Perte et gain : $b histoire d'un converti
CHAPITRE XI.
La famille.
Cependant madame Reding s’était fixée auprès de vieux amis dans le Devonshire. C’est là que Charles passa l’hiver et les premiers jours du printemps avec elle et ses trois sœurs, dont l’aînée avait deux ans de plus que lui.
« Allons, fermez enfin tous ces livres, Charles », disait Caroline, la plus jeune des demoiselles, âgée seulement de quatorze ans ; « faites place pour le thé ; certainement, vous avez assez étudié. Parfois vous passez une heure entière sans prononcer un mot ; au moins, vous devriez nous dire ce que vous étudiez. — Ma chère Caroline, vous ne seriez pas plus savante, si je vous le disais, répondit Charles ; c’est de l’histoire grecque. — Oh ! reprit Caroline, j’en sais plus que vous ne pensez ; j’ai lu Goldsmith, une bonne partie de Rollin, et l’Homère de Pope en outre. — Bravo ! eh bien, j’étudie l’histoire de Pélopidas ; savez-vous qui il était ? — Pélopidas, je dois le connaître. Oh ! je m’en souviens ; il avait une épaule d’ivoire. — Bien dit, Caroline ; mais cela ne me donne pas une idée exacte de sa personne. Était-ce une statue, ou un homme en chair et en os, avec cette épaule dont vous parlez ? — Oh ! il était en vie ; quelqu’un le mangea, je crois. — Eh bien, était-ce un dieu, ou un homme ? — Je me suis trompée ; c’était une déesse, aux pieds d’ivoire… Non, c’était Thétis. — Ma chère enfant, dit madame Reding, ne parlez pas ainsi au hasard ; réfléchissez avant de parler ; vous savez mieux que vous ne dites. — Maman, elle a, reprit Charles, ce que M. Jennings appellerait un esprit très-inexact. — Je m’en souviens très-bien maintenant, s’écria Caroline ; c’était un ami d’Épaminondas. — Quand vivait-il ? » demanda Charles. Caroline se taisait. « Oh ! Caroline, reprit Élisa, avez-vous donc oublié la mnémotechnie ? — Jamais je n’ai pu l’apprendre ; je la déteste. — Je ne puis non plus la retenir, dit Marie ; donnez-moi les nombres naturels ; ils sont doux et bons comme des fleurs dans un carré ; mais je n’aime pas les fleurs artificielles. — Mais, évidemment, reprit Charles, la mnémotechnie aide à se rappeler un très-grand nombre de dates dont, sans cela, on ne pourrait se souvenir. — Ces noms baroques sont même plus difficiles à prononcer que les nombres à apprendre, dit Caroline. — C’est parce que vous avez peu de dates à retenir, répliqua Charles ; mais l’écriture ordinaire elle-même est une mnémotechnie. — Cela est au-dessus de l’intelligence de Caroline, dit Marie. — Que sont les mots, sinon les signes artificiels des idées ? continua Charles ; ils sont plus harmonieux, mais tout aussi arbitraires. Il n’y a pas plus de raison pour que le son « chapeau » signifiât l’objet particulier ainsi nommé que nous mettons sur la tête, qu’il n’y en a pour que « abuldistof » s’écrivît pour 1520. — O mon cher enfant, s’écria madame Reding, comme vous y allez ! Ne soyez pas paradoxal. — Ma bonne mère, répondit Charles en se rapprochant du feu, je ne veux pas être paradoxal ; c’est seulement une généralisation. — Gardez-la donc pour votre examen, mon cher ; j’ose dire que là elle vous sera utile, continua-t-elle en travaillant à son ourlet ; la pauvre Caroline sera tout aussi embarrassée en logique qu’en histoire. »
— Me voilà entre deux feux, reprit Charles, en s’asseyant sur un petit tabouret aux pieds de sa mère : Caroline m’appelle stupide si je garde le silence et vous vous m’appelez paradoxal si je parle. — Le bon sens, reprit sa mère, est la monnaie d’or. — Et qu’est-ce que le sens commun ? demanda Charles. — C’est la monnaie d’argent, reprit Élisa. — Bien trouvé, dit Charles ; c’est de la monnaie courante pour chaque heure. — Ou plutôt, reprit Caroline, c’est de la monnaie de cuivre ; car nous en avons besoin pour distribuer sans cesse, comme des aumônes pour les pauvres. On m’en demande toujours. Si je ne puis trouver quel était le père d’Isaac, Marie me dit : « O Caroline, où est votre sens commun ? » Si je sors, Élisa court après moi : « Caroline, crie-t-elle, vous n’avez pas le sens commun ; votre châle est mis tout de travers. » Et lorsque je demande à maman de prendre par les champs le plus court chemin pour aller à Dalton, elle me dit : « Faites usage de votre sens commun, ma chère. » — Il n’est pas étonnant que vous en ayez si peu, pauvre enfant, reprit Charles ; il n’y a pas de banque qui pût soutenir un pareil cours. — Pas ainsi, dit Marie ; cela rentre dans sa banque dix fois plus vite que ça n’en sort. Elle en reçoit beaucoup de nous, et ce qu’elle en fait, personne ne peut le comprendre ; ou elle amasse, ou elle spécule. — Comme le grand Océan, qui reçoit les fleuves, et qui n’est jamais plein, dit Charles. — Cela se trouve quelque part dans l’Écriture, reprit Élisa. — Dans l’Ecclésiaste », répondit Charles ; et il continua le texte : « Toutes les choses du monde sont difficiles ; l’homme ne peut les expliquer par ses paroles. L’œil ne se rassasie point de voir, et l’oreille ne se lasse point d’écouter. »
Sa mère soupira. « Prenez ma tasse, mon enfant, dit-elle ; je n’en veux pas davantage. — Je sais pourquoi Charles aime tant l’Ecclésiaste, reprit Marie ; c’est parce qu’il est fatigué de l’étude : « De longues études sont une lassitude pour la chair. » Je voudrais pouvoir vous aider, Charles. — Mon cher enfant, je crois en vérité que vous travaillez trop, dit sa mère ; songez seulement au nombre d’heures que vous avez consacrées à l’étude aujourd’hui. Vous êtes toujours levé deux heures avant le soleil ; et je ne pense pas que vous vous soyez promené de toute la journée. — C’est si triste de se promener seul, chère mère ; et quant à la promenade avec vous, ou avec mes sœurs, c’est assez agréable, mais ce n’est pas un exercice. — Mais, Charles, dit Marie, c’est absurde de votre part ; nous avons un temps délicieux et que nous ne pouvions pas espérer à cette époque, vous devriez en profiter pour faire de longues promenades. Pourquoi ne vous décidez-vous point à aller droit aux plantations, ou sur les hauteurs de Hart-Hill, ou à faire une course d’ici à Dun-Wood ? — Parce que les bois ne sont plus verts, mais tristes et sombres, chère sœur ; ils inspirent la mélancolie. — Précisément la plus belle époque de l’année, reprit sa mère ; c’est généralement reconnu ; tous les peintres disent que l’automne est la saison pour voir les paysages. — Tout est alors couleur or et rouge brun, ajouta Marie. — Cela me rend triste, reprit Charles. — Quoi ! le bel automne vous rend triste, s’écria sa mère. — Oh ! chère mère, Vous allez dire encore que je suis paradoxal ; je ne puis m’en défendre, j’aime le printemps ; mais l’automne m’attriste. — Charles parle toujours ainsi, reprit Marie ; il ne compte pour rien les riches couleurs dans lesquelles se métamorphose le vert si calme ; il aime l’ennuyeuse uniformité de l’été. — Non, ce n’est pas cela ; je n’ai jamais rien vu, par exemple, de plus magnifique que le Water-Walk de la Madeleine, en octobre ; c’est une prodigieuse variété de couleurs. J’admire et je suis émerveillé ; mais je ne puis affectionner ni aimer ce spectacle. La raison en est que je ne saurais séparer, dans mon esprit, la vue de ces choses de la fin qu’elles présagent ; cette riche variété n’est que le signal de la maladie et de la mort. — Assurément, repartit Marie, les couleurs ont leur beauté propre, intrinsèque ; nous pouvons les aimer pour elles-mêmes. — Non, non ; nous ne procédons que par association d’idées ; autrement, pourquoi ne pas admirer un morceau de bœuf cru, ou un crapaud, ou d’autres reptiles, qui sont aussi beaux et aussi brillants que les tulipes et les cerises, et qui pourtant nous révoltent, parce que nous considérons ce qu’ils sont et, non ce qu’ils paraissent ? — Quelle est cette nouvelle idée ? dit sa mère, en levant les yeux de dessus son ouvrage. Mon cher enfant, vous plaisantez en comparant les cerises à de la viande crue ou à des crapauds. — Non, ma bonne mère, répondit Charles en riant, non ; je disais qu’ils paraissent leur ressembler. — Un crapaud ressembler à une cerise, Charles ! insista madame Reding. — Oh ! chère mère, je ne puis m’expliquer ; mais réellement je n’ai rien dit d’extraordinaire ; Marie ne le pense pas. — Mais, reprit celle-ci, pourquoi ne pas associer des pensées agréables avec l’automne ? — C’est impossible ; chère sœur, l’automne, c’est la saison malade et l’agonie de la nature. Je ne puis contempler avec plaisir le dépérissement de la mère de tout ce qui vit. Les couleurs si variées du paysage ne sont que les marques de la dissolution. — Charles, vous avez une manière de voir outrée et peu naturelle, repartit Marie ; remuez-vous, et vous aurez de meilleures idées. N’aimez-vous pas à voir un beau coucher de soleil ? cependant c’est le moment où le soleil nous quitte. » Charles demeura un moment silencieux, puis il dit : « Oui, mais il n’y avait pas d’automne dans l’Éden ; le Paradis avait ses levers et ses couchers de soleil, mais les feuilles y étaient toujours vertes et ne se fanaient point. Il s’y trouvait un fleuve pour les nourrir. L’automne c’est la « chute ».
« Ainsi, mon cher fils, reprit madame Reding, vous n’allez pas vous promener par ces belles journées, parce qu’il n’y avait pas d’automne dans l’Éden ? — Oh ! répondit Charles en riant, c’est cruel de me pousser ainsi à bout. Ce que je voulais dire, c’est que mes études sont un obstacle direct à la promenade, et que le beau temps ne me tente pas assez pour me les faire quitter. — Je suis heureuse de vous posséder ici, dit sa mère, car nous pouvons vous forcer à sortir de temps en temps ; je soupçonne qu’au collége vous ne vous promeniez pas du tout. — Ce n’est que pour un certain temps, maman, répondit Charles ; lorsque j’aurai subi mon examen, je ferai des promenades aussi longues que celles que je faisais avec Edward Gandy, l’hiver que je quittai l’école. — Ah ! vous étiez alors si gai, Charles ! dit Marie ; que vous étiez heureux de la pensée d’aller à Oxford ! — Mon cher, reprit madame Reding, vous vous promènerez trop alors, comme aujourd’hui vous vous promenez trop peu. Oui, Charles, vous êtes trop ardent en tout. — Ce n’est pas bien de lui faire un reproche d’être laborieux, dit Marie : vous le savez, maman, vous désirez qu’il étudie pour les honneurs, mais s’il doit les obtenir, il faut qu’il étudie beaucoup. — C’est vrai, ma fille, répondit madame Reding ; Charles est un bon garçon, je le sais. Que nous serons heureuses de le voir établi dans un bon vicariat ! » Charles soupira. « Allons, Marie, dit-il, faites-nous un peu de musique, maintenant le thé est enlevé. Jouez-moi cet air si beau de Beethoven, celui que j’appelle « la voix des morts ». — Oh ! Charles, vous donnez aux objets des noms si tristes ! s’écria Marie. — L’autre jour, reprit Élisa, comme nous nous promenions, le vent nous apporta un délicieux parfum, et il l’appela « l’esprit du passé » ; il dit aussi que le son de la harpe éolienne est « plein de remords ». — Vous trouveriez tout cela fort joli, repartit Charles, si vous le lisiez dans un poëte ; mais vous l’appelez triste, lorsque c’est moi qui le dis. — Sans doute, répondit Caroline, parce que les poëtes ne pensent jamais ce qu’ils disent, et pourtant ils ne seraient pas poëtes s’ils n’étaient mélancoliques. — Eh bien, dit Marie, je vous ferai de la musique, Charles, mais à la condition que vous me permettrez, un de ces matins, de vous donner une bonne leçon sur cette mélancolie qui, je vous l’assure, se développe chez vous tous les jours. »