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Perte et gain : $b histoire d'un converti

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CHAPITRE VI.
Abdication du jugement privé.

Arrêter la marche de l’esprit est chose impossible. Pendant deux ans, Charles avait éloigné ses pensées de controverses religieuses ; vains efforts : ses vues sur la religion avaient progressé tous les jours à son insu. Cela devait être ainsi, supposé qu’il dût vivre d’une vie quelque peu religieuse. S’il devait honorer son créateur et lui obéir, des actes intellectuels, des conclusions et des jugements devaient accompagner ce culte et cette obéissance. Il pouvait ne pas formuler sa propre croyance jusqu’à ce que les questions lui eussent été posées ; mais, le cas échéant, une seule discussion avec un ami, comme par exemple celle qu’il avait eue avec son tuteur, devait produire au jour ce qu’il regardait comme sa propre opinion, préciser les limites de chaque opinion telle qu’il la croyait, et déterminer les rapports de ces opinions entre elles. Il n’avait pas encore donné de nom à ces opinions, encore moins avaient-elles pris dans son esprit la forme scientifique ; elles ne pouvaient, non plus, dans son état, être exprimées dans le langage de la théologie. Charles était tout simplement un jeune homme de vingt-deux ans, qui professait, dans une heure de conversation avec un ami, ce qui était réellement la doctrine et les usages du Catholicisme sur la pénitence, le purgatoire, les conseils de perfection, la mortification personnelle et le célibat ecclésiastique. Il n’était donc pas étonnant que tout cela tourmentât Carlton, quoiqu’il ne vît, pas plus que Charles, que tout ce Catholicisme était en fait caché sous les aveux de son élève. Mais il sentait, dans les principes avancés par celui-ci, se révéler une « chose très-différente de l’Église d’Angleterre », selon ses propres expressions ; une chose nouvelle pour lui, et peu agréable, qui en même temps avait un corps, une vie, qui ne pouvait disparaître comme un son vague et rapide, comme une nuée fugitive, mais qui, reposant sur un fondement réel, se faisait sensiblement reconnaître et manifestait son existence avec force.

Ici, nous voyons ce qu’une personne entend quand elle dit que le système catholique va à son esprit, qu’il réalise ses idées sur la religion, qu’il répond à ses sympathies, et autres choses semblables ; et que là-dessus elle se fait catholique. On dit souvent d’une telle personne qu’elle procède par la voie du jugement privé, qu’elle choisit sa religion d’après l’idée qu’elle s’est faite de sa nature. Or, on ne peut nier que ceux qui sont étrangers à l’Église ne doivent commencer par le jugement privé ; ils s’en servent d’abord, mais ils s’en passeront plus tard : comme un homme, dans la rue, se sert d’une lampe pendant une nuit obscure et l’éteint en rentrant dans sa maison. Que penserait-on de lui, s’il l’apportait tout allumée dans le salon ? Que lui dirait l’heureuse société de dames élégantes et de gentlemen en grande toilette qui est réunie là, devant un ardent foyer, et à la lumière des lustres étincelants, s’il entrait dans la salle avec un gros paletot, le chapeau sur la tête, un parapluie sous le bras, et une grande lanterne d’écurie à la main ? D’autre part, quelle idée donnerait-il de sa personne, s’il allait en toilette de bal se jeter au milieu d’une nuit épouvantable et des éléments de la nature en furie ? « Lorsque le roi entra pour voir les convives, il vit un homme qui n’avait pas la robe nuptiale » : il vit un homme qui était déterminé à vivre dans l’Église comme il vivait avant de lui être uni, qui voulait conserver ses priviléges, qui ne voulait pas échanger la raison pour la foi, qui ne voulait pas harmoniser ses pensées et ses actes à la scène glorieuse qui l’environnait, qui cherchait à tâtons le trésor caché et fouillait pour trouver la perle de prix dans le temple même du Dieu des armées, temple majestueux, éclatant, tout orné de pierreries ; un homme qui fermait ses yeux et méditait, quand il pouvait les ouvrir et voir. Il n’y a donc pas d’absurdité ni d’inconséquence dans une personne qui use d’abord du jugement privé, et qui, ensuite, le condamne. Les circonstances changent les devoirs.

Cependant, après tout, la personne dont il s’agit, à parler strictement, ne juge pas avec ses propres idées le système extérieur qui lui est offert ; mais elle prend les données de ce système pour confirmer et pour justifier des jugements privés, des sentiments personnels et des dispositions déjà existantes. Charles, par exemple, éprouvait une difficulté à déterminer comment et quand les péchés du chrétien sont pardonnés ; dans sa pensée, également, le célibat était un état meilleur que le mariage. Certainement il n’était pas la première personne de l’Église d’Angleterre qui eût eu de semblables idées ; sans doute elles s’étaient présentées à bon nombre d’autres avant lui ; ces personnes, toutefois, ayant regardé autour d’elles, n’avaient rien vu qui autorisât leurs sentiments, et, en conséquence, ces sentiments s’étaient corrompus ou éteints dans leurs cœurs. Mais lorsqu’un homme, dans cet état d’esprit, vient à rencontrer autour de lui l’ombre du Catholicisme, immédiatement le puissant Symbole produit son influence sur son âme. Cet homme voit que ce Symbole justifie ses pensées, qu’il explique ses sentiments ; qu’en outre il les nombre, les corrige, les harmonise, les complète ; et il est amené à demander aussitôt sur quelle autorité s’appuie cet enseignement étranger. Or, quand il découvre que cet enseignement est celui qui était reçu autrefois en Angleterre, du nord au sud, depuis les premiers temps où le Christianisme y avait fait son apparition ; que, en remontant aux souvenirs historiques les plus anciens, Christianisme et Catholicisme sont synonymes ; quand il voit que cet enseignement forme encore la foi de la plus grande partie du monde chrétien, tandis que la foi de son propre pays n’est admise que dans les bornes de son territoire et dans celles de ses colonies ; bien plus, qu’il est difficile de dire quelle est la foi de l’Angleterre, ou même si elle a une foi ; quand cet homme, disons-nous, découvre ces vérités, alors il se soumet à l’Église Catholique Romaine, non par la voie de la critique, mais comme un disciple à son maître.

En parlant ainsi, sans doute, on ne peut nier, d’une part, qu’il peut y avoir des hommes qui s’unissent à l’Église catholique sur des motifs imparfaits ou par une route fausse ; qui choisissent cette Église avec l’esprit de critique, et qui, non subjugués par sa majesté ou sa grâce, conservent ce malheureux esprit lorsqu’ils en sont déjà membres. Ces hommes, s’ils persistent dans ce travers, et n’apprennent pas à être humbles, courent le danger de retomber dans l’abîme. D’autre part, on ne peut nier, non plus, que d’autres hommes non catholiques peuvent choisir, par exemple, le Méthodisme, de la manière que nous avons expliquée plus haut, et cela, parce qu’il confirme et justifie le sentiment intérieur de leurs cœurs. Ceci est certainement possible spéculativement, quoiqu’il soit embarrassant de dire ce qu’il y a de si vénérable, de si imposant, de si surhumain dans les conférences Wesleyennes pour persuader à quelqu’un de les accepter comme un prophète ; cependant, après tout, nous concevons que le fait repose sur une autre base ; savoir, que les Wesleyens et autres sectaires se placent au-dessus de leur système ; et quoiqu’ils puissent physiquement se trouver « assis au-dessous » de leur prédicateur, néanmoins, par l’état de leurs âmes, de leur esprit, de leur intelligence et de leur jugement, ils sont élevés bien au-dessus de lui.

Mais revenons au héros de notre histoire. Quel mystère que l’âme humaine ! Voilà Charles occupé d’Aristote et d’Euripide, de Thucydide et de Lucrèce, et toutefois, pendant ce travail, il s’avance toujours vers l’Église, « vers la mesure de la plénitude de l’âge du Christ ». Sa mère lui avait dit qu’il ne pouvait échapper à sa destinée : c’était vrai, quoique cette parole dût s’accomplir d’une manière qu’elle ne pouvait imaginer, ni même rêver dans son cœur aimant. Il ne pouvait échapper à la destinée de devenir un élu de Dieu ; à cette sublime destinée que la grâce de son Rédempteur avait imprimée dans son âme au baptême, que son bon ange y avait vue tracée en caractères lumineux, et pour laquelle il avait déployé un zèle ardent afin de la conserver pure et brillante ; cette destinée que sa propre coopération aux bénédictions du ciel avait fortifiée en lui et mise hors de péril ; il ne pouvait échapper à la destinée, au temps marqué par Dieu, de devenir catholique. Ce temps sans doute pouvait tarder encore, les anges pouvaient être inquiets, l’Église aurait peut-être à supplier, comme si elle eût été frustrée de la promesse qui lui annonçait un étranger de plus, un enfant déjà ; mais le fait devait s’accomplir : c’était écrit au ciel, et la marche lente du temps le faisait avancer plus près à chaque minute. Et même avant cette heure bénie, telle qu’une fleur éclose répand ses parfums en tout lieu, ainsi des odeurs étranges, inconnues, délicieuses pour les uns, désagréables pour d’autres, s’échappaient de sa personne sur les ailes des vents, et l’on se demandait avec surprise la cause de ce phénomène mystérieux, et l’on considérait Charles avec anxiété et inquiétude, tandis que lui-même n’avait pas conscience de son propre état. Soyons patients comme son Créateur est patient, et supportons qu’il fasse avec lenteur un ouvrage qu’il fera bien.

Hélas ! tandis que Charles s’était avancé d’un côté, Sheffield avait marché dans une autre voie. Quelle route avait-il suivie ? c’est ce que nous verrons au chapitre suivant, dans une conversation qui eut lieu entre les deux amis.

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