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Perte et gain : $b histoire d'un converti

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CHAPITRE X.
L’homme du juste milieu et les partis d’Oxford.

Charles consacra ce trimestre à son premier examen, ce qui l’obligea à rester encore quelques jours à Oxford après le départ de ses condisciples pour les grandes vacances. Ainsi vint-il à faire la connaissance de M. Vincent, un des plus jeunes tuteurs[44], lequel fut assez bon pour l’inviter à dîner, le dimanche, au réfectoire, et qui plusieurs fois lui fit faire, le matin, quelques tours de promenade, avec lui, dans l’allée des Fellows.

[44] Le tuteur (tutor) n’est autre que le professeur du collége. Le nom de professeurs (professors) ne se donne qu’aux professeurs eux-mêmes de l’Université. Au lieu de se rendre dans sa classe pour donner ses leçons, le tuteur reçoit les élèves chez lui.

Peu d’années suffisent, à Oxford, pour mettre une grande différence dans la position des personnes. C’est ainsi que M. Vincent devint ce qu’on appelle un don aux yeux de quelques étudiants qui avaient presque son âge. Au reste, Vincent paraissait plus âgé qu’il n’était en réalité. D’une constitution forte, il avait le teint fleuri et de grands yeux bleus ; sa poitrine et ses poignets étalaient un grand luxe de linge. Quoique homme d’intelligence, lecteur intrépide, travailleur infatigable, et un des premiers tuteurs, il était également bon convive ; il mangeait et buvait, il se promenait et montait à cheval avec autant d’ardeur qu’il en mettait à expliquer Aristote ou à bourrer ses élèves de théâtre grec. Ce qui est plus étrange encore, avec tout cela, Vincent avait quelque chose du valétudinaire. Il avait quitté l’école, grâce à la participation à une bourse, et partout, à l’école comme à l’Université, il s’était acquis la réputation d’être un érudit de premier ordre. Strict observateur de la discipline, à sa manière, il avait sous ses ordres les élèves du collége. Comme il y avait de la bonhomie dans sa nature, ceux-ci le regardaient avec des sentiments mêlés de crainte et de bon vouloir. Ils riaient de lui, mais ils lui obéissaient ponctuellement. Aussi bien, notre tuteur savait faire un bon discours, lire les prières avec onction, et parfois, dans la conversation, il trouvait l’accent d’une spiritualité évangélique. Les jeunes étudiants déclaraient même qu’ils pourraient dire combien de porto il avait bu au réfectoire, comme récompense de ses pieuses réponses à la prière du soir ; et l’on se rappelait qu’une fois, pendant le Confiteor, dans la chaleur de sa contrition, il avait poussé l’énorme coussin de velours où s’appuyaient ses coudes sur la tête des gentlemen commoners[45] qui étaient assis plus bas que lui.

[45] Voy. la note B.

Vincent avait juste assez d’originalité d’esprit pour se donner une excuse de former « son propre parti » en religion ; ou comme il le disait lui-même, de « n’être pas homme de parti » ; il en avait en même temps assez peu pour prendre toujours des fictions pour des vérités et changer des riens pompeux en oracles. Ses manières étaient celles d’un augure ; il dénonçait les partis et l’esprit du parti, et croyait se garder libre en évitant tout le monde, et en embrassant toutes les opinions. Il était persuadé que la vérité se trouvait dans le via media, et, pour l’acquérir, il pensait que c’était assez de s’éloigner des extrêmes, sans avoir une connaissance exacte de ce juste-milieu. Il n’avait pas assez de pénétration d’esprit pour pousser une vérité jusqu’à ses dernières limites, ni assez de hardiesse pour l’embrasser dans sa simplicité ; mais il était sans cesse affirmant une chose, la niant ensuite, balançant ses idées dans une position impossible, et noyant ses paroles dans un déluge d’exceptions inintelligibles. Quant aux hommes et aux opinions du jour et du lieu, il aurait voulu en général les suivre, s’il avait été libre ; mais il était obligé d’avoir un esprit à lui, et cela le poussait à de terribles expédients lorsqu’il voulait se distinguer des autres. S’il avait été plus âgé qu’eux, il aurait parlé « des jeunes têtes, des têtes chaudes » ; mais vu que ces messieurs étaient des hommes graves et froids, et qu’ils le dépassaient de quatorze ou quinze ans, il ne trouvait rien de mieux que de secouer la tête, de murmurer contre l’esprit de parti, de refuser de lire leurs ouvrages par crainte d’être d’accord avec eux, et de se faire une gloriole de son aversion pour leur société. En ce moment, il était sur le point de partir pour faire un voyage sur le continent, dans le but de se remettre de ses travaux de l’année ; il tenait, toutefois, salles et chapelles ouvertes pour les étudiants qui attendaient l’époque de leur examen ou la note de leur pension à payer. C’est dans ces circonstances que Vincent remarqua Charles comme un jeune homme intelligent et modeste, dont on pourrait faire quelque chose. Dans cette pensée, parmi d’autres politesses, il l’avait invité à déjeuner un ou deux jours avant son départ.

Un déjeuner de tuteur est toujours une affaire délicate pour l’hôte, comme pour les convives ; et Vincent se piquait du tact avec lequel il se tirait d’embarras. La partie matérielle était assez facile : petits pains, rôties, muffins, œufs, agneau froid, fraises, formaient le menu, et, au moment convenable, le servant du collége apporta des côtelettes de mouton et du jambon grillé ; et chacun satisfait mangeait de tout cœur ou plutôt selon son appétit. C’était une plus dure tâche d’entretenir un courant d’idées, ou au moins de paroles, ce sans quoi le déjeuner n’eût guère été meilleur qu’une auge immonde. La conversation, ou plutôt le mono-polylogue, comme l’appelle un grand artiste, se déroula à peu près ainsi qu’il suit :

« Monsieur Bruton, quelles nouvelles du Straffordshire ? Les poteries marchent-elles bien maintenant ? Nos poteries gagnent de l’importance. Vous n’avez pas besoin de regarder la tasse et la soucoupe qui sont devant vous, monsieur Catley : elles viennent du Derbyshire. Aujourd’hui, on voit partout de la faïence anglaise sur le continent. J’ai trouvé moi-même, dans le cratère du Vésuve, une demi-soucoupe sur laquelle était dessiné un saule. Monsieur Sikes, je pense que vous avez été en Italie ? — Non, monsieur, j’étais sur le point d’y aller ; ma famille est partie, il y a une quinzaine ; mais j’ai été retenu ici par ces maudites bêtises. — Vos responsiones, reprit le tuteur sur un ton de reproche ; ce délai est bien fâcheux pour vous ; car la saison sera extraordinairement belle, si les météorologistes de la sœur[46] de notre Université ne se trompent point dans leurs prédictions. Quels sont les examinateurs, monsieur Sikes ? — Butson de Leicester est un des plus sévères, monsieur ; il rejette un candidat sur trois. La semaine dernière, il a refusé Patch de Saint-Georges, et Patch a juré de le tuer ; depuis lors, Butson ne se promène qu’accompagne d’un bouledogue. — Ces bruits sont de ceux qui courent souvent, mais il ne faut pas y croire. Si c’est vrai, M. Patch n’aurait pas pu donner une meilleure preuve que son rejet était mérité. »

[46] L’université de Cambridge.

Ici, un moment de silence, pendant lequel le pauvre Vincent avala à la hâte deux ou trois bouchées de pain et de beurre, tandis que les fourchettes et les couteaux de ses convives résonnaient sur les assiettes. « Monsieur, est-il vrai, s’écria enfin quelqu’un, que le vieux Principal va se marier ? — Ce sont des matières dont il faut toujours s’assurer à la source, monsieur Atkins, répondit Vincent ; antiquam exquirite matrem, ou plutôt patrem ; ha, ha ! Un peu plus de thé, monsieur Reding ; cela n’agitera pas vos nerfs. Je suis quelque peu recherché dans mon thé ; celui-ci est venu par voie de terre à travers la Russie ; l’air de la mer détruit l’arome de notre thé ordinaire. A propos d’air, monsieur Tenby, je crois que vous êtes chimiste. Avez-vous remarqué les nouvelles expériences sur la composition et la décomposition de l’air ?… Non ? J’en suis surpris ; elles méritent votre plus sérieuse attention. C’est maintenant assez bien établi qu’en aspirant des gaz on obtient la guérison de toute espèce de maladies. On commence à parler de cures par le gaz comme on a parlé des cures par l’eau. Le grand chimiste étranger, le professeur Scaramouche, a le mérite de la découverte. Les effets sont étonnants, tout à fait étonnants ; et il y a plusieurs coïncidences remarquables. Vous savez que les médecines sont toujours désagréables : eh bien, ces gaz, également, sont fétides. Le professeur guérit par les mauvaises odeurs et il a poussé sa science à une telle perfection qu’il a pu les classer d’une manière positive. Il y a six mauvaises odeurs élémentaires, lesquelles se partagent en une grande variété de subdivisions. Que dites-vous, monsieur Reding ?… Distinctif ? Oui, il y a quelque chose de très-distinctif dans les odeurs. Mais ce qu’il y a de plus beau, la merveilleuse coïncidence dont je parle, c’est que la décomposition dernière des gaz fétides leur assigne précisément le même nombre que celui des maladies reconnues d’après les plus récents traités de pathologie. Chaque maladie a son gaz ; et ce qu’il y a de plus singulier, un récipient où l’on a fait le vide est un spécifique pour certains cas désespérés. Par exemple, on a opéré ainsi plusieurs cures d’hydrophobie. Monsieur Seaton, continua-t-il en s’adressant à un étudiant de première année, qui, son déjeuner fini, était assis tristement sur sa chaise, les yeux baissés, et jouait avec son couteau ; monsieur Seaton, vous regardez ce tableau (le tableau était presque derrière Seaton) ; je ne m’en étonne pas ; il m’a été donné par ma bonne vieille mère qui mourut il y a plusieurs années. Il représente une belle vue d’Italie. »

Vincent se leva, et tout le monde après lui. Les convives se groupèrent autour du tableau. « Je préfère le vert de l’Angleterre, dit Reding. — L’Angleterre n’a pas cette brillante variété de couleurs, reprit Tenby. — Mais il y a quelque chose de si agréable dans le vert. — Vous savez probablement, monsieur Reding, dit le tuteur, que le vert est abondant en Italie, et qu’en hiver même il y en a plus qu’en Angleterre ; seulement, il y a aussi d’autres couleurs. — Mais je ne puis m’empêcher de croire que ce mélange de couleurs n’offre pas le calme du paysage anglais. — Le calme, par exemple, de Binsey ou de Port-Meadow, en hiver, reprit Tenby. — Dites en été, répliqua Charles ; si vous choisissez le lieu, je choisirai la saison. L’Université entre en vacances au moment qu’Oxford commence à étaler tous ses charmes. Les promenades et les prairies sont maintenant si odorantes et si splendides, le foin est presque enlevé, et le nouveau gazon commence à paraître. — Reding devrait passer ici les grandes vacances, dit Tenby : reste-t-on à Oxford pendant ce temps, monsieur ? — Voulez-vous dire qu’on y meurt avant qu’elles se terminent, monsieur Tenby ? répliqua Vincent. Il est vrai toutefois, continua-t-il, que bien des jeunes gens, comme M, Reding, croient que c’est la plus agréable saison de l’année. J’aime Oxford ; mais ce n’est pas ma demeure en dehors du temps de mes études. — Eh bien, quant à moi, j’aimerais à y rester, reprit Charles. Mais je pense qu’on ne le permet pas aux sous-gradués. » M. Vincent répondit, avec plus de gravité qu’il n’était nécessaire : « Non. » C’était l’affaire du Principal ; mais, selon lui, celui-ci n’y consentirait pas. Vincent ajouta que certainement il y avait des partis qui restaient à Oxford pendant les grandes vacances. Ceci fut dit avec mystère. Charles répliqua que si c’était contre les règles du collége, il n’y avait rien à espérer ; autrement, puisqu’il étudiait pour prendre ses grades, rien ne lui plairait tant que de passer ses grandes vacances à Oxford, à en juger par le charme des dix derniers jours. « C’est un compliment à l’adresse de vos compagnons, monsieur Reding », dit Vincent.

En ce moment, la porte s’ouvrit, et le pourvoyeur entra avec le menu du dîner, sur lequel M. Vincent devait jeter un coup d’œil : « Watkins, dit-il, en lui remettant la note, je suis presque sûr qu’aujourd’hui c’est un des jeûnes[47] de l’Église. Allez voir, Watkins, et donnez-moi un mot de réponse. » Le pourvoyeur, qui n’avait jamais eu de semblable commission à remplir durant toute sa carrière, fut étonné, et il sortit à la hâte du salon pour chercher dans son esprit le meilleur moyen de s’acquitter de son devoir. La question du tuteur parut frapper aussi la compagnie, car il y eut un prompt silence, qui fut suivi d’une agitation de pieds et de saluts d’adieu. On eût dit que, quoique au déjeuner ces messieurs eussent mis en lieu sûr jambon, mouton et le reste, ils ne voulaient pas risquer leur dîner. Watkins revint plus tôt qu’on ne pouvait s’y attendre. Il dit à M. Vincent qu’il avait raison : d’après le calendrier, ce jour-là, c’était la fête des Apôtres. « Vous voulez dire la vigile de Saint-Pierre, Watkins, reprit M. Vincent : c’est ce que je pensais. Alors, donnez-nous un bon bifteck et un filet de mouton : pas d’oignons de Portugal, Watkins, ni de gelée ; ajoutez-y un simple pouding, une charlotte, Watkins : et cela suffit. »

[47] Le jeûne proprement dit n’existe plus parmi les anglicans. Les plus sévères d’entre eux, les hommes de la vieille école, se contentent, quand vient un de ces jours de pénitence d’après leur calendrier, de joindre du poisson salé à leur dîner, qui est toujours gras. — Nous n’entendons pas parler ici des Puséistes ; ils forment une honorable exception ; mais, en cela comme dans leurs doctrines, ils diffèrent des principes et des pratiques de l’Église anglicane.

Watkins disparut. Charles se trouva alors seul avec l’autorité du collége, qui commença à lui parler d’un ton plus confidentiel. « Monsieur Reding, dit Vincent, je n’aimais pas à vous interroger en présence des autres convives ; je comprends toutefois que vous n’ayez pas d’intention particulière dans l’éloge que vous faites d’Oxford, comme séjour pendant les vacances. Dans la bouche de certains autres, ce langage aurait été suspect. » Charles était tout surpris. « A dire vrai, monsieur Reding, les choses allant comme elles vont, c’est souvent une marque de parti que cette résidence à Oxford à pareille époque, quoique, sans doute, il n’y a rien dans la chose elle-même qui ne soit naturel et légitime. » Charles redoubla d’attention. « Mon bon monsieur, continua le tuteur, évitez les partis, je vous y engage fort. Vous êtes jeune encore parmi nous. J’ai toujours été inquiet par rapport aux jeunes gens de talent ; à l’Université, le plus grand danger pour le talent, c’est d’être absorbé dans un parti. » Reding répondit qu’il espérait n’avoir jamais donné lieu à l’observation de son tuteur. « Non, répliqua M. Vincent ; non, ajouta-t-il avec une légère hésitation ; non, je ne sais rien là-dessus. Mais j’ai jugé que certaines de vos remarques et de vos questions au cours indiquaient une personne qui pousse les choses trop loin, et qui désire se créer un système. » Charles fut tellement confondu par ce reproche que le mystère inexpliqué des grandes vacances s’échappa de sa tête. Il répondit qu’il était très-peiné et très-obligé ; et il tâcha de se rappeler ce qu’il aurait pu dire qui prêtât un fondement à l’observation de son tuteur. Ne pouvant s’en souvenir en ce moment, il continua : « Je vous l’assure, monsieur ; je connais si peu les partis de cette ville, que c’est à peine si j’en connais les chefs. J’ai entendu citer quelques personnes ; mais, si j’essayais de me les rappeler, je pense que je confondrais les noms et les opinions. — Je le crois, dit Vincent ; mais vous êtes si jeune, je vous mets en garde contre les tendances. Vous pouvez vous trouver subitement absorbé, avant de savoir où vous en êtes. »

Charles crut l’occasion favorable pour faire quelques questions sur des points qui le tourmentaient. Il demanda si le docteur Brownside était regardé comme un théologien bon à suivre. « Je soutiens, voyez-vous, répondit Vincent, que toutes les erreurs sont des contrefaçons de la vérité. Les hommes intelligents disent des choses vraies, monsieur Reding, vraies dans leur substance, mais (parlant à voix basse) ils vont trop loin. On pourrait même montrer que toutes les sectes, en un sens, ne sont que des portions de l’Église Catholique. Je ne dis pas des portions vraies, ceci est une autre question ; mais elles renferment de grands principes. Les Quakers représentent le principe de la simplicité et de la pauvreté évangélique ; ils ont même un costume à eux comme les moines. Les Indépendants représentent les droits des laïques ; les Wesleyens chérissent le principe de la dévotion ; les Irvingites, le symbolisme et le mysticisme ; la Haute Église, le principe de l’obéissance ; les Libéraux sont les gardiens de la raison. Nul parti dès lors, à mon avis, n’est entièrement vrai, ni entièrement faux. Quant au docteur Brownside, il y a eu certainement bien des opinions soutenues sur sa théologie ; cependant, c’est un homme habile, et je pense que vous acquerrez du bon, oui, du bon, dans son enseignement. Mais, souvenez-vous-en, je ne vous le recommande pas. Pourtant je le respecte ; et je crois qu’il dit bien des choses très-dignes de votre attention. Je vous conseillerais donc de prendre dans ses discours ce qui est bon, et de ne pas vous attacher à ce qui est mauvais. Ceci, croyez-le, monsieur Reding, est, dans ces matières, la règle la plus claire, et la règle d’or en même temps. ».

Charles répondit que M. Vincent l’estimait à une trop haute valeur, qu’il sentait fort bien qu’il avait à apprendre avant de pouvoir porter des jugements ; et qu’il désirait fort connaître si son tuteur pourrait lui recommander un ouvrage où il vît d’un coup d’œil quelle était la vraie doctrine de l’Église d’Angleterre sur un certain nombre de points qui le tourmentaient. M. Vincent répliqua qu’il devait prendre garde à ne pas dissiper son esprit dans de telles lectures. A une époque où ses devoirs de l’Université avaient un droit réel sur lui, il devait s’éloigner de toutes les controverses et de tous les hommes du jour. Il lui conseillerait de ne pas lire d’auteurs vivants. « Lisez seulement les auteurs morts, continua-t-il. Les auteurs morts sont sûrs. Nos grands théologiens (et il se leva debout) étaient des modèles. Il y avait des géants sur la terre en ce temps-là, comme l’a dit un jour au docteur Johnson George III, en lui parlant de ces hommes. Ils avaient la profondeur, et la puissance, et la gravité, et la plénitude du talent, et l’érudition. Et il y avait en eux de la substance, cette substance réelle que l’on pouvait appeler vraiment anglaise. Ils avaient cette richesse aussi, une mine si féconde de pensées, un tel monde d’opinions, une telle activité d’esprit, des ressources si inépuisables, une telle variété aussi. Et puis, ils étaient si éloquents ! le majestueux Hooker, Taylor à l’imagination si belle, le brillant Hall, la science de Barrow, le jugement droit de South, la logique serrée de Chillingworth, l’honnête et le bon vieux Burnet, etc., etc. »

En le prenant sur ce ton, Vincent pouvait parler sans fin ; il lui plut pourtant de s’arrêter. C’était de la prose, mais cette prose était agréable à Charles. Il en connaissait assez sur ces écrivains pour trouver de l’intérêt à entendre parler d’eux, et, pour lui, Vincent semblait dire bien des choses, tandis que, dans le fait, son discours était fort pauvre. Lorsque le tuteur s’arrêta, notre jeune étudiant répondit qu’il croyait que certaines personnes de l’Université poussaient à l’étude de ces auteurs. M. Vincent prit un air grave. « C’est vrai, répliqua-t-il ; mais, mon jeune ami, je vous ai déjà donné à entendre que les choses indifférentes elles-mêmes sont employées comme instruments de parti. En ce moment, les noms de nos plus grands théologiens ne sont que le mot d’ordre qui sert à indiquer les opinions des personnes vivantes. — Ces opinions, je suppose, reprit Charles, ne doivent pas se trouver dans ces auteurs. — Je ne dis pas cela, répondit M. Vincent. J’ai le plus grand respect pour les personnes en question, et je ne nie pas qu’elles n’aient fait du bien à notre Église en ramenant l’attention, en ces jours de relâchement, sur l’ancienne théologie de l’Église d’Angleterre. Mais c’est une chose que d’être d’accord avec ces messieurs, et c’en est une autre (frappant sur l’épaule de Charles), c’en est une autre d’embrasser leur parti. Ne faites d’aucun homme votre maître ; acceptez de tous ce qui est bon ; pensez bien de tous, et vous serez un homme sage. »

Reding demanda, avec une certaine timidité, si cette doctrine ne ressemblait pas à celle que le docteur Brownside avait prêchée du haut de la chaire de l’Université ; mais peut-être M. Vincent soutenait-il une tolérance d’opinions dans un sens différent ? Le tuteur répondit d’une manière un peu brève, qu’il n’avait pas entendu le sermon du docteur Brownside ; mais que, pour lui, il avait parlé seulement des personnes de notre communion. « Notre Église, ajouta-t-il, admet dans son sein une grande liberté de pensées. Nos plus grands théologiens même diffèrent entre eux à beaucoup d’égards ; bien plus, l’évêque Taylor diffère de lui-même. C’est là un grand principe dans l’Église d’Angleterre. Ses véritables enfants s’accordent à différer d’opinions. En vérité, continua-t-il, c’est là cette indépendance vigoureuse, forte et noble de l’esprit anglais, qui refuse de s’assujettir à des formes artificielles, et qui ressemble, dirai-je, à une grande et magnifique production de la nature ; c’est un arbre riche dans son feuillage et aux branches capricieuses ; un arbre qui n’est pas languissant dans une serre chaude ou sous la dépendance malheureuse d’un mur de jardin, mais qui, dans une magnificence négligée, répand ses fruits sur une terre libre pour l’oiseau de l’air, la bête des champs et toute espèce d’animaux, afin qu’ils s’en nourrissent et qu’ils y trouvent tous des jouissances. »

Lorsque Charles sortit, il essaya de résumer ce qu’il avait gagné à la conversation de M. Vincent. Il n’avait pas obtenu précisément ce qu’il avait demandé (quelques règles pratiques pour guider son esprit et le faire marcher droit), mais seulement quelques conseils utiles. Déjà il s’était éloigné des partis, et ce qu’il avait vu des hommes qui y étaient attachés avait scandalisé sa conscience. Vincent l’avait confirmé dans sa résolution de les éviter et de s’appliquer à ses devoirs de collége. Il était satisfait d’avoir eu cette conversation avec lui ; mais que signifiait ce soupçon de sa tendance à pousser les choses trop loin, et à se mêler par là aux partis ? Il fut obligé de se résigner à l’ignorance sur ce sujet et de se contenter d’être sur ses gardes à l’avenir.

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