Perte et gain : $b histoire d'un converti
CHAPITRE X.
La rustication, ou le renvoi temporaire.
Lorsque Charles se présenta chez le Vice-Principal, le révérend Josué Jennings, pour lui demander la permission de loger dans un appartement particulier, pendant les deux trimestres qui lui restaient jusqu’à l’époque de son examen, il lui fut répondu par un refus courtois, mais net. Sa surprise fut grande ; il avait considéré cette démarche comme une simple affaire de forme. Interdit, il resta un moment silencieux ; puis se levant, il allait se retirer. La rougeur colorait ses joues ; un pareil refus était une punition infligée seulement aux étudiants paresseux, sur lesquels on ne pouvait pas compter dès qu’ils échappaient à l’œil du doyen du collége.
Le Vice-Principal paraissait attendre que Charles lui demandât la raison de ce procédé ; comme le jeune étudiant, dans sa confusion, ne semblait pas disposé à le faire, il condescendit à ouvrir lui-même la conversation. Ce n’était pas, dit-il, qu’on voulût infliger un blâme à la conduite morale de M. Reding, non ; il avait toujours été un jeune homme de mœurs irréprochables, et il avait soutenu la réputation qu’il avait apportée de l’école ; mais les chefs avaient des devoirs à remplir à l’égard de la communauté, et parmi ces devoirs, l’un des plus impérieux leur commandait de mettre les sous-gradués à l’abri de la contagion des malheureux principes qui dominaient dans Oxford. La surprise de Charles, s’il est possible, fut encore plus grande, et il balbutia qu’il devait y avoir un malentendu, s’il avait été signalé à M. le Vice-Principal comme ayant des rapports avec aucun soi-disant parti de l’Université. « Par cette forme d’expression, monsieur Reding, repartit l’autorité du collége, vous n’entendez pas nier qu’il n’existe des partis ? » Jennings était un homme maigre et pâle, au nez aquilin et portant lunettes : quoique libéral dans sa croyance, on l’eût pris réellement pour un nourrisson de ce temps primitif de la Réforme, où les Anabaptistes allumèrent les bûchers de Smithfield. Par son âge, son talent exercé et sa position, il pouvait facilement déconcerter un infortuné jeune homme qui avait encouru sa disgrâce, et quoique au fond il eût un bon cœur, il usait assez souvent de son pouvoir. Charles ne savait que répondre à sa question, et comme il se taisait, elle lui fut répétée. A la fin, il dit que réellement, dans sa position, il n’avait pas le droit de parler contre personne, et que s’il avait prononcé ces paroles : « soi-disant parti », c’était afin de ne point paraître irrespectueux envers certains hommes qui pouvaient être meilleurs que lui. M. le Vice-Principal gardait le silence, sans être satisfait. « Qu’appelez-vous un parti, monsieur Reding ? Quelle serait votre définition de ce mot ? » Charles réfléchit : « Les personnes, répondit-il, qui de leur propre autorité se liguent ensemble pour la défense de vues personnelles. — Et voulez-vous dire que ces messieurs n’ont pas des vues qui leur soient propres ? demanda M. Jennings. Charles fut de son avis.
« Quelles sont vos vues relativement aux Trente-neuf Articles ? reprit le Vice-Principal ex abrupto. « Mes vues ! pensa Charles ; que veut-il dire ? Mes vues sur les Articles ! est-ce mon opinion des choses en général ? Veut-il demander s’ils sont en anglais ou en latin, longs ou courts, bons ou mauvais, utiles ou dangereux, Catholiques ou non, Calvinistes ou Érastiens ? » Cependant Jennings tenait ses regards attachés sur le pauvre étudiant, dont la confusion augmentait de plus en plus. « Je pense, répondit Charles, faisant un effort suprême pour saisir les paroles de l’autorité, je pense que les Articles contiennent une doctrine divine, saine, et nécessaire pour ces temps-ci. » — C’est du second livre des Homélies que vous parlez, monsieur Reding, et non des Articles ? D’ailleurs, j’ai besoin de connaître votre opinion sur la matière. » Après un moment de silence, il continua : « Qu’est-ce que la Justification ? — La Justification… » répéta Charles d’un air réfléchi ; puis répondant d’après le texte des Articles : « Nous sommes, dit-il, réputés justes devant Dieu par la foi, à cause seulement des mérites du Christ, et non par nos bonnes œuvres et nos propres mérites. — Bien, dit Jennings ; mais vous n’avez pas répondu à ma question : Qu’est-ce que la Justification ? » La demande était ardue, car c’était précisément une des difficultés de Charles de savoir en quoi consiste la Justification, vu que les Articles ne la définissent pas plus que la foi. Il répondit, en conséquence, que les Articles n’en donnent pas la définition. Le Vice-Principal parut mécontent.
« Les Conciles généraux peuvent-ils errer ? — Oui », répondit Charles. C’était bien. « Qu’en disent les Catholiques Romains ? — Ils pensent aussi qu’ils errent. » Ceci était complétement faux. « Non, reprit Jennings ; ils les croient infaillibles. » Charles gardait le silence ; Jennings essaya de lui imposer sa décision. A la fin, Charles répondit qu’il n’y avait que quelques Conciles généraux qui fussent admis comme infaillibles par l’Église de Rome, et qu’il croyait que Bellarmin donnait une liste de ceux qui avaient erré. Nouveau silence ; le front de Jennings se couvrit de nuages.
Il revint à son premier sujet : « Dans quel sens entendez-vous les Articles, monsieur Reding ? » demanda-t-il. C’était plus que Charles ne pouvait dire ; il désirait seulement beaucoup connaître leur vrai sens ; aussi s’efforça-t-il de trouver dans sa tête la réponse admise. « Dans le sens de l’Écriture », dit-il. C’était vrai, mais insuffisant. « Ou plutôt, reprit Jennings, vous entendez l’Écriture dans le sens des Articles. » Par amour de la paix, Charles en convint. Mais cette concession fut en pure perte ; le Vice-Principal poursuivit son avantage : « Ils ne doivent pas s’interpréter l’un l’autre, monsieur Reding, autrement, vous roulez dans un cercle vicieux. Laissez-moi vous répéter ma question : Dans quel sens interprétez-vous les Articles ? — Je veux les admettre, répondit Charles, dans le sens généralement reçu de notre Église, comme les acceptent nos théologiens et nos évêques actuels. » Le Vice-Principal parut satisfait. Charles ne put s’empêcher d’être candide, et il ajouta d’un ton plus bas comme corollaire : « c’est-à-dire sur la foi ». Ceci dérangea tout encore ; Jennings ne voulait pas admettre ce mot ; c’était une confiance aveugle, papiste. C’était très-bien de la part de Charles, lorsqu’il vint pour la première fois à l’Université, avant qu’il eût étudié les Articles, de les admettre sur parole ; mais un jeune homme qui avait eu tant d’avantages, qui avait passé trois années à Saint-Sauveur et qui avait suivi le cours sur ces matières, devait accepter l’interprétation reçue, non-seulement parce qu’elle était reçue, mais comme la sienne propre, par un assentiment libre de son intelligence. Il continua à lui demander par quels textes il prouvait la doctrine protestante de la justification. Charles cita deux ou trois passages avec tant de bonheur que le Vice-Principal commençait à se calmer, lorsque malheureusement, en faisant une dernière question comme chose de pure forme, il eut une réponse qui le confirma dans tous ses premiers soupçons.
« Quelle est la doctrine de notre Église touchant l’intercession des saints ? » Charles répondit qu’il ne se rappelait pas qu’elle eût exprimé une opinion sur ce sujet. Jennings l’invita à réfléchir ; Charles réfléchissait en vain. « Eh bien, quelle est votre opinion là-dessus, monsieur Reding ? » Charles, croyant que c’était un point tout à fait libre, jugea qu’il serait sage d’imiter la modération « de notre Église ». « Il y a différentes opinions sur cette matière, dit-il : certaines personnes croient qu’ils intercèdent pour nous, d’autres pensent le contraire. Il est facile de se jeter dans les extrêmes, peut-être serait-il mieux d’écarter de telles questions et de s’en tenir à l’Écriture ; le livre de la Révélation parle de l’intercession des saints, mais il ne dit pas expressément qu’ils intercèdent pour nous, etc., etc. » Jennings se redressa dans son fauteuil ; la colère lui monta au front. A la fin son visage s’assombrit complétement. — C’est là votre opinion, monsieur Reding ? — Charles commençait à être effrayé. — S’il vous plaît, prenez le Prayer-Book et cherchez le 22e Article. Maintenant lisez. — « La doctrine romaine, dit Charles, la doctrine romaine touchant le purgatoire, le pardon, le culte et l’adoration tant des images que des reliques, et également l’invocation des saints. » — Arrêtez-vous, dit le Vice-Principal ; relisez encore ces paroles. — « Et également l’invocation des saints. » — A vous maintenant, monsieur Reding. » Charles était embarrassé ; il croyait avoir fait une bévue qu’il ne pouvait découvrir, et il restait silencieux. « Eh bien, monsieur Reding ? » Charles hasarda une réponse ; il dit qu’il pensait que M. le Vice-Principal avait parlé de l’intercession des saints. « C’est vrai, répondit celui-ci. — Et le Prayer-Book, reprit Charles timidement, parle de l’invocation. » Jennings fit un mouvement dans son fauteuil et rougit un peu. « Eh ! dit-il, donnez-moi le livre. » Il lut l’Article lentement, et jeta un œil scrutateur sur la page qui précédait et sur celle qui suivait le texte. Ce fut en vain. Il reprit : « Ainsi donc, monsieur Reding, vous prétendez vous justifier par cette subtile distinction entre l’invocation et l’intercession, comme si les Papistes n’invoquaient pas les saints pour obtenir leur intercession, et comme s’ils ne supposaient pas que ces bienheureux intercèdent pour répondre à leur invocation ? Les termes sont corrélatifs. L’intercession des saints, au lieu d’être seulement un extrême, comme vous l’entendez, est une abomination papiste. Je rougis pour vous, monsieur Reding ; je suis peiné de voir qu’un jeune homme d’un si bel avenir, de grands talents et d’une moralité parfaite, ait commis la faute d’employer un faux-fuyant si palpable pour éluder l’autorité des formulaires de notre Église ; qu’il soit coupable d’un tel outrage au sens commun, d’une violation si grossière des termes sur lesquels seuls il lui a été permis d’inscrire son nom sur les registres de ce collége. Je ne pouvais avoir une preuve plus manifeste que votre esprit a été perverti, je dirai plus, pour me servir de l’expression vraie, que votre esprit a été débauché par les sophismes et le jésuitisme, qui, malheureusement, ont trouvé accès parmi nous. Bonjour, monsieur Reding. »
Ainsi, c’était chose arrêtée : Charles devait être renvoyé chez lui. Le bannissement était supportable.
Avant de descendre, il fit une visite de politesse au vieux Principal, digne homme en son temps. Le docteur Bluett, en effet, avait créé jadis une paroisse dans un lieu sauvage du pays ; il avait instruit les ignorants et nourri les pauvres ; mais aujourd’hui, à la fin de sa carrière, arrivant à des jours mauvais, on lui permettait, pour des raisons impénétrables, de donner une preuve de ce malheureux levain puritain, qui était un élément secret de sa religion. Il avait jusque là témoigné de la bienveillance à Charles, et son air froid, dans cette circonstance, fut très-sensible à notre ami. « Nous avions espéré, monsieur Reding, dit-il, qu’un jeune homme aussi bien pensant que vous l’étiez jadis aurait obtenu ici un fellowship, qu’il s’y serait établi, et qu’il aurait été utile à son siècle, monsieur. Nous pensions que vous auriez été une colonne, un arc-boutant de l’Église d’Angleterre, monsieur. Eh bien, monsieur, voici mes vœux les plus ardents pour vous, monsieur : lorsque vous reviendrez pour votre grade de maître, monsieur… Non, je pense que c’est pour votre grade de bachelier… Quel grade est-ce, monsieur Reding ? Êtes-vous déjà bachelier ? Oh ! je vois votre toge. » Charles répondit qu’il n’avait pas encore passé son examen. « Eh bien, monsieur, lorsque vous reviendrez pour votre examen, dis-je… pour votre examen…, nous espérons que dans l’intervalle la réflexion et l’étude, et peut-être l’éloignement de compagnons dangereux, vous auront ramené à une situation d’esprit plus sage, monsieur Reding. » Charles était blessé du ton qu’on prenait à son égard. « Réellement, monsieur, dit-il, si vous me connaissiez mieux, vous comprendriez que je ne suis pas dans le cas ni d’éprouver ni de faire du mal en restant ici jusqu’à Pâques. — Quoi ! rester ici, monsieur, avec tous les étudiants ? s’écria le docteur Bluett stupéfié, avec tous nos jeunes étudiants ? » Charles ne trouvait pas un mot à répondre ; il ne se reconnaissait pas dans une situation si nouvelle. « Je ne puis comprendre, monsieur, dit-il enfin, pourquoi je serais un compagnon dangereux pour les habitants au collége. » Le menton du docteur Bluett s’allongea, et ses yeux prirent un aspect sombre. « Vous corrompriez leur esprit, monsieur, répondit-il ; vous corrompriez leur esprit. » Puis il ajouta d’une voix sépulcrale, qui vint des dernières profondeurs de ses entrailles : « Vous les mèneriez, monsieur, à quelque subtil jésuite… à quelque subtil jésuite, monsieur Reding. »