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Perte et gain : $b histoire d'un converti

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CHAPITRE III.
L’apostasie.

Le lendemain, Charles arriva à Steventon, sans aucun incident digne d’être cité. L’après-midi étant magnifique, il laissa son porte-manteau à l’omnibus, et continua la route à pied. Il fallait un certain courage pour oser, dans une circonstance si importante, affronter l’ennui de voyager seul ; ennui que ne pouvait guère adoucir la perspective de revoir une personne et un lieu qui lui étaient si chers, Carlton et Oxford.

Il avait traversé Bagley Wood, lorsque les flèches et les tours de l’Université s’offrirent tout à coup à ses yeux. Que d’aimables souvenirs elles éveillèrent en lui ! Après avoir vécu loin d’elles deux années entières, il lui était enfin donné de les revoir, mais, ô malheur ! c’était pour les perdre de nouveau et sans retour. Devant lui était le vieil Oxford avec ses collines et ses prairies aussi gracieuses et aussi vertes que jamais. A la première vue de ce lieu tant aimé, il s’arrêta, croisant les bras sur sa poitrine et incapable d’avancer. Il reconnaissait chaque collége et chaque église à son toit et à ses tourelles. L’Isis argenté, les saules au feuillage gris, les plaines immenses, les bois sombres, Shotover dans le lointain, le charmant village où il avait vécu avec Carlton et Sheffield : forêt, eau, pierres, toutes ces choses si calmes, si brillantes, il aurait pu les posséder, mais hélas ! il fallait leur dire adieu. Quelques avantages qu’il dût obtenir en se faisant catholique, il allait néanmoins perdre tous ces riches et ineffables trésors. Quoique le but auquel il aspirait fût sans doute plus élevé et plus parfait, cependant il ne pouvait espérer de retrouver ailleurs rien de semblable à ce qu’il avait maintenant sous les yeux. Il ne pourrait avoir un autre Oxford, il ne pourrait, parmi les amis de son enfance et de sa jeunesse, faire un choix pour son âge mûr. — Il arriva à cette porte si connue qui est sur la gauche, et descendit dans la plaine. Personne n’était là pour le saluer, pour sympathiser avec lui ; personne qui pût croire seulement qu’il avait besoin de sympathie, ni qu’il avait fait le sacrifice entier de toutes choses ; personne pour s’intéresser à lui, pour lui montrer de la compassion ; personne pour le défendre. Il avait beaucoup souffert, mais qui croyait seulement à ses souffrances ? Le monde l’aurait plutôt accusé d’affliger les autres, mais nul n’aurait cru à ses peines. En eût-il parlé lui-même, on lui aurait répondu durement que chacun suit son bon plaisir, et que s’il avait quitté Oxford, c’était pour une fantaisie qu’il avait plus à cœur que le reste. Mais loin de là, nul ne le connaissait ; il avait été absent environ trois années ; trois années ! c’est tout une génération. Oxford avait été sa résidence, et ce lieu si cher l’avait oublié. Il se souvenait de son respect et de son enthousiasme lors de son arrivée à l’Université ; il y était venu comme on s’approche d’un reliquaire vénéré. Il se souvenait des espérances qui, de temps à autre, lui avaient souri. Il se rappelait qu’il avait parfois rêvé un titre de résidence dans une des anciennes fondations. Un soir, il était monté à une tour avec un de ses amis pour observer les étoiles, et, tandis que son compagnon était activement occupé aux aiguilles, lui, jeune homme terrestre, il regardait les sombres cours que le gaz éclairait à ses pieds et se demandait s’il serait jamais fellow de tel ou tel collége qu’il distinguait de la masse des bâtiments académiques. Toutes ces choses étaient passées comme un songe, et il n’était plus qu’un étranger là où il avait espéré établir son foyer.

Cependant il s’approchait d’Oxford. Il vit, le long de la route, passer deux à deux des jeunes gens qui, d’un pas léger, finissaient leur modeste promenade quotidienne et arrivaient aux portes de la ville. Un objet, qui, à un mille de distance, lui avait paru une voiture à deux chevaux, vint s’offrir à ses yeux privé de son cheval conducteur. Bientôt se présentèrent dans le lointain une toque et une robe solennelles. Charles était arrivé à la grand’route avant que cette apparition fût passée à côté de lui : c’était un tuteur de collége que jadis il avait vu quelquefois. Il s’attendait à être reconnu ; mais le professeur continua sa marche, après lui avoir jeté un regard vague, incertain, qui semblait dire : Je vous ai vu quelque part, mais pourtant vous m’êtes tout à fait étranger. Charles avait traversé Folly Bridge ; des cavaliers passèrent à ses côtés ; montés sur leurs chevaux et causant à haute voix, ils reconduisaient leurs montures à leurs écuries respectives. Il se dirigea vers Christ-Church, et pénétra à Peckwater. Le crépuscule n’avait pas entièrement disparu, et le gaz s’allumait. Des groupes d’étudiants stationnaient çà et là, le plus grand nombre en chapeau, quelques-uns avec la toque, un ou deux avec leur toge par surcroît ; d’autres appelaient leurs compagnons penchés aux fenêtres d’un second étage. On voyait courir des domestiques chargés de dîners délicats, et des garçons pâtissiers portant des desserts. Des individus vêtus misérablement flânaient, accompagnés de leurs blenheims[71], sous Canterbury Gate. Plusieurs regardèrent Charles fixement, mais personne ne le reconnut. Il se hâta d’arriver à Oriel Lane. Soudain il fut très-surpris de recevoir le salut d’un passant. Il chercha de qui lui venait cette politesse ; c’était un décrotteur en retraite de son collége, à qui il avait donné parfois un schelling d’étrennes. Il atteignit High Street, et se dirigea vers l’hôtel de l’Ange. Mais qui s’avançait vers lui ? C’était l’ombre d’un Censeur. Charles éprouva un frissonnement instinctif ; mais le fantôme passa outre sans lui faire de mal. Semblable à Kehama, il vivait sous l’influence d’un charme. Il était enfin arrivé à son hôtel, où il trouva son porte-manteau tout préparé. Il choisit immédiatement une chambre, et après s’y être complétement installé, il songea à son dîner.

[71] Espèce d’épagneuls.

Notre jeune ami ne voulait pas perdre de temps, et désirait, si c’était possible, se diriger vers Londres le lendemain matin. A ses yeux, ce serait un grand point de terminer son voyage assez tôt dans la semaine pour que, le dimanche, dans le cas où il en serait jugé digne, il pût offrir ses actions de grâces dans l’immense et sainte communion de l’Église universelle, pour les bienfaits qu’il avait reçus. Il se décida en conséquence à faire une tentative ce soir même auprès de Carlton. Il espérait, s’il se rendait à son logement entre sept et huit heures, le trouver de retour du réfectoire. Dans cette pensée, il sortit tout de suite. Arrivé au collége de son ancien tuteur, il frappa à la porte, entra, passa outre et franchit les roides degrés du vieil escalier de bois. La porte extérieure était fermée. Il descendit et trouva un domestique, qui lui apprit que M. Carlton donnait un dîner au réfectoire, mais que le repas touchait à sa fin. Notre visiteur se décida à attendre.

Le domestique alluma les bougies dans le salon, et Charles s’assit auprès du feu. Un instant, il se livra à ses réflexions ; puis il regarda autour de lui pour trouver un sujet qui l’occupât. Ses yeux tombèrent sur un journal d’Oxford, daté seulement de quelques jours. « Voyons comment les choses vont ici », se dit-il à lui-même en le prenant. Il parcourut un article après l’autre ; il regardait quels étaient les prédicateurs de l’Université pendant la semaine, quels étudiants avaient pris leurs grades, quels étaient les examinateurs publics, etc., etc… lorsque son attention fut éveillée par le paragraphe suivant :

Une apostasie dans l’Église. — « Nous apprenons qu’une nouvelle victime vient de s’ajouter à la liste de celles que le poison des principes Tractariens a précipitées dans le sein de la Sorcière de Rome. M. Reding de Saint-Sauveur, fils d’un respectable ecclésiastique de l’Établissement, qui est mort après avoir mangé toute sa vie le pain de l’Église, vient enfin de se déclarer le sujet et l’esclave d’un évêque italien. Des mécomptes dans son examen ont été, dit-on, la cause déterminante de cet acte insensé. Le bruit court que des mesures légales sont préparées pour infliger les amendes du statut du præmunire à tous les apostats. Une proposition est également arrêtée pour demander à Sa Majesté de consacrer l’argent ainsi obtenu à l’érection d’un « monument commémoratif des Martyrs[72] » chez la sœur de notre Université. »

[72] Ce monument existe réellement à Oxford. Il a été érigé en 1841. C’est une glorification de Ridley, Latimer et Cranmer, trois hommes que le protestant Cobbett range à la tête de ceux dont il a dit : « C’étaient tous sans exception ou des apostats, ou des parjures, ou des voleurs publics. » Nous l’avouons, ce monument est celui qui nous a le plus péniblement impressionné à Oxford.

« Ainsi, pensa Charles, le monde, comme toujours, prend les devants sur moi. » Il se prit à chercher d’où ce bruit pouvait provenir, et il avait presque oublié qu’il attendait Carlton.

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