : « Reding, dit-il, cela me surprend. » Puis, après un court silence : « J’ai toujours pensé que le célibat et le mariage étaient bons chacun à sa manière. Dans l’Église de Rome, je le vois, le célibat produit un grand bien ; mais, soyez-en convaincu, mon cher ami, vous faites une grosse bévue si vous voulez introduire le célibat dans l’Église anglicane. — Il n’y a rien contre le célibat dans le Prayer-Book, ni dans les Articles, répliqua Charles. — C’est possible ; mais l’esprit, l’organisation et le travail de notre Église y sont entièrement contraires. Par exemple, nous n’avons pas de monastères pour secourir les pauvres ; et si nous en avions, je pense que dans l’état où sont les choses, une femme de ministre serait, par son utilité pratique et réelle, infiniment supérieure à tous les moines qui ont jamais porté tonsure. Je vous l’avoue, je crois que l’évêque d’Ipswich est presque justifié lorsqu’il établit que nul, sinon les ministres mariés, n’aura, de sa part, des chances pour son avancement. J’approuve aussi l’évêque d’Abingdon, qui s’est fait une règle d’accorder en dot ses meilleurs bénéfices aux demoiselles les plus vertueuses de son diocèse. » Carlton avait parlé avec plus d’énergie qu’à l’ordinaire.

[59] Dans un poëme de Southey intitulé Thalaba, ce héros trouve sa femme morte le jour même de ses noces.

Charles répondit qu’il n’avait pas envisagé l’à-propos ou la possibilité de la chose, qu’il avait seulement songé à ce qui lui avait paru le meilleur en soi, et à ce qu’il ne pouvait s’empêcher d’admirer. « Je n’ai pas parlé du célibat ecclésiastique, fit-il observer, mais du célibat en général. — Le célibat n’a pas de place dans nos idées ni dans notre système de religion, croyez-moi, dit le tuteur. Il est indifférent qu’il y ait quelque chose de contraire dans les Articles ; la question ne roule pas sur des règles formelles, mais sur ceci : l’esprit de l’Anglicanisme n’est-il pas tout à fait en désaccord avec cette discipline ? L’expérience de trois siècles est certainement suffisante comme preuve ; si nous ne connaissons pas le caractère de notre religion au bout de ce temps, quand le connaîtrons-nous ? Il y a des formes de religion dont toute l’existence n’a pas eu cette durée. Or, examinez les cas de célibat par amour du célibat dans cette période, et quelle en sera la somme totale ? Il y a quelques exemples ; mais Hammond lui-même, qui mourut célibataire, fut sur le point de se marier pour répondre au désir de sa mère. D’autre part, si vous cherchez les types de notre Église, pouvez-vous en désigner de plus vrais que leurs excellences mariées, le profond Hooker, le pieux Taylor et Bull le controversiste ? Le premier de tous les primats réformés était marié. Pole et Parker personnifient d’une manière frappante les deux systèmes, le romain et l’anglican. — Eh bien, répondit Charles, il me paraît qu’il est aussi tyrannique de contraindre au mariage que d’obliger au célibat, et c’est ce à quoi vous poussez réellement. Vous me dites que quiconque ne se marie pas est une brebis noire. — Ce n’est pas pour vous une difficulté pratique en ce moment ; personne ne vous demande d’aller précisément, à cette heure, entreprendre le voyage du Célibataire[60] avec Aristote en main et la liste de classe[61] en perspective. — Excusez-moi, mon cher Carlton, si je vous ai dit quelque folie ; vous ne supposez pas que je discute avec d’autres sur de pareils sujets. »

[60] Roman anglais dont le héros court le monde à la recherche d’une femme.

[61] La liste de classe (class-list) c’est-à-dire la liste de ceux qui ont réussi dans leur examen ; elle est divisée en quatre catégories, selon le mérite des candidats reçus.

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