Perte et gain : $b histoire d'un converti
PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
L’année dernière, au mois d’août et de septembre, nous nous trouvions sous le toit hospitalier des PP. Oratoriens de Birmingham, dans le but d’ajouter quelques nouveaux renseignements à ceux que nous avions pris dans un voyage antérieur touchant le « mouvement religieux d’Oxford ». Avons-nous besoin de le dire ? dans cette admirable maison de l’Oratoire, il nous fut aisé de remplir notre dessein : n’avions-nous pas sous les yeux les fruits les plus beaux[1] de ce mouvement providentiel ? Désireux, toutefois, de poursuivre cette belle étude à notre retour sur le continent, nous demandâmes un jour à l’un des bons pères de nous indiquer les ouvrages qui pourraient nous être le plus utiles. — Bien volontiers, nous répondit-il ; mais voulez-vous avoir l’idée la plus exacte du mouvement religieux ? lisez Loss and gain (Perte et gain). Tout est là ; et les hommes, et les controverses, et l’atmosphère même d’Oxford. — Il ne nous fut pas difficile de déférer à ce conseil : la parole de notre digne interlocuteur était pour nous une autorité ; le nom de l’auteur de l’ouvrage nous était non-seulement une garantie de son mérite, mais un attrait. Nous nous empressâmes donc de lire Perte et gain. L’intérêt que nous prîmes à cette lecture fut si vif, que nous eûmes dès lors la pensée de faire connaître ce beau livre aux deux nations chrétiennes — la France et la Belgique — qui, par leurs prières, ont une si large part à ce qui se passe au delà du détroit. Le dessein que nous formions l’année dernière, nous le réalisons enfin aujourd’hui ; et, nous l’avouerons avec franchise, nous croyons que l’ouvrage du docteur Newman jettera un nouveau jour sur la question peut-être la plus importante des intérêts catholiques au XIXe siècle. — Tout le monde a lu les belles paroles que nous a laissées Bossuet[2] touchant le schisme anglican. Quel tressaillement n’eût pas été le sien, si cet immortel génie avait pu assister au spectacle qui se déroule de nos jours en Angleterre ! N’aurait-il pas cru toucher à l’heure solennelle qu’il avait entrevue de son regard d’aigle, il y a deux cents ans ?
[1] A l’exception d’un seul, tous les pères et tous les novices de l’Oratoire de Birmingham sont des convertis. — Nous voudrions que tous ceux qui sont travaillés par le doute passassent une semaine dans cette aimable retraite : nous sommes convaincu que la plupart ne la quitteraient pas sans en emporter un trésor précieux de lumière et de paix.
[2] Histoire des variations, liv. VII.
Mais qu’est-ce que Perte et gain ?
Une réponse complète à cette question exigerait de notre part certains développements relatifs au temps où la scène se passe. Nous nous étions proposé de faire ce travail ; mais, ayant obtenu de M. le chanoine Oakeley de reproduire en français une conférence que ce digne ecclésiastique a prononcée à Londres sur le livre qui nous occupe, et dans le sens que nous venons d’indiquer, nous lui avons volontiers laissé la parole[3]. L’autorité de ce savant converti aura, dans ces matières, plus de poids que la nôtre. Il nous suffira donc de donner une appréciation générale de l’ouvrage.
[3] Voy. l’Appendice. — Nous engageons nos lecteurs à lire cette conférence avant Perte et gain ; elle les aidera à mieux comprendre l’ouvrage.
Comme son titre seul le fait déjà connaître, Perte et gain est l’histoire d’une âme qui, sous la double action de la volonté privée et de la grâce, arrive des sentiers perdus de l’anglicanisme à la vraie lumière, ou, pour nous servir des paroles de l’auteur, « c’est la peinture de la marche et de l’état d’un esprit qui parvient à se convaincre de l’origine divine du catholicisme ». Une semblable question est belle, élevée, et l’on comprend tout de suite quel intérêt saisissant elle doit avoir, traitée par une main habile. Qui de nous n’aime à contempler ces nobles luttes d’une âme qui a soif de la vérité, et qui la cherche au prix des plus grands sacrifices ? Oui, ces combats secrets où ne se verse pas le sang, mais où l’on immole toujours quelque passion chérie, nous révèlent le beau côté de notre dignité humaine, et nous en sommes fiers. N’allons pas croire, toutefois, que l’analyse de cette transformation de l’homme intérieur soit un problème facile. « Savez-vous par quelle voie la lumière se propage ? » demandait Dieu à son serviteur[4] ; qui peut dire, aussi, et à plus forte raison, par quels sentiers le soleil qui n’a pas de couchant[5] arrive à faire pénétrer ses rayons dans une âme ? Il faut un œil bien exercé pour saisir tous ces fils mystérieux par lesquels une intelligence est liée à l’erreur, et pour suivre ce travail sans bruit qui fait tomber un à un les voiles épais dont ses yeux étaient couverts. Mais quelque difficile que pût être la tâche, elle n’était pas au-dessus des forces du savant oratorien : disons mieux, le R. P. Newman semblait destiné, plus que tout autre, à faire une œuvre si délicate : sa naissance et sa première éducation, sa position antérieure, à Oxford, le rôle si providentiel qu’il a joué dans le mouvement religieux, sa haute intelligence, son érudition immense, sa vie de méditation et de prière, son expérience du catholicisme, tout le rendait éminemment propre à nous tracer l’Histoire d’un converti. Aussi est-ce une heureuse pensée que l’illustre écrivain a eue, quand il a résolu d’écrire Perte et gain ; nous ne saurions trop lui en être reconnaissants.
[4] Job. XXXVIII, 24.
[5] Isaïe, LX, 20.
Autant le but de Perte et gain est élevé, autant le plan en est simple ; et cependant, comme œuvre d’art, c’est un vrai chef-d’œuvre (a master piece), nous dit M. Brownson[6]. Le R. P. Newman s’y révèle, en effet, comme un écrivain de premier ordre, il nous y montre même une nouvelle face de son talent. Tout le monde reconnaissait dans le pieux ex-fellow d’Oriel un érudit profond, un habile controversiste, un orateur éloquent, mais on n’avait peut-être pas soupçonné chez lui, du moins en France, cette science si variée, cette connaissance intime du cœur humain, ce sentiment si vrai de tout ce qui est beau. A côté du théologien et du philosophe, nous trouvons dans Perte et gain le moraliste, le poëte, le littérateur consommé. Et c’est à l’ensemble de toutes ces brillantes qualités que l’ouvrage doit la perfection qui le distingue : de là ces belles scènes où l’écrivain s’adresse tour à tour à l’esprit, à l’imagination, au cœur ; de là ces esquisses, si habilement tracées, des caractères de tout rang et de tout âge ; de là cette description si vraie des mœurs de l’université d’Oxford comme de celles de la famille anglaise ; de là ces dialogues si pleins de science et d’esprit ; de là cette logique si serrée, cette sensibilité si exquise, cet enthousiasme si pieux, cette analyse si délicate de la marche de l’esprit vers la vérité, de là, enfin, cet attrait soutenu qu’on retrouve même dans des discussions qui, sous la plume de tout autre, seraient fastidieuses ou sèches.
[6] M. Brownson est le célèbre converti des États-Unis. C’est de lui que M. Cousin écrivait en 1838 : « M. Brownson a publié une apologie de mes principes où brille un talent de pensée et de style qui, régulièrement développé, promet à l’Amérique un écrivain philosophique de premier ordre. » Après avoir expérimenté l’impuissance de la philosophie humaine à donner la vérité, comme il l’a raconté lui-même, M. Brownson s’est uni à l’Église catholique, en 1845. Aujourd’hui, il rédige la Revue qui porte son nom : Brownson’s Quarterly Review.
Mais ce n’est ici proprement que le côté littéraire de Perte et gain. Ce qui fait de ce livre une œuvre précieuse, c’est qu’il nous offre une peinture parfaite du monde religieux de l’Angleterre aux temps présents ; c’est un tableau animé où sont groupés avec art les fruits divers de la Réforme. Évangéliques, Cambdéniens, partisans de la Haute Église, Confrères de Plymouth, défenseurs des Églises-branches (branch-theorists), hommes du juste milieu, etc., etc. : toutes ces innombrables sectes, nées du libre examen, posent devant les yeux du lecteur avec leur cachet propre et distinctif ; il n’y a pas jusqu’aux fanatiques déclamateurs d’Exeter-Hall qui n’y aient leur représentant furibond, reconnaissable entre tous, comme de droit. Le talent et les ressources dont le R. P. Newman a fait preuve dans cette partie essentielle de son livre sont immenses ; aussi n’y a-t-il, peut-être, que ceux qui sont déjà au courant de la controverse anglicane qui puissent sentir tout le mérite de l’ouvrage sous ce rapport. Nous ne craignons pas de l’affirmer : Perte et gain est le résumé le plus parfait des systèmes religieux qui s’agitent à cette heure en Angleterre.
Toutefois, parmi les sectes que le savant oratorien nous peint avec tant de vérité, se dessine ce qu’on a appelé l’École d’Oxford. Une chose que nous avons souvent entendu répéter aux convertis, c’est que, en général, on a faussement jugé le mouvement religieux et qu’on ne l’a pas envisagé sous son véritable point de vue. Il n’y a rien d’étonnant en cela. Pour apprécier complétement une école, il ne suffit pas d’en connaître les doctrines ; il faut aussi avoir la clef de l’état des esprits qui ont embrassé ces doctrines. Qui ne le sait ? l’éducation, les préjugés et les traditions locales sont les éléments multiples qui, avec beaucoup d’autres encore, éclairent ou obscurcissent nos vues, nos théories, nos systèmes ; qui en déterminent, jusqu’à un certain point, le degré de bonté ou de malice. Or, c’est sans doute cette connaissance intime des hommes d’Oxford qui a fait défaut au grand nombre ; et, privé de ce flambeau nécessaire, on n’a vu les choses qu’à demi, sinon sous un faux jour. Grâce au docteur Newman, nous pensons qu’on pourra désormais se faire une idée plus juste du mouvement religieux, et qu’on en saisira mieux le caractère. Son livre, en effet, nous introduit dans le secret du mouvement lui-même ; il nous dévoile ce qu’il a eu de sérieux ou de superficiel ; il nous fait comprendre l’état des esprits ; il nous montre par quels labeurs les hommes droits se sont approchés de l’Église, dans quelles pensées ils s’y sont unis : spectacle émouvant qui, pour le philosophe comme pour le chrétien, renferme de très-graves leçons. « Cet ouvrage, a dit l’auteur que nous citions plus haut, nous explique bien des choses qui jusqu’à ce jour nous étaient inintelligibles » (which were hitherto unintelligible)[7] ; et, avec une loyauté qui l’honore, il demande pardon au R. P. Newman de l’avoir combattu pendant de si longues années. Perte et gain a fait ce qu’un autre bel et profond écrit[8] du même auteur n’avait pas su produire. La Revue de Dublin a été plus loin encore que M. Brownson : elle a positivement assuré aux catholiques du Royaume-Uni que, malgré leur cohabitation sur le même sol avec les anglicans, ils avaient à prendre dans l’Histoire d’un converti des renseignements qui leur étaient inconnus.
[7] Brownson’s Quarterly Review. Oct. 1854.
[8] Histoire du développement de la doctrine chrétienne.
Les habiles défenseurs de la foi catholique n’ont pas manqué à l’Angleterre. Milner, par exemple, a rendu, au commencement de ce siècle, de grands services à l’Église. Il était réservé au docteur Newman de résumer avec son beau talent les principales controverses, et de mettre complétement à nu ces bases d’argile sur lesquelles repose l’anglicanisme ; nous voulons dire, ses formulaires — ses XXXIX Articles, son Prayerbook. — Et qu’on ne croie pas que le savant oratorien écrase ses adversaires sous le poids de son immense érudition. Non, il cache plutôt sa science. Des citations de textes eussent embarrassé sa marche rapide ; il les a négligées, se contentant de quintessencier la doctrine des Pères et des théologiens. D’ailleurs, comme il connaît son anglicanisme à fond, il en sait tous les points les plus vulnérables, et c’est là qu’il dirige ses coups. Aussi, rien de plus intéressant que de voir comment une seule interrogation lui suffit parfois pour pousser son adversaire au pied du mur. — Il est bon de l’observer ici : l’auteur de Perte et gain parle avec dignité de son ancienne communion ; tout en la combattant, il n’a pas contre elle la moindre parole blessante. Ce qui ne l’empêche pas, et ce n’est que justice, de poursuivre de son ridicule mordant les systèmes religieux nés de cerveaux creux ou malades.
En résumé, nous dirons que ce beau livre, Perte et gain, nous offre, avec l’histoire attrayante d’un converti, un tableau des plus savants et des plus finement esquissés des doctrines de l’Église anglicane et de ses tendances actuelles. Placé déjà au premier rang de la littérature anglaise par sa forme brillante, la peinture parfaite des caractères, le bon goût de ses scènes si variées, la disposition enfin de toutes ses parties, cet ouvrage est surtout rempli d’enseignements précieux pour tous les hommes qui ont à cœur le triomphe de l’Église, ou qui aiment seulement à connaître le courant des idées religieuses à notre époque.
Quoiqu’il ait déjà huit ans de date, cet ouvrage conserve toute son actualité. Depuis 1848, ni la tendance, ni l’esprit du « mouvement » n’ont changé. A la surface, il y a moins d’agitation, mais au fond le travail est le même ; travail immense, qui doit nécessairement aboutir à un résultat magnifique[9]. « La semence est jetée, nous disait dans notre dernier voyage un des savants convertis d’Oxford ; il faudra bien qu’elle lève. » Un an s’est à peine écoulé depuis que ces paroles ont été prononcées, et, parmi beaucoup d’autres, l’Église a eu le bonheur de recevoir dans son sein trois hommes des plus recommandables par leur science, leur vertu et leur position dans l’Établissement : MM. Wilberforce, Ffoulkes et Palmer. Ces trois belles conversions ne disent-elles pas, de la manière la plus évidente, que le mouvement religieux est toujours plein de vie ?
[9] « Il semble que les meilleurs logiciens sont ceux qui franchissent le pas et vont droit à l’Église romaine, comme Gfrœrer et Hurter en Allemagne, comme Newman et les Wilberforce en Angleterre. Des âmes ardentes ne resteront jamais sur ce point entre deux abîmes où se tient le docteur Pusey. » (Journal des Débats, 5 août 1885.)
Encore quelques mots ; ils ne nous paraissent pas déplacés ici, vu la nature de l’ouvrage.
Si, par hasard, ce livre tombait entre les mains de quelqu’un de nos frères séparés, et que sa lecture lui apportât des lumières nouvelles, éveillât seulement quelques doutes, nous l’engageons à ne pas rejeter cette faveur divine, mais à se retirer dans la solitude de son âme et à prier. Quiconque se sent assez grand pour aspirer à la vérité doit rechercher tous les moyens qui peuvent lui en assurer la possession. Et quel homme, faisant profession de christianisme, ne se sentirait cette noble ambition au cœur ? La vérité n’est-elle pas l’aliment de l’intelligence humaine ici-bas ? et, au delà du temps, n’est-ce pas elle qui est le fondement de la joie des élus[10] ? Or, la prière est le sine quâ non de cette précieuse conquête. On a beau fouiller dans les livres, se renfermer dans le silence du cabinet : si l’on ne demande à Dieu le pain de l’âme, comme on lui demande, tous les jours, la nourriture du corps, on peut être sûr de mourir d’inanition, après des luttes désespérées. L’étude est bonne sans doute pour quelques-uns, mais la prière est indispensable pour tous. L’étude ne peut faire que des demi-philosophes : à la prière seule, le droit de former les vrais sages. La prière, c’est le soleil qui vivifie dans l’âme le grain de la vérité, qui en développe la tige délicate, en féconde les fleurs et en mûrit les fruits. Au reste, le conseil que nous donnons, nous semble-t-il, n’a rien de captieux. S’il est un acte libre, un acte qui échappe à toute séduction, c’est bien la prière. Et quel protestant sincère pourrait craindre de s’adresser avec confiance au Souverain Dispensateur de tout don parfait ? Qui est l’homme qui donne une pierre à son fils, lorsqu’il lui demande du pain ? Ou, s’il lui demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent[11] ?
[10] « Gaudium de veritate. » S. Aug., Conf. Liv. X, ch. XXIII.
[11] S. Matth, VII, 9 et 10.
P. S. Ce n’est pas à nous de parler de notre traduction ; on nous permettra seulement de dire que nous avons tâché qu’elle ne fût pas trop indigne de l’illustre écrivain que nous admirons comme génie, et dont les aimables vertus ont éveillé dans notre cœur la plus profonde reconnaissance et le plus respectueux attachement. Les notes que nous avons mises, soit au bas des pages, soit à la fin du livre, nous ont paru indispensables. Jointes à l’Appendice, elles jetteront, croyons-nous, assez de jour sur l’ouvrage pour en faire comprendre le fond à tous nos lecteurs[12].
[12] Les personnes qui, après avoir lu Perte et gain, désireraient étudier plus à fond la question du « mouvement religieux », feront bien de consulter les excellents ouvrages publiés sur cette matière par M. J. Gondon, un des rédacteurs de l’Univers.
Pour toute récompense de notre modeste travail, nous ne demandons qu’une obole, celle qui vient du cœur : que toute âme aimante fasse l’aumône d’une prière à la malheureuse patrie du glorieux martyr saint Thomas.
Novembre 1858.