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Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée

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Comment Urian et Guion vindrent devers le roy, luy estant au lict, tout armez.

L’istoire nous dist que les deux frères moult honnourablement vindrent faire la reverance au roy, et le roy les receupt moult liement, et les mercia moult gracieusement de leur secours, et leur dist que, aprez Dieu, ilz estoient ceulx par qui luy et tout son royaulme estoit ressuscité du plus cruel pas que de la mort ; car se ilz ne fussent venus, les Sarrazins les eussent tous destruis ou contrains à eulx convertir en leur foy, que leur eut pis valu que mort temporelle, car ceulx qui eussent à ce consenti de cueur ilz eussent eu à tousjoursmais damnation perpetuelle. Et pourtant, dist le roy, est-il raison que je vous merite à mon povoir, car je n’ay aultre voulenté que d’en faire mon devoir, combien, certes, que je ne le pourroye accomplir à la value du hault honneur que vous m’avez faict ; mais je vous supplie humblement prendre en gré ma petite puissance. Par ma foy, dist Urian, de ce ne fault riens doubter, car nous ne sommes pas venus chà pour avoir de vostre or ne de vostre argent, ne de vos villes, chasteaux, ne terres ; mais pour acquerir honneur et pour destruire les ennemis de Dieu, et exaulcer la foy catholique ; et vueil, sire roy, que vous sachez que nous tiendrons bien nostre paine bien emploié se il vous plaist à nous faire tant d’onneur que nous vueillez faire, mon frère et moy, chevaliers de vostre main. Par ma foy, dist le roy, nobles damoiseaulx, jà soit ce que n’en soye pas digne de vous accomplir cette requeste, si la vous accordoye ; mais avant sera la messe dicte. Sire, ce dist Urian, ce me plaist moult bien. Et adoncq le chappellain fut tantost prest, et lors Urian et son frère et tous les aultres devotement ouyrent la messe et le service divin, et aprez le service divin Urian vint devant le roy ; et adoncques il traist son espée du fourreau et s’agenoulla devant le lict où le roy gisoit, et luy dist en ceste manière : Sire roy, je vous requiers pour tout salaire du service que je vous puys faire ne pourroye avoir fait ne faire jamais en toute ma vie, qu’il vous plaise moy faire chevalier de ceste espée, et vous m’aurez bien remuneré de tout ce que vous dictes que moy et mon frère avons fait pour vous et vostre royaulme ; car de main de plus vaillant noble chevalier et noble seigneur n’en puys recepvoir l’ordre de chevalerie que de la vostre propre. Par ma foy, dist le roy, sire damoiseau, vous me portez plus de honneur que vous ne me devez et m’en dictes cent fois plus que je ne vaulx, car celluy don vous accordé-je, et il n’est pas à refuser d’ung si noble damoiseau et en faire ung chevalier ; mais aprez ce que je vous auray accomply ce que vous m’avez requis, vous m’aurez en convenant, se il vous plaist, que, aprez ce, vous me donnerez ung don, lequel ne vous tournera jà à prejudice ne dommaige du vostre, mais tournera à vostre tresgrant prouffit et honneur. Par ma foy, sire, dist Urian, je suis tout prest et appareillé de accomplir vostre voulenté à vostre plaisir. Adoncques eut le roy grant joye, et se dressa en soy seant, et prinst l’espée par le pommeau que Urian luy tendoit, et luy donna l’acollée en disant en ceste manière : En nom de Dieu, chevalier soyez, qui vous ottroye amendement. Et puys lui rebailla l’espée ; et ce faisant ses plaies lui escreurent et en saillist le sang à grand randon parmy le bendeau ; de quoy Urian fut moult doulent, et aussi furent tous ceulx qui le veirent ; mais adoncques le roy se bouta arrière dedans son lict tout soubdainement, et dist qu’il ne se sentoit nul mal. Et aprez commanda à deux chevaliers que on luy allast querir sa fille ; et ilz le firent et l’admenèrent au mandement de son père ; et quant le roy la vit, il luy dist : Ma fille, merciez ces nobles hommes du secours qu’ilz ont fait à moy, et à vous et à nostre royaulme, car ce n’eust été la grace de Dieu et leur puissance, nous estions tous destruis, au mieulx venir exillez hors de nostre pays, ou il nous eut fallu convertir à leur loy, qui nous eut pis vallu que de morir temporellement. Et adoncques elle se agenoulla devant les deux frères et les salua et mercia moult humblement. Et sachiés qu’elle estoit en telle manière esmeue comme se elle fut ravie, et ne sçavoit comment proprement faire contenance, tant de la douleur qu’elle avoit au cueur de l’angoisse que son père sentoit, que des pensées qu’elle avoit à Urian ; et tant qu’elle estoit comme une personne qui est issue nouvellement de son somne ; mais adonc Urian, qui bien apperceut qu’elle avoit l’esprit troublé, la saisit moult doulcement et la dressa en estant contre mont, en soy enclinant contre elle ; et en ce faisant se entrefirent moult d’onneur. Et là disoient ceulx du pays : Se ce noble homme avoit jà pris nostre damoiselle à femme, bien nous iroit ; nous n’aurions doubte de payen ne de homme qui nous voulsist mal. Et adonc appella le roy sa fille, et luy dist ainsi : Ma fille, seez vous icy emprez moy, car je croy que vous ne me tendrez plus gaires grant compaignie. Et elle se assist tout en plourant emprez luy. Et adoncques tous ceulx qui là estoient commencèrent à plourer de la pitié que ils eurent du roy et aussi de la douleur que ilz veoit que sa fille, qui estoit pucelle, menoit si piteusement. Et adoncq prinst le roy à parler.

L’istoire nous dist que le roy fut moult doulent quant il vit sa fille mener telle douleur ; si luy dist moult amiablement : Ma fille, laissez ester celle douleur et ce grant dueil que vous menez, et vous en prie ; car en chose que on ne peut amender, c’est follie de soy en donner trop grand couroux, combien que c’est raison naturelle que chascune creature soit doulente de son amy ou de son proesme quant on le pert ; mais se Dieu plaist je vous pourvoiray si bien que vous vous en tendrez contente avant que je me parte de cette mortelle vie, et aussi seront tous les barons de mon règne. Et adonc commença la pucelle à plourer plus fort que devant, et aussi tous les barons menoient telle douleur que c’estoit grand pitié à veoir ; mais Urian et Guion furent moult couroucez et moult doulens, et le roy voyant leur douleur leur va dire : Belle fille, et vous tous aultres, ceste douleur ne vous est pas necessaire à mener, car je n’en amende ne vous aussi en quelque manière, mais me acroissés ma douleur ; pour quoy je vous commande à tous que vous cessez ceste douleur, se vous amez que je demoure encores en vie une pièce de temps avecques vous. Et aprez ilz s’en tindrent le mieulx qu’ilz peurent pour la parolle que leur avoit dicte le roy. Et de rechief prinst la parolle le roy, soy adressant à Urian, et lui dist : Sire chevalier, la vostre mercis vous m’avez donné ung don, voire par tel convenant que du vostre, ne de vostre chevance, ne vous demanderay-je riens. Par foy, dist Urian, demandez tout ce qu’il vous plaira, car se c’est chose de quoy je puisse finer, je le vous accompliray voulentiers sans faillir. Grand mercis, sire, dist le roy ; sachiés qu’en ce que je vous demanderay je vous donneray noble chose. Or, sire chevalier, je vous prie qu’il vous plaise de prendre ma fille à femme et tout mon royaulme, et dès maintenant je le metz en vostre main et m’en demès à vostre profit. Et est vray qu’il avoit fait aporter la couronne, laquelle, à ses parolles, il prinst, et dist : Tenez, Urian, ne refusez pas la requeste que je vous fais. Lors furent les barons du pays si joyeulx qu’ilz larmoyoient de pitié et de joye qu’ilz en avoient. Et quant Urian entendist ces parolles, il pensa ung peu, et sachés qu’il en fut moult doulent, car il avoit moult grant voulenté de aller par le monde pour veoir les pays et les contrées, et acquerir honneur ; mais toutesfois puis qu’il avoit accordé au roy le don, il ne s’en volut pas desdire. Et quant les barons du pays le visrent ainsy penser, si s’escrièrent tous à haulte voix moult piteusement : Ha, a, noble homme, ne vueillés pas refuser ceste requeste au roy. Par ma foy, seigneurs barons, dist Urian, non ferai-je. Adoncques s’enclina Urian devant le lit du roy, et prist la couronne, et la mist à Hermine sur son giron en disant : Damoiselle, elle est vostre, et puys que la chose est ainsi venue, je vous aideray à la guarder tout mon vivant, au plaisir de Dieu, contre tous ceulx qui la vouldront suppediter. Adoncques eut le roy si tresgrant joye, et aussi eurent tous les barons, et puys fist venir l’archevesques de la cité, qui les fiança ; mais Hermine dist qu’elle verroit quelle fin son père prendroit de sa maladie avant qu’elle en fist plus. Adoncques Urian dist : Damoiselle, puys qu’il vous est bel, il me plaist bien. Lors fut le roy moult doulent et lui dist : Hermine, belle fille, vous monstrez bien que vous ne m’amez gaires, quant la chose que je desiroie plus en ce monde veoir devant ma fin vous ne voulez accomplir ; or voye-je bien que vous desirez ma mort. Quant la pucelle l’entendist, si fut moult doulante, et se mist à genoulx toute en plourant, et dist en ceste manière : Mon tresredoubté seigneur et père, il n’est chose au monde que je vous refusasse jusques à morir, commandez-moy vostre plaisir ; vous dictes que vraye fille doibt doubter et soy garder de irer son père. Adoncques, dist le roy, or vous commandé-je à tous et à toutes que vous laissez ce dueil et tendez et appareillez ceste salle, et menez grant joye ; et faictes appareiller la messe ; et aprez le service faites dresser les tables, et aprez disner faictes icy devant moy la feste comme se je fusse maintenant sur piés ; car sachiés bien que ce allegera bien mon mal. Et adonques eulx tous firent ce qu’il leur commanda ; lors la messe fut dicte, et s’assist-on au disner, et fut Hermine assise en une table mise devant le lict du roy son père, et Urian en costé d’elle, et Guion servoit devant Hermine. Lors eut le roy moult grant joye ; mais sachiés qu’il faisoit meilleur samblant que le cueur faire ne povoit ; car certes, quelque chière qu’il fist, il souffroit moult grant douleur, car le velin qui estoit en la plaie luy vermissoit tout le corps ; mais pour resjouir la baronnie, il monstroit semblant comme se il n’eut mal ne douleur ; et aprez disner commença la feste et dura jusques au soir ; et lors le roy appella Urian et luy dist : Beau fils, je vueil que vous espousez ma fille demain, et vous vueil couronner de ce royaulme, car sachiés que je ne puis plus gaires vivre, et pour ce je vueil que tous les barons du royaulme vous facent hommaige avant ma mort. Sire, dist Urian, puys qu’il vous plaist, votre voulenté est la mienne. Et là estoit Hermine presente, qui pas ne refusa à faire la voulenté de son père.

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