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Perte et gain : $b histoire d'un converti

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CHAPITRE V.
Le célibat est-il contre nature ?

Tout en causant, ils étaient arrivés à l’habitation de Carlton, où se trouvaient précisément les livres que Charles avait plus particulièrement à étudier alors ; et ils firent, avant d’entrer, deux ou trois tours sous de beaux hêtres plantés devant la maison. « Expliquez-moi, Reding, car je ne vous comprends pas, dit le tuteur, quelles sont vos raisons pour admirer un état qui, évidemment, est contre nature. — N’en parlons pas davantage, mon cher Carlton, répondit Charles, j’arriverais à faire rire de moi. Laissons, je vous prie, toutes choses en paix, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. » Il était clair qu’un sentiment pénible s’agitait en lui ; les paroles et le ton étaient trop sérieux pour la circonstance. Carlton comprit également que la question qui, tout d’abord, lui avait paru secondaire, était au fond plus importante ; sans cela, il n’y aurait pas mis tant d’insistance, selon le désir de Charles. « Non, reprit-il ; puisque nous sommes sur cette matière, permettez-moi de connaître votre opinion. Il a été dit, dès l’origine : « Croissez et multipliez » ; donc le célibat est contre nature. — Surnaturel, repartit Charles en souriant. — N’est-ce pas là un mot vide de sens ? objecta Carlton. Butler nous apprend qu’il y a une analogie entre la nature et la grâce ; autrement, vous pourriez comparer le paganisme à la nature ; et, partout où le paganisme lui est contraire, soutenir qu’il est surnaturel. Les convulsions des Wesleyens sont en dehors de la nature ; pourquoi ne pas les appeler surnaturelles ? — Je crois, répliqua Charles, que nos théologiens, ou au moins quelques-uns d’entre eux, sont ici pour moi : Jérémie Taylor, par exemple. — Vous ne m’avez pas expliqué ce que vous entendez par le mot surnaturel, Charles, j’ai besoin, vous le savez, de connaître votre pensée. — Il me paraît que le christianisme, étant la perfection de la nature, lui ressemble et en diffère en même temps ; il lui ressemble là où il est le même et autant qu’elle ; il en diffère là où il est autant et plus qu’elle. J’entends par surnaturel la perfection de la nature. — Donnez-moi des exemples. — Des exemples, en voici : Notre-Seigneur dit : « Vous avez appris qu’il a été dit des temps anciens… mais moi je vous dis » ; ce contraste entre les deux membres de phrase indique la voie plus parfaite, ou l’Évangile… « Il est venu non pour détruire la loi, mais pour l’accomplir… » Je ne puis me rappeler tout de suite… Ah ! voici encore un cas applicable au sujet ; Notre-Seigneur abolit la permission qui avait été donnée aux Juifs à cause de la dureté de leurs cœurs. — Cet exemple ne va pas tout à fait à la question, mon ami ; car les Juifs, dans leurs divorces, étaient tombés au-dessous de la nature. « Que l’homme ne sépare pas… » telle fut la règle dans le paradis. — Cependant, il est certain que l’idée d’un Apôtre non marié, chaste, vivant dans le jeûne et le dénûment, et à la fin martyr, est une idée plus haute que celle d’un des anciens Israélites, assis sous sa vigne et son figuier, regorgeant de biens temporels, et entouré de ses enfants et de ses petits-enfants. Je ne condamne ni Gédéon ni Caleb ; je développe saint Paul. — Le cas de saint Paul est un cas tout particulier. — Mais il établit lui-même la maxime générale qu’il est « bon » pour tout homme de demeurer comme il était lui-même. — Nous arrivons maintenant à une question de critique : que veut dire le mot « bon » ? Je puis croire qu’il signifie « avantageux », et ce que dit l’Apôtre touchant « les misères présentes » confirme cette interprétation. — Je n’en viendrai pas à une question de critique, reprit Charles ; mais prenez ce texte : « Ma mère m’a conçu dans l’iniquité. » Ces paroles ne montrent-elles pas que, en dehors et par-dessus la doctrine du péché originel, il y a, pour ne pas dire pis, grand risque que le mariage ne conduise au péché les personnes engagées dans cet état ? — Mon cher Reding, répondit Carlton étonné, vous donnez dans le Gnosticisme. — Non pas sciemment. Comprenez ce que je veux dire ; ce n’est pas un sujet sur lequel je puisse parler ; mais, sans vouloir soutenir que les personnes mariées doivent pécher (ce qui serait du Gnosticisme), il me paraît qu’il y a danger de pécher. Permettez-moi de ne rien ajouter sur cette matière.

— J’ai toujours eu pour principe, reprit le tuteur, après avoir réfléchi un moment, de considérer le Christianisme comme ayant pour fin la perfection de l’homme tout entier, en tant que corps, âme et esprit. Ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles. Les Panthéistes disent le corps et l’intelligence, laissant de côté le principe moral ; mais, moi, je dis l’esprit aussi bien que l’intelligence. L’esprit, principe de la foi religieuse ou de l’obéissance, doit être le principe maître ; l’hegemonicon. A l’esprit sont soumis l’intelligence et le corps, mais comme cette suprématie n’implique pas le mauvais usage, l’esclavage de l’intelligence, elle n’implique pas non plus celui du corps ; l’intelligence et le corps doivent être bien traités. — Pour moi, au contraire, répliqua Charles, je pense que cette suprématie implique, dans un certain sens, l’esclavage de l’intelligence et celui du corps en même temps. Qu’est-ce que la foi, sinon la soumission de l’intelligence ? Et, de même que « toute haute pensée est retenue captive », ainsi il nous est expressément recommandé de réduire le corps en servitude. L’intelligence et le corps sont bien traités, lorsqu’ils sont traités de manière à devenir les instruments du principe souverain lui-même. — Voilà ce qui, pour moi, est contre nature, dit Carlton. — Et c’est ce que j’entends par surnaturel, répliqua Charles avec un peu de vivacité. — Mais comment donc est-ce une chose surnaturelle, ou une addition à la nature, que d’en détruire une partie ? demanda Carlton. » Charles était embarrassé. C’était, dit-il, une voie vers la perfection ; mais il croyait que la perfection n’aurait lieu qu’après la mort. Notre nature ne pouvait être parfaite avec un corps corruptible ; le corps était traité ici-bas comme un corps de mort. « Eh bien, Charles, reprit Carlton, d’après moi, vous faites du Christianisme une religion très-différente de celle que notre Église admet. » Et il se tut un moment.

« Voyez donc, continua-t-il, comment pouvons-nous nous réjouir dans le Christ, comme ayant été rachetés par lui, si nous sommes dans cette espèce d’état de tristesse et de pénitence ? Que n’a pas dit saint Paul sur la paix, l’action de grâces, la confiance, le bonheur, et le reste ! Les choses anciennes sont passées ; la loi judaïque est détruite ; le pardon et la paix sont venus : voilà l’Évangile. — Ne pensez-vous donc pas, dit Charles, que nous devons nous attrister pour les fautes dans lesquelles nous sommes entraînés chaque jour, et pour les péchés plus graves que nous pouvons avoir commis de temps à autre ? — Sans doute ; c’est ce que nous faisons dans les prières du matin et du soir, et dans le service de la communion. — Bien ; mais supposez qu’un jeune homme, comme il arrive si souvent, ait négligé ses devoirs religieux, et qu’il ait en même temps sur la conscience tout un fardeau de péchés, de péchés abominables ; pensez-vous, lorsqu’il revient à un nouveau genre de vie et qu’il va à la communion, qu’il soit pardonné tout de suite en disant tout simplement son Confiteor, en le disant même avec cette contrition que les grands pécheurs devraient avoir ? Pensez-vous qu’il n’ait plus rien à craindre touchant ses fautes passées ? — Je dirais oui, répondit Carlton. — Vraiment ? reprit Charles tout pensif. — Il va sans dire, ajouta Carlton, que je le suppose réellement contrit ou pénitent. Sa conduite future prouvera s’il l’est ou s’il ne l’est pas. — Je ne puis en aucune manière admettre ce sentiment ; je pense que des hommes très-sérieux s’affligeraient même pour une faute légère, et qu’ils ne croiraient pas avoir obtenu leur pardon pour l’avoir simplement demandé. — Sans doute ; mais Dieu pardonne à ceux qui ne se pardonnent pas à eux-mêmes. — C’est-à-dire, repartit Charles, à ceux qui n’éprouvent pas tout de suite la paix, l’assurance et la consolation ; à ceux qui ne jouissent pas de la joie parfaite de l’Évangile. — Ces personnes s’affligent, mais elles se réjouissent en même temps. — Mais, dites-moi, Carlton, ce chagrin, ce trouble, cette crainte de se pardonner à soi-même, tout cela est-il agréable à Dieu ? — Assurément. — Donc une pénitence volontaire pour le péché commis lui est agréable ; et s’il en est ainsi, qu’importe que la pénitence tombe sur l’âme ou sur le corps ? — Mais ce n’est pas proprement une pénitence volontaire, la pénitence volontaire implique une intention ; la douleur du péché est quelque chose de spontané. Lorsque vous vous affligez vous-même à dessein, vous vous éloignez sur-le-champ du pur Christianisme. — Eh bien, je m’imaginais que le jeûne, l’abstinence, le travail et le célibat pouvaient être regardés comme une expiation du péché. Ce n’est pas là une idée extravagante ; rappelez-vous le docteur Johnson, devenu homme, se tenant à la pluie au milieu du marché de Lichfield, pour expier une désobéissance de son jeune âge commise envers son père. — Mon cher Reding, reprit Carlton, laissez-moi vous ramener à ce que vous disiez au début de cet entretien, et à la réponse que je vous faisais : ce que vous soutenez en ce moment ne sert qu’à rendre ma réponse plus exacte. Vous avez commencé par dire que le célibat était une perfection de la nature ; maintenant, vous en faites une pénitence ; d’abord c’est un état excellent et glorieux, puis c’est un remède et une punition. — Peut-être, la pénitence est-elle notre plus haute perfection en ce monde, répondit Charles ; mais, je l’ignore, je ne prétends pas avoir des idées claires sur la question. J’ai parlé plus que je n’aime à le faire en général. Renonçons enfin à ce sujet. »

Ils passèrent donc aux matières qui étaient en rapport avec les études de Charles. Rentrés ensuite à la maison, ils travaillèrent sur Polybe. On ne peut nier, toutefois, que le reste du jour les manières de Carlton n’eussent quelque chose de singulier, comme s’il avait été contrarié. Le lendemain matin, il avait repris son air habituel.

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