Perte et gain : $b histoire d'un converti
CHAPITRE XVI.
M. Freeborn, un vrai évangélique, expose sa nébuleuse doctrine.
La pensée vint à Reding que peut-être, après tout, ce qu’on appelait la Religion Évangélique était le vrai Christianisme. Ses professeurs, il le savait, étaient des hommes actifs et influents, et avaient été beaucoup persécutés autrefois. Freeborn l’avait surpris, offensé même au déjeuner de Bateman, avant les vacances, mais Freeborn avait dans sa personne quelque chose de sérieux, et peut-être s’était-il fait mal comprendre. Cette pensée, toutefois, passa aussi vite qu’elle était venue, et il peut se faire qu’elle ne se serait plus présentée à l’esprit de notre jeune étudiant, lorsque le hasard vint lui fournir quelques données pour résoudre la question.
Une après-midi, il était à flâner au parc, en extase devant un de ces remarquables effets de lumière qui, à cette époque de l’année, sont fréquents dans le voisinage d’Oxford : tandis que le soleil descendait vers l’horizon, la lumière colorait d’une teinte or pale et brun Marston, Elsfield et leurs petits bosquets à demi dépouillés de leur feuillage. Tout à coup Charles se trouva surpris et abordé par ledit Freeborn in propriâ personâ. Freeborn préférait de beaucoup la causerie du tête-à-tête à une controverse dans une réunion ; il se sentait plus fort dans de longues conversations faites à loisir, et il était bientôt hors d’haleine lorsqu’il avait à émettre et à aiguiser ses paroles au milieu des voix toujours variées d’une table de déjeuner. Il jugea l’occasion favorable pour faire du bien à un pauvre jeune homme qui ne distinguait pas la craie du fromage, et qui, grâce à ses lumières, pourrait être, selon ses expressions, « converti au salut ». Ils entrèrent donc en conversation ; ils parlèrent de la démarche accomplie par Willis. Freeborn la qualifia de déplorable. Charles ne savait pas encore où il en était, lorsqu’il lui arriva de demander à Freeborn ce qu’il entendait par la foi.
« La foi, répondit Freeborn, est un don divin et l’instrument de notre justification dans la pensée de Dieu. Par nature, nous lui sommes tous odieux, jusqu’à ce qu’il nous justifie librement à cause du Christ. La foi est comme une main qui nous applique personnellement les mérites du Christ, elle est notre justification. Or, de quoi pouvons-nous avoir besoin, ou que pouvons-nous posséder qui soit plus précieux que ces mérites ? Donc, la foi est tout, et accomplit tout pour nous. Vous voyez par là combien il importe d’avoir une idée exacte de la justification par la foi seule. Si nous sommes bien établis sur ce point capital, le reste ne doit pas nous préoccuper ; d’un seul trait, nous verrons la folie des querelles touchant les cérémonies, touchant les formes du gouvernement de l’Église, touchant, dirais-je même, les Sacrements ou les Symboles ; et alors les choses extérieures seront négligées, ou n’obtiendront tout au plus qu’une place secondaire. » Reding fit observer que sans doute Freeborn ne voulait pas dire que les bonnes œuvres ne fussent pas nécessaires pour obtenir la faveur de Dieu ; mais si elles l’étaient, comment la justification existait-elle par la foi seule ? Souriant à une pareille question, Freeborn répondit qu’il espérait que Charles aurait, dans peu de temps, des vues plus claires. C’était une affaire très-simple : la foi ne justifiait pas seulement, elle régénérait aussi. Elle était la racine de la sanctification, aussi bien que du divin accueil. Le même acte qui servait à nous conduire à la faveur de Dieu nous rendait également propres à recevoir cette faveur. Ainsi les bonnes œuvres étaient assurées, parce que la foi ne serait pas véritable, si elle n’avait la certitude de produire de bonnes œuvres en temps opportun.
Reding jugea cette manière de voir simple et claire, quoiqu’elle lui rappelât désagréablement le docteur Brownside. Freeborn ajouta que cette doctrine était précieuse pour le pauvre, qu’elle renfermait tout l’Évangile dans une coque de noix, qu’elle dispensait de critique, de la connaissance des âges primitifs, des professeurs ; en un mot, de toute autorité sous une forme quelconque. Elle faisait table rase de la théologie. Il n’était pas nécessaire de faire remarquer cette dernière conséquence à Charles ; mais il la laissa passer, parce qu’il désirait éprouver le système dans ses propres mérites. « Vous parlez de la vraie foi, dit-il, comme produisant les bonnes œuvres ; vous dites que ce n’est pas la foi qui justifie, mais la vraie foi, et que la vraie foi produit les bonnes œuvres. En d’autres termes, je suppose, la foi, qui est certaine d’être féconde, ou la foi féconde, justifie. Or, raisonner ainsi, c’est comme si l’on disait : La foi et les œuvres sont les moyens réunis de la justification. — Oh ! non, non, s’écria Freeborn, cela est une doctrine déplorable : c’est complétement opposé à l’Évangile, c’est antichrétien. Nous sommes justifiés par la foi seule, en dehors des bonnes œuvres. — Je me trouve précisément au cours des Articles, reprit Charles, et Upton nous a dit que nous devons faire une distinction de ce genre : par exemple, le duc de Wellington est Chancelier de l’Université, mais quoiqu’il soit aussi bien Chancelier que duc, cependant il ne siége à la Chambre des Lords que comme duc, et non comme Chancelier. Ainsi, quoique la foi soit aussi véritablement féconde qu’elle est la foi, cependant elle ne justifie pas comme étant féconde, mais comme étant la foi. Est-ce là votre pensée ? — Nullement, répondit Freeborn ; c’était là la doctrine de Mélanchthon. A force d’explications, il réduisit une vertu cardinale à une simple question de mots ; il fit de la foi un pur symbole : mais c’est s’écarter du vrai Évangile. La foi est l’instrument et non un symbole de la justification. Elle n’est vraiment qu’une simple appréhension[55] et pas autre chose : c’est l’acte qu’un mendiant pourrait hasarder sur un roi qui passe, en le saisissant, et en se cramponnant à lui. La foi est aussi pauvre que Job sur les cendres ; comme ce Patriarche dépouillé de tout orgueil, de faste et de bonnes œuvres, elle est couverte d’ignobles haillons : elle est sans aucun bien. Je le répète, c’est une simple appréhension. Maintenant, vous voyez, n’est-ce pas, quelle est ma pensée ? — Je ne sais si je vous comprends bien, répondit Charles : vous dites qu’avoir la foi c’est saisir les mérites du Christ, et que nous les possédons, ces mérites, pourvu que nous arrivions à les saisir. Mais évidemment tous ceux qui les saisissent ne les obtiennent pas ; car les hommes corrompus qui ne songent jamais à se repentir entièrement, ou qui n’ont pas une véritable haine du péché, seraient heureux de s’en saisir et de se les approprier, s’ils pouvaient le faire. Ils voudraient bien gagner le ciel pour rien. La foi, dès lors, doit être une espèce particulière d’appréhension. Quelle est cette espèce ? On ne peut se tromper sur de bonnes œuvres ; mais on le peut sur une appréhension. Qu’est-ce qu’une véritable appréhension ? Qu’est-ce que la foi ? — Quelle nécessité, mon cher ami, repartit Freeborn, de connaître métaphysiquement ce que c’est que la vraie foi, si nous la possédons et si nous en jouissons ? j’ignore ce que c’est que le pain, mais je le mange ; pour en user, vais-je attendre qu’un chimiste en ait fait l’analyse ? Non, je le mange, et ensuite j’en éprouve les bons effets. Et de même, soyons contents de connaître, non ce que c’est que la foi, mais ce qu’elle produit, et jouissons de notre bonheur en la possédant. — Je n’ai pas envie de faire intervenir la métaphysique, répliqua Charles, j’accepte votre propre exemple. Supposez que je suspecte le pain qui est devant moi de renfermer de l’arsenic ou d’être simplement malsain, serait-il étonnant que je cherchasse à connaître le fait avec certitude ? — Avez-vous agi ainsi, ce matin, à votre déjeuner ? — Je ne puis suspecter mon pain. — Mais alors pourquoi suspectez-vous la foi ? — Parce qu’elle est, pour ainsi parler, une nouvelle substance (Freeborn soupira), parce que je n’y suis pas habitué, bien plus, parce que je la suspecte. Je dois dire que je la suspecte ; car, bien que je connaisse peu cette matière, je sais parfaitement, d’après ce qui s’est passé dans la paroisse de mon père, à quels excès peut conduire cette doctrine, si l’on n’y prend garde. Vous dites que c’est une doctrine précieuse pour les pauvres ; eh bien, ils vont très-vraisemblablement prendre une chose pour une autre, et tout le monde fera de même. Si donc, on nous dit que nous n’ayons qu’à saisir les mérites du Christ, et qu’il n’est pas nécessaire de nous tourmenter pour le reste ; que, si la justification a eu lieu, les bonnes œuvres viendront ensuite ; que tout est fini et que le salut est parfait, pourvu que nous continuions à avoir la foi, je pense que nous devrions être passablement sûrs que nous avons la foi, une foi réelle, une réelle appréhension, avant de fermer nos livres et de nous reposer. »
[55] Il faut prendre cette expression dans le sens du mot latin apprehensio.
Freeborn était contrarié d’avoir entamé cette discussion ; il était peiné (comme il aurait voulu le dire), de voir s’éveiller dans Charles l’orgueil de l’homme naturel, ou l’aveuglement de sa raison charnelle ; mais il n’y avait pas moyen de reculer, il fallait donner une réponse. « Il y a, je le sais, plusieurs sortes de foi, dit-il, et sans doute il vous faut être sur vos gardes pour ne pas prendre une foi fausse à la place de la vraie foi. Bien des personnes, comme vous l’observiez très-exactement, commettent cette faute, et le plus important, tout ce qu’il y a d’important, dirai-je, c’est d’aller droit. D’abord, il est clair que la foi n’est pas la simple croyance aux faits, à l’existence d’un Dieu ou à l’événement historique de la venue du Christ en ce monde et de son départ ; elle n’est pas la soumission de la raison aux mystères, ni cette espèce de confiance, non plus, qui est requise pour exercer le don des miracles ; elle n’est ni la connaissance ni l’acceptation du contenu de la Bible. Je dis, elle n’est pas la connaissance, elle n’est pas l’assentiment de l’intelligence, elle n’est pas un fait historique, elle n’est pas une foi morte : la vraie foi justifiante n’est rien de tout cela, elle est établie dans le cœur et les affections. » Après un court silence il ajouta : « Maintenant, ce me semble, j’ai assez bien décrit ce que c’est que la foi justifiante pour l’usage pratique. — En décrivant ce que la foi n’est pas, vous voulez dire ? répliqua Charles après un moment d’hésitation. La foi justifiante dès lors est, je le suppose, la foi vivante. — N’allez pas si vite, monsieur Reding. — Eh bien, si ce n’est pas la foi morte, c’est la foi vivante. — Elle n’est ni la foi vivante, ni la foi morte, mais la foi, la simple foi qui justifie. Mélanchthon causa bien du chagrin à Luther pour avoir soutenu que la foi vivante et efficace justifie. Allez, mon jeune ami, j’ai étudié cette question avec le plus grand soin. — Alors, dites-moi, reprit Charles, ce que c’est que la foi, puisque je ne puis l’expliquer clairement. Par exemple, si vous disiez (ce que vous ne dites pas) que la foi est la soumission de la raison aux mystères, ou l’acceptation de l’Écriture comme document historique, je comprendrais parfaitement votre pensée ; cela est une donnée claire. Mais quand vous venez dire que la foi qui justifie est une appréhension du Christ, qu’elle n’est ni la foi vivante, ni la foi féconde, ni la foi active, mais un quelque chose qui, dans le fait et en réalité, est distinct de toutes ces sortes de foi, je l’avoue, je ne sais à quoi m’en tenir. »
Freeborn désirait sortir de l’argumentation. « Oh ! s’écria-t-il, si, un seul jour, vous éprouviez réellement la puissance de la foi ! comme elle change le cœur, ouvre les yeux, donne un nouveau goût spirituel, un sens nouveau à l’âme ! Si, un seul jour, vous connaissiez ce que c’est que d’être aveugle, et puis de voir, vous ne demanderiez pas de définition. Les étrangers ont besoin de descriptions verbales, mais les héritiers du royaume se contentent de jouir. Oh ! si vous pouviez seulement parvenir à rejeter les folles imaginations, à vous dépouiller de votre amour-propre, et à expérimenter en vous-même le merveilleux changement, vous ne voudriez plus vivre que de louanges et d’actions de grâces, au lieu d’argumentations et de critique. » Charles était touché de cette parole ardente : « Mais, dit-il, c’est la raison qui doit nous conduire, et je ne vois pas que j’aie plus de motifs, ni même autant, pour vous écouter que pour écouter l’Église romaine, qui m’enseigne qu’il ne m’est pas possible d’avoir véritablement cette certitude de la foi avant de croire, mais que cette certitude me sera divinement accordée quand je croirai. — Sans doute, reprit Freeborn d’un air grave, vous ne voulez pas comparer le chrétien spirituel, Luther, par exemple, croyant sa doctrine cardinale sur la justification, à ce dévot formaliste, esclave de la loi et superstitieux, tel que le Papisme peut le faire, avec ses rites charnels et ses remèdes empiriques, qui jamais ne peuvent purifier l’âme complétement, ni la réconcilier avec Dieu ? — Je n’aime pas à vous entendre parler ainsi, répliqua Charles : le Papisme m’est bien peu connu ; mais, dans mon enfance, j’entrai un jour par hasard dans une chapelle catholique romaine, et vraiment je n’ai jamais vu, dans ma vie, une dévotion semblable : quel respect dans l’assistance prosternée à genoux ! quelle profonde attention de la part de tous à l’action qui se passait sous les yeux ! Cette action, je ne la compris pas, mais, j’en suis sûr, si vous aviez été présent, vous n’auriez jamais appelé la Religion Catholique, à tort ou à raison, une pure forme extérieure ou un culte charnel. » Freeborn répliqua qu’il était profondément peiné de l’entendre exprimer de tels sentiments, et de le voir infecté à ce point des erreurs du jour ; et il se mit maladroitement à parler du Pape comme de l’Antechrist ; il aurait même poussé jusqu’à la prophétie, si le jeune étudiant avait dit une seule parole pour alimenter la controverse. Comme il garda le silence, le zèle de Freeborn se consuma et la conversation fut interrompue.
Quelque temps après, Charles se hasarda à reprendre le même sujet. « Si je vous comprends, dit-il, la foi apporte avec elle sa propre évidence. De même que je mange mon pain au déjeuner sans hésitation sur sa salubrité, ainsi, quand j’ai réellement la foi, je le sais d’une manière certaine, et je n’ai pas besoin de faire des épreuves pour m’en assurer ? — Précisément, comme vous dites, répondit Freeborn ; vous commencez à saisir ma pensée ; vous progressez. L’âme est éclairée pour voir qu’elle a réellement la foi. — Mais comment, demanda Charles, pouvons-nous tirer de leur dangereuse méprise ceux qui croient avoir la foi, alors qu’ils ne l’ont point ? N’y a-t-il pas un moyen qui leur permette de découvrir qu’ils sont dans l’illusion ? — Il n’est pas étonnant, répondit Freeborn, que ce moyen manque ; il y a bien des personnes, dans le monde, qui se trompent elles-mêmes. Certains hommes s’attribuent leur propre justice, ils sont confiants dans leurs œuvres, et ils se croient sauvés, alors qu’ils sont dans un état de perdition ; on ne peut donner des règles formelles qui puissent aider leur raison à découvrir leur méprise. Ainsi en est-il de la foi fausse. — Eh bien, il me paraît étonnant, repartit Charles, qu’on n’ait pas établi une règle naturelle et facile pour découvrir cette illusion ; je suis étonné que la foi fausse ressemble si exactement à la vraie foi, que l’événement seul indique la différence entre elles. Tout effet implique une cause : si une appréhension du Christ produit les bonnes œuvres, et qu’une autre ne les produise pas, il doit y avoir dans l’une une chose qui n’existe pas dans l’autre. Qu’est-ce qui se trouve dans une vraie appréhension qu’on ne puisse pas trouver dans une fausse ? Le mot appréhension, d’ailleurs, est si vague ; il n’éveille chez moi aucune idée bien définie, et pourtant la justification en dépend. Est-ce, par exemple, le besoin senti de repentir ou d’amendement ? — Non, non, la vraie foi est complète sans conversion ; la conversion vient après ; mais la foi est la racine. — Est-ce l’amour de Dieu qui distingue la vraie foi de la fausse ? — L’amour ? reprit Freeborn ; vous devriez lire ce que Luther dit dans son célèbre commentaire sur les Galates. Il appelle une pareille doctrine : pestilens figmentum, diaboli portentum ; et il s’écrie contre les Papistes : Pereant sophistæ cum suâ maledictâ glossâ. — Donc elle ne diffère en rien de la foi fausse. — Ce n’est pas cela, elle en diffère par ses fruits : « C’est à leurs fruits que vous les connaîtrez. » — Cela revient encore au même point ; les fruits viennent après ; mais un homme, paraît-il, doit trouver sa consolation dans sa justification avant que les fruits viennent, avant qu’il sache que sa foi produira ces fruits. — Les bonnes œuvres sont les fruits nécessaires de la foi ; ainsi parlent les Articles. » Charles ne fit pas de réponse, mais il se dit à part lui : « Mon bon ami, en ce point, n’a pas certes la plus lucide des têtes. » Puis à haute voix : « Eh bien, je désespère de pénétrer au fond de ce sujet. — C’est naturellement un principe très-simple, répondit Freeborn d’un air de supériorité, quoique d’un ton doux : Fides justificat ante et sine charitate ; mais la foi requiert une lumière divine pour l’embrasser. » Ils marchèrent un moment en silence ; et comme le jour tombait, ils regagnèrent leur demeure. Arrivés aux bâtiments de Clarendon, ils se séparèrent.