Perte et gain : $b histoire d'un converti
CHAPITRE X.
Le couvent des Passionnistes.
« Cela ne finira donc jamais ! se dit Charles, en fermant la porte et en remontant l’escalier. Voilà une journée complétement perdue ; et en vérité, je ne saurais dire avec lesquels de ces importuns, étrangers ou amis, mon temps a été le moins gaspillé. J’aurais dû aller directement au couvent. » Cette dernière pensée frappa son esprit, et il se plaça devant le feu, en y réfléchissant. « Oui, dit-il, je ne différerai pas davantage. Quelle heure peut-il être ? Déjà quatre heures ! » Il réfléchit de nouveau : « Je vais aller dîner, et puis, je me sauverai bien vite chez mes bons Passionnistes. »
Le restaurant où Charles se rendit était à une certaine distance. Il ne lui fut donc possible d’arriver au couvent que vers les six heures. Ce monastère était une simple construction en briques. Les ressources étant très-restreintes, on avait dû sacrifier l’extérieur, afin de pourvoir aux dépenses de l’intérieur. L’édifice était également incomplet. Une grande église avait été construite, mais ses murailles étaient nues ; et, à part les autels qu’on y avait élevés, elle ne se faisait remarquer que par ses proportions bien prises, un sanctuaire large, de bonnes orgues et un chœur convenable. Un corps de bâtiments adjacents pouvait loger environ une demi-douzaine de Religieux ; mais la grandeur de l’église demandait un établissement plus vaste. Depuis lors sans doute les choses ont bien changé, mais nous remontons ici aux premiers efforts de cette communauté anglaise, à une époque où elle avait à peine cessé de lutter pour son existence, et où les amis et les membres ne faisaient que commencer à y arriver.
Dix années seulement s’étaient écoulées alors, depuis que le plus sévère des ordres modernes avait été introduit en Angleterre. Au milieu de la tiédeur et de l’égoïsme du XVIIIe siècle ; deux cents ans après l’époque mémorable où saint Philippe et saint Ignace, laissant de côté les austérités corporelles, dont toutefois ils étaient personnellement de si grands maîtres, avaient prêché la mortification de la volonté et de la raison comme plus nécessaire à un âge de civilisation, le père Paul de la Croix fut divinement poussé à la fondation d’une communauté plus ascétique, sous certains rapports, que les premiers ermites et les ordres du moyen âge. Quoique le jeûne, la pauvreté et le silence fussent au nombre des pratiques de mortification les plus strictement imposées à la nouvelle congrégation, c’était surtout par la rigueur de ses pénitences corporelles qu’elle se distinguait. Dans la cellule de son vénérable fondateur, sur le mont Célien, on voit encore aujourd’hui un fouet de fer, garni de clous, qui est un souvenir, non-seulement des souffrances du père Paul lui-même, mais aussi de celles de sa famille italienne. L’objet de ces mortifications n’était pas moins remarquable que leur intensité. La pénitence sans doute est, à un certain point de vue, la fin de toute mortification, mais dans l’esprit des Passionnistes l’usage de la discipline est spécialement destiné au profit du prochain. Ils appliquent leurs souffrances au soulagement des âmes du purgatoire, ou bien ils se les infligent pour réveiller la ferveur d’un auditoire inattentif. Dans leurs missions, quand leurs discours semblent ne produire aucun effet, on les a vus parfois découvrir soudain leur poitrine et leurs épaules, et se frapper de couteaux aiguisés ou de rasoirs, en criant à leur auditoire terrifié qu’ils ne feraient point miséricorde à leur chair, jusqu’à ce que ceux à qui ils s’adressaient eussent pitié de leurs âmes. Cette charité dévorante ne s’arrêta pas aux frontières de leur patrie. Poussé peut-être par un souvenir attaché à sa maison, pendant bien des années, le cœur du père Paul se dirigea vers une nation du Nord avec laquelle, humainement parlant, il n’avait aucun rapport. En face de Saint-Jean et Saint-Paul, maison des Passionnistes sur le mont Célien, s’élèvent l’ancienne église et le monastère de San Gregorio, la source pure d’où le Christianisme de l’Angleterre est sorti. Là avait vécu le grand pape qui est appelé notre Apôtre, et qui plus tard monta sur la chaire de saint Pierre. De là partirent aussi, pendant et après son pontificat, Augustin, Paulin, Juste et les autres saints qui convertirent nos barbares ancêtres. Leurs noms, qui aujourd’hui sont inscrits sur les colonnes du portique, sembleraient s’être manifestés au vénérable Paul, avoir traversé son esprit et s’y être fixés. Car, chose étrange ! la pensée de l’Angleterre se mêlait à ses prières habituelles, et dans les dernières années de sa vie, après une vision qu’il eut pendant la messe, comme s’il eût été Augustin ou Mellitus, il parlait de ses enfants d’Angleterre.
Il était assez surprenant qu’un seul Italien, au cœur de Rome, eût à cette époque l’ambitieuse pensée de faire des novices ou des convertis dans notre patrie. Mais après la mort du vénérable fondateur, l’intérêt spécial que celui-ci avait montré pour notre île lointaine se manifesta dans un autre membre du même ordre. Sur les Apennins, près de Viterbe, vivait, au commencement de ce siècle, un petit berger, dont l’esprit s’était de bonne heure tourné vers le ciel. Un jour qu’il priait devant l’image de la Madone, il eut le pressentiment qu’il était destiné à prêcher l’Évangile dans une région du Nord. Il n’était guère probable qu’un paysan romain pût jamais être missionnaire ; plus tard, il est vrai, le jeune pâtre devint frère, et puis religieux dans la congrégation des Passionnistes ; mais cela ne semblait pas augmenter pour lui les probabilités d’une mission lointaine. Cependant Dieu avait ses vues, et quoique les moyens extérieurs ne se produisissent pas, peu à peu l’impression de son enfance, restée toujours vivante, prit une forme plus caractérisée, et au lieu du Nord en général, ce fut le nom de l’Angleterre qui se grava dans son cœur. Chose étonnante ! après un certain nombre d’années, sans faire aucune démarche, puisqu’il vivait sous l’obéissance, notre paysan se trouva, à la fin, sur le bord de cette mer orageuse du Nord, d’où César, jadis, aspirait à la conquête d’un nouveau monde. Mais il était toujours aussi peu probable qu’auparavant qu’il traversât le détroit. Néanmoins cela n’était pas impossible ; aurait-il cru autrefois qu’il verrait jamais cette plage du grand Océan ?… Et arrêté sur le rivage, le bon religieux aimait à contempler les vagues agitées, et à se demander si jamais viendrait le jour où elles le porteraient vers cette Angleterre tant désirée. Ce jour arriva, non pas toutefois par suite d’aucune détermination de sa part, mais par le soin de cette même Providence qui, trente années auparavant, le lui avait fait pressentir.
A l’époque de notre récit, le père Domenico de Matre Dei était déjà familiarisé avec l’Angleterre. Il avait eu bien des peines, d’abord par manque d’argent, et puis, plus encore, par manque de sujets. Les années s’écoulaient, et soit que la crainte de la sévérité de la règle (quoique ce fût sans fondement, puisqu’elle avait été mitigée pour l’Angleterre), soit que les droits acquis des autres corps religieux en fussent la cause, sa communauté ne grandissait pas. Il se sentait presque découragé. Mais chaque œuvre vient en son temps. Enfin, les difficultés diminuèrent peu à peu, et l’on vit quelques hommes pleins de zèle, les uns nobles de naissance, d’autres distingués par leurs talents, entrer dans la communauté. Parmi eux, nous devons citer notre ami Willis, qui, à cette époque, avait reçu la prêtrise. Quoique né bien loin de Londres, il n’était pas le dernier venu. Et maintenant, lecteur, vous connaissez mieux les Passionnistes que Reding lui-même, au moment où il se dirigeait vers leur monastère[81].
[81] A ces détails si intéressants donnés par l’auteur, nous croyons devoir ajouter quelques mots.
Le R. P. Dominique de la Mère de Dieu naquit à Viterbe, le 4 août 1793. Il fit sa profession dans l’ordre des Passionnistes à l’âge de 22 ans. C’est seulement en 1840 qu’il quitta l’Italie avec trois de ses confrères pour venir s’établir à Boulogne, en France. Mais le gouvernement d’alors qu’épouvantait tout habit de moine ne permit pas à ces quatre religieux de vivre tranquillement au fond de leurs cellules. Obligés de sortir de la France, ils allèrent se réfugier à Ere, près Tournai (Belgique), et ils y fondèrent une maison. Deux ans plus tard, le P. Dominique touchait enfin à ce sol d’Angleterre si ardemment désiré. C’était le 17 février 1842. Depuis cette époque jusqu’au 27 août 1849, jour où il est mort subitement, cet admirable religieux a opéré un bien immense sur ce nouveau théâtre de son zèle. Ses vertus éminentes, surtout sa charité intelligente et douce, ont attiré à la Foi un grand nombre de protestants, parmi lesquels on compte l’auteur lui-même de Perte et Gain.
Ce pieux serviteur de Dieu a laissé de nombreux écrits, dont un seul, croyons-nous, a été traduit jusqu’à présent. C’est un ouvrage intitulé : Excellence de Marie et de son culte, en 2 vol. in-12.
Le premier objet qui se présenta à Charles fut la porte de l’église. Comme elle était ouverte, il y entra. Les fidèles arrivaient pour un office. Lorsqu’il eut passé le vestibule, la personne qui le précédait immédiatement lui présenta le bout de ses doigts qu’elle avait trempés dans un bassin d’eau placé à l’entrée. Charles ignorant le but de cette action, et se sentant embarrassé de cette ignorance, se retira de côté, et chercha un coin pour s’y réfugier ; mais tout l’espace était ouvert, il n’y avait pas moyen de se cacher. Cependant, chacun paraissait occupé de soi. Nul ne fit attention à lui, et il se sentit ainsi plus à l’aise. Il se tint debout près de la porte, et promena ses regards dans l’église. Un grand nombre de cierges s’allumaient sur le maître-autel, situé au centre d’une abside semi-circulaire. Il y avait environ une demi-douzaine d’autels latéraux. La plupart n’étaient pas éclairés. On y voyait malgré cela quelques adorateurs solitaires. Sur l’un d’entre eux était un grand crucifix antique, aux pieds duquel brûlait une lampe, et celui-là était visité par une suite non interrompue de personnes. Elles s’y arrêtaient chacune cinq minutes, lisaient quelques prières dans un tableau attaché à la balustrade, et passaient outre. A un autre autel, qui se trouvait dans une chapelle au bout de l’un des bas-côtés et qui était surmonté d’une image, brûlaient six longs cierges. En regardant avec attention, Charles reconnut que c’était une image de Notre-Dame, et que le petit Enfant Jésus tenait un rosaire. Là était déjà réunie une assemblée, ou plutôt on y célébrait un office qui lui était inconnu. C’était rapide, alternatif, monotone. Comme cet exercice pieux paraissait interminable, Charles tourna ses yeux ailleurs. Il vit deux confessionnaux, chacun environné d’un petit groupe de personnes à genoux qui attendaient leur tour pour se présenter au sacrement de Pénitence ; les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Au bas de l’église étaient trois rangées de bancs mobiles avec dossiers et agenouilloirs. Le reste de l’espace était ouvert et rempli de chaises. Mais l’objet qui attirait surtout l’attention en ce moment, c’était le maître-autel. Cependant chaque fidèle, en entrant, prenait une chaise et, s’agenouillant derrière, se mettait à prier. L’église finit par se remplir. Riches et pauvres, artisans, jeunes élégants et ouvriers irlandais, mères et enfants, tous étaient confondus, sans autre distinction que la séparation des femmes d’avec les hommes. Une troupe de garçons et de petits enfants, mêlés à quelques vieilles femmes, avaient pris possession de la balustrade du chœur, et la secouaient avec des mouvements convulsifs comme dans l’attente de quelque chose.
Quoique Reding fût resté debout, nul n’aurait fait attention à lui ; mais il vit que le temps était venu de s’agenouiller. Il alla se mettre au coin du banc le plus rapproché. A peine avait-il pris place, qu’une procession avec des cierges passa de la sacristie à l’autel. Vint ensuite quelque chose qu’il ne put comprendre, et soudain commença un chant qu’il reconnut être une litanie, aux paroles Miserere et Ora pro nobis. Une hymne suivit. L’attention de l’assemblée était si profonde, sa dévotion si ardente, que Reding pensa qu’il n’avait jamais, jusqu’à ce jour, assisté à un véritable acte de culte. Ce qui le frappa particulièrement, ce fut que, tandis que dans l’Église anglicane le ministre ou l’orgue est tout et le peuple rien, sauf le clerc qui le représente, ici c’était précisément l’inverse. Le prêtre parlait à peine ou du moins presqu’à voix basse ; mais tous, dans l’assemblée, comme un immense instrument ou Panharmonicon, ne formaient qu’une seule voix, tout en paraissant n’agir, chacun, que d’après sa propre inspiration. Ils ne semblaient avoir besoin d’aucune impulsion étrangère ni d’aucune direction, quoique dans la litanie le chœur chantât alternativement. Les paroles étaient en latin, mais on eût dit que tous en comprenaient la valeur, et qu’ils offraient leurs prières à la Sainte-Trinité, au Sauveur incarné, à la puissante Mère de Dieu et aux Saints glorifiés, avec une ardeur égale à l’énergie de leurs cantiques. Près de Charles se trouvaient un petit enfant et une pauvre femme qui chantaient de toute la force de leurs poumons. Il n’y avait pas à s’y méprendre, Reding se dit à lui-même : « Voilà une religion populaire. » Il jeta de nouveau un regard dans l’église. Comme nous l’avons dit, elle était très-simple, et l’on voyait qu’elle n’était pas finie ; mais le Temple vivant qui s’y manifestait n’avait besoin ni de sculptures délicates ni de marbres somptueux pour la parachever, « car la gloire de Dieu l’avait éclairée, et l’Agneau en était la lumière ». « Que c’est étrange ! se dit Charles à lui-même, on appelle ce culte un culte de pure forme, et cependant il paraît comprendre indistinctement toutes les classes : enfants et vieillards, gens d’éducation et peuple, hommes et femmes ; c’est l’œuvre du même Esprit en tous, qui d’un grand nombre ne fait qu’un seul corps. »
Pendant qu’il réfléchissait ainsi, il y eut un changement dans l’office. Un prêtre, ou un assistant, était monté quelques secondes sur l’autel et y avait pris un calice ou un vase qui s’y trouvait ; Charles ne pouvait voir d’une manière distincte. Un nuage d’encens s’éleva vers la voûte. Soudain tous les fronts s’inclinèrent jusqu’à terre. Que signifiait cet acte ? La vérité brilla aux yeux de Reding d’une manière terrible, mais douce pourtant : c’était le Seigneur incarné qui reposait sur l’autel, et qui était venu pour visiter et bénir son peuple ; c’était l’auguste présence qui fait d’une église catholique un sanctuaire unique ; qui en fait ce qu’aucun autre lieu ne saurait être, un lieu saint… A cette époque, les offices du bréviaire n’étaient plus inconnus à notre jeune ami, et au moment où il se prosterna sur le pavé, dans un mouvement subit d’anéantissement et de joie, quelques paroles de ces grandes antiennes, dont Willis, dans une circonstance, avait cité quelques phrases, lui vinrent sur les lèvres : « O Adonaï, et Dux domûs Israel, qui Moysi in rubo apparuisti ; O Emmanuel, Exspectatio gentium et Salvator earum, veni ad salvandum nos, Domine Deus noster. »
Après cette cérémonie, l’office ne dura plus longtemps. En relevant la tête, Charles vit que l’assemblée s’écoulait avec rapidité et qu’on éteignait les lumières. Il comprit qu’il fallait se hâter. Il se dirigea donc vers un frère convers, qui attendait pour fermer les portes, et le pria de le conduire au supérieur. Le bon frère craignait que celui-ci ne fût occupé en ce moment. Toutefois, il conduisit Charles dans une petite chambre bien propre, où notre ami, laissé à lui-même, eut le temps de rassembler ses pensées. A la fin, le supérieur parut. C’était un homme au-dessus de l’âge mûr, d’un maintien à la fois grave et bienveillant. Les sentiments de Reding étaient indicibles, mais tous pleins de charme. Son cœur battait fort, non de crainte ni d’anxiété, mais d’un frémissement de plaisir, en pensant qu’il était sous le toit d’une communauté catholique et en face d’un de ses prêtres. En un moment son trouble disparut, et il se sentit enivré de joie. A peine pouvait-il dominer son émotion ; il craignait d’être pris pour un fou. Il présenta la carte de son compagnon de voyage. Le bon Père sourit, en voyant le nom de l’ecclésiastique ; mais ce fut avec une satisfaction toute particulière qu’il lut les paroles aimables que celui-ci avait tracées au crayon. Charles ne tarda pas à s’entendre avec le supérieur. Grâce à Willis, il était déjà connu dans le couvent. Il fut arrêté qu’il logerait tout de suite chez ses nouveaux amis, et qu’il y resterait tant que cela lui conviendrait. La première chose à faire, c’était de se préparer à la confession, et l’on espérait qu’ainsi il pourrait être reçu, le dimanche suivant, dans la communion catholique. Après cet acte solennel, il aurait à se présenter à l’évêque, au moment convenable, pour lui demander le sacrement de Confirmation. Peu de temps lui suffit pour faire transporter ses bagages au couvent, et une heure après son entrevue avec le supérieur, il était assis seul, avec plumes, papier, livres, et devant un feu joyeux, dans une cellule de sa nouvelle habitation.