Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée
Comment Raimondin vint à la fontaigne, où il trouva Melusine accompaignée de deux dames.
L’istoire dist que tant porta le chevau Raimondin, ainsi pensif et plein d’ennuy du meschief qui luy estoit advenu, qu’il ne sçavoit où il estoit, ne où il alloit, ne en nulle manière il ne conduisoit son chevau, mais alloit à son plaisir, sans ce que il luy tirast point les brides ; et Raimondin ne veoit ne entendoit. Et en ce point passa par devant la fontaine où les dames estoient, sans ce qu’il les veist, et de paour que le chevau eut quant il vit la dame, il eut effroy et emporta Raimondin grant erre. Adoncques elle qui estoit la plus grande dame des aultres dist en ceste maniere : Par foy, celluy qui passe par là samble estre ung moult gentil homme, et toutesfois il ne le monstre pas ; mais il monstre qu’il ait de gentil homme rudesse, quant il passe devant dames ainsi sans les saluer ; et tout ce disoit par courtoisie, affin que les aultres ne apperceussent ce à quoy elle tendoit ; car elle sçavoit bien comment il y estoit, comme vous orrez dire en l’istoire cy aprez. Et adonques elle va dire aux aultres : Je le vois faire parler, car il me semble qu’il dorme. Lors se partist elle des aultres, et s’en vint à Raimondin et prist le frain du chevau et l’arresta en disant en ceste maniere : Par ma foy, sire vassal, il vous vient de grant orgueil ou rudesse de ainsi passer par devant dames sans les saluer, combien que orgueil et rudesse peuvent bien estre ensamble en vous. Et à tant se tint la dame, et il ne l’ouyt ne entendit, et ne luy sonnoit mot : et elle, comme moult couroucée, luy dist aultres foys : Et comment, sire musart, estes-vous si despiteux que vous ne daigneriés respondre à moy ? et encores il ne luy respondist mot. Par ma foy, dist-elle en soy mesmes ainsi, je croy que ce jeune homme dort sur son chevau, ou il est sourt ou muet ; mais je croy que je le feray bien parler se il parla oncques. Adoncques elle prist par la main, et tira moult fort en disant en ceste manière : Sire vassal, dormez vous ? Lors Raimondin fremist aussi comme ung qui s’esveille en sursault, et mist la main à l’espée comme celluy qui cuidoit fermement que les gens du conte son oncle, qu’il avoit laissé mort en la forest, luy venissent sus ; et adoncques la dame apperceut qu’il estoit en tel estat, et sceut bien qu’il ne l’avoit point encores apperceue, et luy va dire tout en riant : Sire vassal, à qui voulez commencer la bataille ? Vos ennemis ne sont pas cy. Et sachiés, beau sire, que je suys de vostre partie. Et quant Raimondin l’oyt, si la regarda, et apperceut la grant beaulté qui estoit en elle, et s’en donna grant merveille ; car il luy sembla que oncques mès si belle n’eut veue. Adoncques Raimondin sauta de dessus son chevau, et s’encline reveramment en disant : Ma treschière dame, pardonnez moy mon ignorance et vilonnie que j’ay fait envers vous, car certes j’ay trop mespris, et je ne vous avois ouye ne veue quant vous me tirates par la main ; et sachiés que je pensoie moult fort à ung mien affaire qui moult me touche au cuer ; et je prie à Dieu devotement que il me doinct grace et puissance de moy amender en vous, et de saillir hors de ceste peine à mon honneur. Par ma foy, dist la dame, c’est tresbien dit ; car à toutes choses commencer on doibt toujours appeller le nom de Dieu en son aide, et je vous crois bien que vous ne m’avez ouye ne entendue. Mais, beau sire, où allez-vous à ceste heure ? Dictes le moy, se le povez bonnement descouvrir, et se ne sçavez le chemin, je vous aideray bien à le tenir, car il n’y a voie ne sentier que je ne sache bien, et de ce vous fiez en moy hardiement. Par ma foy, dist Raimondin, dame, grans mercis de vostre courtoisie ; et sachiés, ma treschière dame, puys qu’il fault que je vous le die, j’ay perdu mon grant chemin par la plus grande partie du jour jusques à maintenant ; et encores ne scay-je où je suys. Adoncques elle vit qu’il se celloit fort d’elle, si luy dist la dame : Par Dieu, beaul amy Raimondin, riens ne vous fault celler, car je sçay bien comme il vous va. Adoncques quant Raimondin ouyt qu’elle le nommoit par son propre nom, il fut si esbahi, qu’il ne sceut que respondre ; et elle, qui moult bien apperceut qu’il estoit honteux de ce qu’elle sçavoit tant de son secret, luy dist en ceste manière : Par Dieu, Raimondin, je suys celle, aprez Dieu, qui mieulx te puys conseillier et advancer en ceste mortelle vie ; et toutes tes malefices et adversitez fault revertir en bien ; riens ne te le vault celler, car je sçay bien que tu as occis ton seigneur tant de mesprison comme de cas vouluntaire, combien que pour celle heure tu ne le cuidoies pas faire ; et je sçay bien toutes les parolles qu’il te dist par art d’astronomie, dont en son vivant il estoit bien garny. Quant Raimondin ouyt ce, il fut plus esbahi que devant, et luy dist : Treschière dame, vous me dictes la verité, mais je m’esmerveille comment vous le povez si certainement sçavoir, et qui vous l’a sitost annuncé. Et elle luy respondist en telle manière : Ne t’en esbahi point, car je sçay la plaine verité de ton fait, et ne cuides point que ce soit fantosme ou œuvre diabolique de moy et mes parolles, car je te certiffie, Raimondin, que je suys de par Dieu, et crois comme bon catholique doibt croire ; et sachies que sans moy et mon conseil tu ne peus venir à fin de ton fait ; mais se tu veulz croire fermement toutes les parolles que ton seigneur te dist, elles te seront moult pourfitables à l’aide de Dieu ; et je dis que je te feray le plus grant seigneur qui fut oncques en ton lignage, et le plus grant terrien de tous eulx. Quant Raimondin entendit la promesse, il lui souvint des parolles de son seigneur qu’il luy avoit dictes, et considera en luy mesmes les grans périlz où il estoit, exillé, mort et dechassé de son pais, où il povoit estre cogneu ; il advisa qu’il se metteroit en l’adventure de croire la dame de ce qu’elle luy diroit ; car il n’avoit à passer que une fois le cruel pas de la mort. Si respondist moult humblement en ceste manière : Ma treschière dame, je vous remercie de la grand promesse que me offrez ; car vueillez sçavoir que ce ne demourera pas par moi à faire ne pour traveil que vous sachez adviser que je ne face vostre plaisir, et tout ce que vous me commanderez, se c’est chose possible à faire, et que crestien puisse ou doibve faire par honneur. Par ma foy, dist la dame, Raimondin, c’est dit d’ung franc cœur ; car je vous diray ne conseilleray chose dont bien ne doibve advenir ; mais avant, dist elle, il fault tout premièrement que vous me promettés que vous me prendrez tout principalement à femme, et ne faictes quelconques doubte en moy que je ne soye de par Dieu. Et adoncques Raimondin va dire et jurer en ceste manière : Dame, par ma foy, puys que vous me affermez qu’il est ainsi, je feray à mon povoir tout ce que vous vouldrez et commanderez, et de fait je vous prometz leaulment que ainsi le feray-je. Or Raimondin, dist-elle, il fault que vous jurez aultre chose. Ma dame, quoy plus ? Je suys tout prestz, se c’est chose que doibve bonnement faire. Oui, dist-elle, et ne vous peut tourner à prejudice, mais à tout bien. Vous me promettez encore, Raimondin, sur tous les sacremens et seremens que ung homme catholique de bonne foy peut faire et doibt jurer, que jamais, tant que seray en vostre compaignie, le jour de samedi vous ne metterez paine ne vous efforcerez en manière quelconques de me veoir, ne de enquerir le lieu ou je seray. Et quant elle eut ce dit à Raimondin, elle lui va dire en ceste manière : Par le peril de mon ame, je vous jure que jamais en celluy jour ne feray chose qui soit en vostre prejudice, ne qui y puisse estre, mais en tout honneur, et ne feray ne penseray chose fors en quelque manière je pourray mieulx acroistre en valleur vous et vostre lignée. Et Raimondin luy va dire en ceste manière : Ainsi le feray-je, au plaisir de Dieu.
Or, dist la dame, je vous diray comment je vous feray, et ne faictes doubte de chose qui soit, mais allez tout droit à Poetiers, et quant vous y serez, vous trouverez jà pluiseurs qui sont venus de la chasse qui vous demanderont nouvelles du conte vostre oncle. Vous direz en ceste manière : Comment, n’est-il pas revenu ? et ilz vous diront que non. Et vous leur direz que vous ne le veistes oncques puys que la chasse commença à estre forte, et que lors vous le perdites en la forest de Colombiers, comme pluiseurs firent ; et vous esbahissez moult fort comme feront les autres. Et assez tost aprez viendront les veneurs et aultres de ses gens qui apporteront le corps tout mort en une litière ; et sera advis que la plaie est faicte de la dent du sanglier, et diront tous que le sanglier l’a tué ; et encores diront-ilz que le conte aura tué le sanglier et le luy metteront sus, et le tendront à grant vaillance pluiseurs. Ainsi la douleur commencera moult grant. Le conte Bertrand, son filz, et Blanche, sa fille, et tous les aultres de sa famille, grans et petits, feront ensamble grant dueil, et vous le ferez avec eulx, et vestirez la robe noire comme les autres. Aprez tout ce que noblement sera fait, et le terme assigné que les barons devront faire hommaige au jeune conte, et quant ces choses seront ainsi faictes et ordonnées, vous retournerez icy à moy parler le jour de devant que les hommaiges se devront faire, et vous me trouverez en ceste propre place. Et ad ce se departirent, qui proprement n’est pas departement. Tenez, mon redoubté amy, pour nous amours ensamble commencer, je vous donne ces deux verges ensamble, desquelles les pierres ont grandes vertus : l’une a que celluy à qui elle sera donnée par amours ne pourra mourir par nul coup d’armes tant qu’il l’aura sur luy ; l’autre est qu’elle luy donnera victoire contre ses malveillans, se il se habandonne soit en plaidoirie ou meslée ; et tant vous en allez seurement, mon amy. Et lors prist congié de la dame en l’acolant moult doulcement, et la baisa moult honnourablement, comme celle en qui il se confioit du tout : car il estoit desjà si surprins de s’amour que tant qu’elle lui disoit, il affermoit estre verité ; et il avoit raison, si comme vous orrez cy aprez en l’istoire.