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Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée

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Comment, aprez le disner, les chevaliers joustèrent.

Les dames retournèrent et montèrent sur les eschafauds ; lors vindrent les chevaliers sur les rends, et commencèrent les joustes moult belles ; et n’y eubt oncques chevalier qui se peut tenir à Anthoine ne à Regnauld ; et quant ilz visrent que les joustes affoiblissoient pour eulx, ilz se departirent des rends, et se vindrent desarmer ; et tout ce apperceut bien le roy d’Anssay, le duc Ode de Bavière et l’aultre baronnie. La jouste dura moult longue pièce ; et tantost aprez fut temps de soupper, ainsi la jouste cessa ; et s’en departirent les chevaliers et escuiers, et puys souppèrent. Le soupper fait, les menestriers cornèrent, et danssa on grant temps. Et quant il fut heure d’aller dormir, on mena l’espousée couchier en ung riche lict de parement ; et puys assez tost aprez vint Regnauld et se coucha avecq la pucelle, aprez que le lict eubt esté beneit. Adoncques se departist chascun de la chambre, les ungz crians, chantans et danssans, et les aultres comptans de beaulx comptes et de belles adventures ; et se esbatoient qui mieulx pour passer le temps ; les aultres allèrent dormir. Regnauld et la pucelle furent couchiés l’ung avecq l’autre, et moult se humilioit la pucelle envers luy et luy disoit : Monseigneur, se ne fut la grace de Dieu mon createur, et la puissance de vostre frère, et vous aussi, ceste povre orpheline estoit toute desolée et perdue, elle et tout son pays, et cheue en moult grande adversité entre les mains des mauvais Sarrazins ; mais l’aide de Dieu et la vostre m’en ont jetté, dont je vous remercie, et quant vous avez daigné de prendre en femme si medice pucelle comme je suys. Par foy, dist Regnauld, ma doulce amour, vous avez trop plus fait pour moy que je n’ay pour vous, quant vous m’avez fait le don de vostre noble corps, et héritier de tout vostre royaulme ; et avecques moy n’avez riens pris fors tant seullement mon corps. Et lors respondist la pucelle : Par ma foy, monseigneur, le corps de vous vault mieulx que dix royaulmes, et plus est à priser, quant à mon gré. De leurs parolles n’en veulz plus parler ; mais celle nuyt fut engendré d’eulx deux ung tresbeau filz qui eubt à nom Oliphart ; celluy fist moult grande guerre et les soubzmist en toute la basse marche de Hollande et de Zellande, Streve et Dannemarche et Norwége. Lendemain, au matin, se leva chascun, et fut messe chantée et y fut menée la dame. Aprez la messe, vindrent au maistre pavillon, et ainsi qu’ilz eubrent lavé et qu’ilz se deurent asseoir pour disner, vindrent deux chevaliers de Lucembourg qui apportoient lettres à Anthoine de par Cristienne sa femme, et vindrent devant le duc Anthoine et le saluèrent de par sa femme, en luy disant ainsi : Monseigneur, vous devez avoir grant joye, car ma dame vostre femme vous a apporté ung le plus bel enfant masle que oncques fut veu en nul pays. Or, beaulx seigneurs, dist Anthoine, loué en soit Dieu, et vous soiez les tresbien venus ; et puys prinst-il les lettres.

L’istoire nous dist que le duc Anthoine de Lucembourg fut moult joyeulx de ces nouvelles, et aussi fut Regnauld, son frère. Adoncques le duc Anthoine leut les lettres, et trouva dedens que les deux chevaliers disoient la vérité. Alors accolla le duc les deux chevaliers moult liement, et leur fist donner moult de riches dons. Adonc s’assist au disner, et dura la feste jusques à huyt jours ; et puys retournèrent en la cité. Et lors prinst congié le roy d’Anssay, Anthoine et le duc Ode de Bavières, et tous les barons, du roy Regnauld et de la royne Aiglentine, qui furent moult doulens de leur departie. Et eubt convenant le duc Anthoine au roy Regnauld que se les paiens luy faisoient point de guerre, que il le viendroit secourir à noble baronnie, et le roy Regnauld l’en remercia moult ; lors s’entrebaisèrent les deux frères à leur departement. Tant chevaucha l’ost qu’il vint à Muchin en Bavière, et se logèrent en la prarie devant icelle ville ; et les festoia moult le duc Ode par l’espace de trois jours ; et au quatriesme jour se departirent, et prindrent congié du duc Ode ; et chevauchèrent tant qu’ilz approuchèrent Coulongne à une journée prez. Adonc vindrent les quatre chevaliers qui gouvernoient les gens d’armes et les arbalestriers que ceulx de Couloingne avoient envoié à Anthoine, et luy disdrent en ceste manière : Monseigneur, il est bon que nous allons devant en la ville pour appareillier vostre passage. Par ma foy, dist le duc Anthoine, beaulx seigneurs, il me plait bien ; et lors se partirent les quatre chevaliers et leur mesnie avecques eulx ; et chevauchèrent tant qu’ilz vindrent en la cité de Coulongne, où ilz furent moult liement receups, et leur enquirent les grands bourgois et les gouverneurs de la cité comment ilz avoient exploité en leur voiage, et ilz leur comptèrent toute la vérité, avecq la grande puissance et la grant valeur des deux frères ; et comment Regnauld estoit roy de Behaigne. Adoncques quant ceulx de Coulongne l’entendirent, ils furent bien joyeulx, et disdrent qu’ilz estoient bien eureux d’avoir acquis l’amour de telz deux princes. Et lors firent faire moult grant appareil pour recepvoir le duc Anthoine et le roy d’Anssay et leurs gens. Tant chevaucha l’ost qu’il vint à Couloingne, et allèrent les bourgoys de la cité à l’encontre en moult belle compaignie, et firent passer ceulx qui venoient pour aller tendre oultre la ville ; et firent loger par decha l’avant-garde, la grosse bataille et le sommage. A tant encontrèrent Anthoine et le roy d’Anssay, et leur firent moult grande reverence, et les prièrent tant qu’ilz vindrent loger le soir en la ville à moult grant foison de nobles barons ; et les festoièrent moult honnourablement, et donna aux dames, aux bourgois de la ville et aux gentilz hommes à soupper, et le lendemain à disner ; et ce jour passa le Rin le remanant de l’ost ; et le lendemain au matin prinst le duc Anthoine congié de ceulx de la ville, et les mercia moult de ce qu’ilz lui avoient fait ; et leur dist que se ilz avoient besoing de luy, qu’il les conforteroit à son povoir ; et ilz le mercièrent moult. Lors se departist Anthoine et se desloga l’ost, et errèrent tant par pluiseurs journées qu’ils vindrent ung soir loger es prez dessoubz Lucembourg.

La duchesse Cristienne fut moult joyeuse quant elle sceut la venue du duc Anthoine son mary ; elle s’en issist hors de la ville a moult belle compaignie de dames et damoiselles, et des nobles du pays, et toute la bourgoisie venoit aprez à l’encontre de luy, et la clergé à confanons et l’eau benoite, et l’encontrèrent à demie lieue de la ville ; et là fut moult grande la joye que le duc et la duchesse s’entrefirent ; et tout le menu peuple crioit noel, et louoient nostre Seigneur Jhesucrist de la venue de leur seigneur ; et se loga l’ost devant Lucembourg ; et Anthoine, le roy d’Anssay et les plus haultz barons se logèrent en la ville ; là fut la feste moult grande par toute la ville ; et y demoura le roy d’Anssay par l’espace de six jours continuellement, et le festoia le duc Anthoine moult richement, et luy rendist toutes ses obligations et le quitta, excepté la prieuré fonder pour prier pour les mors, pour l’amour du roy Regnauld son frère ; et le mercia le roy moult amiablement. Et adonc se departit de Lucembourg, et s’en revint en son pays d’Anssay, où il fut moult joyeusement receu ; et le duc Anthoine demoura avec sa femme, et en eubt la dame celluy an ung filz qui fut appellé Lochier ; et delivra toute l’Ardemie de robeurs, et fonda ès bois une abbaye de saincte vie, et fist faire le pont de Maisières, sur la Meuse, et pluiseurs aultres fortresses en la basse marce de Hollande ; et fist moult de beaulx faitz d’armes avecq le roy Olliphart de Behaigne, qui estoit son cousin germain et filz du roy Regnauld. Et depuys eubt le roy d’Anssay affaire au conte de Fribourg et au duc d’Autrice ; et manda à Anthoine qu’il luy venist aidier ; et si fist-il, et print par force le conte de Fribourg, et passa en Autrice, et desconfist le duc en bataille, et le fist apaisier au roy d’Anssay à son honneur. Et eubt Bertrand, le filz Anthoine, à femme Mellidée, la fille au roy d’Anssay, et fut roy d’Anssay aprez le trespas du roy. Et la duché de Lucembourg demoura à Locher aprez le decès de son père, le duc Anthoine. Mais de ceste matère n’en parleray-je plus quant à maintenant, mais retourneray à parler de Raimondin, de Melusine et de leurs aultres enfans.

En ceste partie nous dist l’histoire que Raimondin, par son vasselaige, conquist moult grant pays, et luy firent maintz barons hommaige jusques en Bretaigne. Et eubt Mellusine, les deux ans aprez, deux filz, dont le premier eubt à nom Fromond, qui ama moult l’eglise, et bien le monstra en la fin, car il fut rendu moinne à Maillères, dont il advint puys ung grant et horrible meschief, ainsi comme vous orrez cy aprez en l’istoire. Et l’aultre filz qu’elle eut l’an ensievant eut à nom Thierry, qui fut moult bataillereux. Icy vous laisseray à parler des deux enfans, et vous diray de Geuffroy au grant dent, qui fut le plus fier, le plus hardi et le plus entreprenant de tous ses aultres frères. Et sachiés que celluy Geuffroy n’en doubta oncques homme, et dist l’istoire et la vraie cronicque qu’il se combatit à ung chevalier faye au maulvais esperit ès prez dessoubz Lusignen, ainsi comme vous oyrez cy après racompter. Or est vray que pour lors Geuffroy fut grant et percreu, et oyt nouvelles qu’il y avoit en Irlande ung peuple qui ne vouloit pas obéir en ce qu’il devoit à son père. Adonc jura Geuffroy la dent Dieu qu’il les feroit venir à raison ; et, pour ce faire, prinst congié de son père, qui fut moult courroucé de son departement. Et de fait mena avecq luy jusques au nombre de cincq cens hommes d’armes et cent arbalestriers, et s’en vint en Irlande ; et tantost enquist où estoient les desobeissans ; et ceux qui tenoient la partie de Raimondin lui enseignèrent les fortresses des desobeissans. Et adoncques s’armèrent et se presentèrent audit Geuffroy, et ilz luy disdrent qu’ilz luy aideroient à destruire ses ennemis. Par Dieu, beaulx seigneurs, dist Geuffroy au grant dent, vous estes moult bonnes et leales gens, et je vous mercie moult de ce que vous m’offrez et de l’onneur que vous me faictes ; mais, quant à present, Dieu mercy, il n’est nul besoing de ce, car j’ay assez de gens d’armes pour accomplir mon affaire sans vous traveiller de rien, au plaisir de Dieu. Par ma foy, sire, vous avez plus affaire que vous ne cuidez, car vos ennemis sont moult fors et fiers et de merveilleux courages, et sont trestous cousins et parens, et du plus grand estraction de sang qui cy soit ou pays. Beaulx seigneurs, dist Geuffroy, ne vous en chaille, car, à l’aide de Dieu omnipotent, j’en chevirai bien. Et sachiés qu’il n’y aura ja si grant ne si petit, s’il ne veut obéir à mon mandement, que je ne le fasse mourrir de malle mort, et aussi, beaulx seigneurs et amis, se je vois qu’il me soit besoing, je vous remanderay. Et ilz respondirent : Nous sommes tous prestz dès maintenant, ou toutesfois, sire, quand il vous plaira. Beaulx seigneurs, dist Geuffroy au grant dent, ce fait est moult à remercier. Adonc prinst Geuffroy congié d’eulx, et se mist à chemin vers une fortresse qui estoit nommée Syon ; et dedens icelle avoit ung des ennemis de Geuffroy, qui estoit nommé Claude de Syon, et estoit luy troisième des frères ; moult furent les trois frères fiers et orguilleux, et vouloient suppediter tous leurs voisins et estre seigneurs d’eulx. Adoncques Geuffroy envoia deffier iceulx frères, en disant en ceste manière que ilz luy voulsissent faire obeissance pour Raimondin son père. Et ilz respondirent au messaigier que, pour Raimondin ne pour homme de par luy, ilz n’en feroient riens, et qu’il n’y retournat plus, aultrement il feroit que fol. Par ma foy, dist le messagier, je m’en garderay moult bien, sinon que je vous enmaine ung medecin qui vous destrempera ung tel electuaire de quoy vous serez trestous perdus et pendus par la gorge. Et de ce mot furent les frères moult couroucez. Et sachiés que, se le messagier n’eust tost hasté le chevau, qu’il eut esté pris et mort sans nul remède : car ilz estoient folz et cruelz, et ne craignoient Dieu ne nul homme. Adoncques le messagier retourna vers Geuffroy, et luy compta l’orguel et le boubant des trois frères. Par mon chief, dist Geuffroy, grant vent chiet pour petit de pluie, et de ce ne doubtez, car je les paieray bien de leurs gaiges.

L’istoire nous dist que quant Geuffroy eubt oy l’orgueil et la fière responce des trois frères, que, sans plus dire, il s’en vint loger à demie-lieue de la fortresse ; et quant il eubt ses gens logez et ordonnez, il s’arma de toutes pièces, et prinst avec luy un escuier qui bien sçavoit tout le pays, et le fist monter sur ung riche destrier et coursier à l’avantaige, et commanda à ses gens qu’ilz ne se meussent de là jusques à tant qu’ils orroient nouvelles de luy ; et ils luy respondirent que non feroient-ils. Adoncques s’en partist Geuffroy avec l’escuier ; mais là avoit ung chevalier qui avoit nourry et gouverné Geuffroy, qui bien cognoissoit son fier courage, et qu’il ne craignoit riens du monde ; et celluy chevalier avoit nom Philibert de Mommoret, et estoit moult vaillant de la main ; et avoit esté en moult de bonnes places, et celluy amoit moult Geuffroy. Adonc se partist aprez lui, avecq luy dix chevaliers tous armez, et sievit Geuffroy de loing que oncques ne perdist la veue de luy ; et Geuffroy chevaucha tant qu’il apperceut la fortresse de Syon, qui seoit devers la coste où il estoit sur une haulte roche. Par ma foy, dist Geuffroy, se la fortresse est ainsi forte de l’aultre costé comme elle est de cestuy, elle me fera grant ennuy ainçoys qu’elle soit prinse. Il me faut sçavoir se elle est ainsi forte par delà. Adoncques prinst environner la fortresse tout le couvert d’ung petit boys qui estoit illec prez, et vindrent en la coste de la montaigne, et s’avallèrent aval à une belle prarie ; et tousjours Philibert le sievait ne oncques n’en perdist la veue, et faisoit mucer ses gens au bois. Et tant chevaucha Geuffroy qu’il eut environné la fortresse, et regarda moult bien que devers le pont c’estoit le plus foible, et luy sembloit bien que par là elle pourroit estre prise d’assault, car les murs y estoient bas et n’estoient pas les tours guerlandées, mais y avoit sur la porte une grosse tour assez haulte et bien couronnée et monstroit tresgrant deffence en lieu foible. Mais Geuffroy advisoit de venir tout pourveu de manteaulx et de cloyes pour garder des pierres de fer ; et ainsi qu’il advisoit et pensoit à ce, il entra en une petite rue qui remontoit la montaigne, à revenir autour de la fortresse, pour retourner à son logis. Adonc Philibert le perceut bien et qu’il vouloit faire, et s’en vint à ses gens et les remena assez prez du chemin par où il estoit venu, et les fist embuchier au bois ; car il vouloit laisser Geuffroy repasser, et s’en vouloit retourner au logis aprez lui ; et ainsi qu’il regardoit quant Geuffroy isseroit du cavan, il perceut une route de gens d’armes à chevau qui entroient en la charrière par où Geuffroy venoit ; et fut la charrière si estroite que à paine se pouvoient rencontrer deux hommes de front, et aucunesfois quant les chevaux estoient grans, il en convenoit retourner quelqu’un ; si ne sceut Philibert que penser, et s’arresta moult grant pièce sur ce propos, car il craignoit tant Geuffroy qu’il n’osoit aller avant. Et me tairay de luy, et vous diray de Geuffroy, et comment il luy prinst de ce fait, comme vous orrez cy aprez racompter tout le fait et la manière.

En ceste partie nous dist l’istoire que au milieu de la montaigne Geuffroy rencontra la route des gens de chevau ; et estoient de seize à dix et huyt, que ung que aultres ; de quoy il y en avoit jusques à quatorze bien armez et richement ; et qui me demanderoit quieulx gens c’estoient, je diroye que c’estoit l’ung des frères Claude de Syon qui venoit devers son frère, pour ce qu’il avoit mandé pour le conseillier qu’il feroit du mandement qu’il avoit eu de Geuffroy ; car il auroit entendu que Geuffroy estoit moult cruel et moult merveilleux homme. Et adonc quant Geuffroy eubt rencontré le premier de la route, si luy dist qu’il se virast et qu’il fist virer ses compaignons tant qu’il eubt la montaigne passée. Par foy, fist celluy, qui estoit fier et orguilleux, damp musart, avant nous faudra bien sçavoir qui vous estes, qui distes que nous virons pour vous. Par foy, dist Geuffroy au grant dent, et vous le sçaurez maintenant, et puys vous retournerez malgré que vous en ayez ; je suis Geuffroy de Lusignen ; or virés tost, ou, par le dent Dieu, je vous feray virer par force. Quant Guion le frère Claude de Syon l’entendit, et que c’estoit Geuffroy au grant dent, il leur escria et dist : Avant, seigneurs barons, par foy, se il nous eschappe ce sera grant honte à nous tous ; mal nous est venu demander servitude en nostre pays. Adoncques quant Geuffroy entendit ceste parolle, il traist l’espée sans plus dire, et ferit le premier sur le chief si grand cop qu’il l’envoya tout estourdy par terre, et puys passa par de costé le chevau et par-dessus celluy que feru avoit, qui gisoit au font de la charière, tellement qu’il luy derompit tout le corps, et ferist ung aultre d’estoc parmy le pis, et le jetta tout mort par terre, et puys leur escria : Par foy, faulces gens tristes, vous ne me povez eschapper ; vous retournerez à vostre pute estraine. Et lors passa par delà le chevau à l’aultre qui gisoit mort, et vint au tiers. Celluy estoit moult grant et fort, et ferit Geuffroy sur le bassinet de toute sa force ; mais le bassinet fut moult dur et l’espée glissa aval de grant randon, mais oncques n’empira Geuffroy ne son harnois de la valleur d’ung denier ; et adont Geuffroy empoigna l’espée à deux mains et le ferist sur la coeffe d’acier jusques à la cerveille, et le rua tout mort. Et quant Guion perceut ce meschief, il fut moult iré, car il ne povoit advenir à Geuffroy fors que ung à coup, et veoit qu’il n’y avoit mais que deux devant luy, si en eut grant paour, car il appercevoit venir Geuffroy de grant puissance et hardiesse ; il escria aux derreniers : Retournez et montez tant que nous soions au large où nous nous puissions deffendre, car, en ce parti, ce diable nous occiroit tous. Et adont ceulx virèrent tout court et montèrent appertement la montaigne, et Geuffroy aprez, l’espée au poing ; et lors son escuier fist retourner les chevaux des trois qui estoient abbatuz. Or diray de Philibert de Mommoret, qui estoit approuché du cavan, et oyt la noise ; si appella ses gens et ilz vindrent à luy ; et adoncques Guion et ses gens saillèrent de la montaigne, et Geuffroy aprez, l’espée au poing ; et quant ilz l’apperceurent, ils le assaillirent de tous costez ; et il se deffendoit comme preus et vaillant ; et aussi son escuier se porta tresvaillamment, et fut moult forte la bataille. Or vous diray de celluy que Geuffroy avoit abbatu premier, car quant il apperceut que Guion s’en estoit tourné par la force de Geuffroy, et il vit que ses deux compaignons estoient mors emprez luy, il fut moult doulent, et regarda autour de luy, et trouva son chevau et monta sus à tresgrant paine, et s’en alla, tant qu’il peut poindre le chevau des esporons, vers Syon ; et quant il vint, il trouva Claude à la porte, avecq luy de ses gens ; et quant il le vit, il le congneut moult bien et le vit tout sanglent et tout souillé de sang ; si luy demanda qui ainsi l’avoit atourné, et celluy luy compta l’adventure comment ilz avoient rencontré Geuffroy tout seul, et le dommage qu’il luy avoit fait retourner Guion son frère hors du cavan par force, et encores duroit la bataille. Adoncques quant Claude l’entendit, il en fut moult doulent, et tantost s’en alla armer et fist ses gens armer.

Moult fut doulent Claude quant il ouyt les nouvelles de la vilonnie et du dommage que Geuffroy eubt fait à Guion, son frère, et comment encores se debatoient et combatoient par dessus le cavan. Adoncques s’arma et fist armer ses gens et montèrent à chevau jusques à sept vingz hommes d’armes, et laissa Clarebault, son frère, au fort, atout soixante bassines pour le garder ; lors vint en la bataille ; mais pour neant se penoit, car Philibert et ses dix chevaliers estoient venus en la bataille, et besongnèrent tellement que tous les hommes de Guion furent mors et Guion pris ; et tantost jura Geuffroy qu’il le feroit pendre par le col. Lors vint l’escuier à Geuffroy qui estoit rentré au cavan pour aller querir une belle espée qu’il avoit veu gisir par terre d’ung des chevaliers que Geuffroy avoit occy. Adonc il ouyt le trot et le bruit des chevaux et des gens d’armes que Claude amenoit ; si retourna tout courant à Geuffroy et lui dist : Monseigneur, j’ay oy moult grant bruit de gens qui cy viennent ; et tantost que Geuffroy l’ouyt, il fist Guion lier au bois à ung arbre, et le fist garder à ung chevalier, et s’en vint atout ses hommes à l’encontre du cavan, et là attendoit l’adventure. Et Philibert alla courant sur la montaigne et regarda au font de la charrière, et vit venir Claude et ses gens qui venoient par le cavan. Adoncques retourna à ses gens et dist à Geuffroy : Sire, il n’y a affaire aultre chose que de bien garder ce pas ; veez cy venir vos ennemis ; et Geuffroy respondist : Or ne vous en doubtez, il sera moult bien gardé et deffendu. Adonc il appella l’escuier qui estoit venu avecques luy et luy dist : Courez tantost à l’ost et me faictes venir mes compaignons le plus brief que vous pourrez. Et il se departist et ferit des esporons, et vint vers l’ost grant alaine ; et, quant il fut arrivé, il leur dist : Beaulx seigneurs, or tost à chevau, car Geuffroy se combat à ses ennemis ; et ilz s’armèrent et montèrent tantost à chevau qui mieulx sceut, et vindrent tantost aprez l’escuier qui les guidoit au plus droit qu’il povoit vers le lieu où il pensoit à trouver Geuffroy, qui se combatoit à ses ennemis.

L’istoire nous dist que Geuffroy et Philibert et leurs chevaliers estoient en l’entrée du pas ; et lors vint Claude et ses gens qui venoient à moult grant effort parmy le cavan, et bien cuidoient gaignier la montaingne à leur advis ; mais Geuffroy estoit à l’entrée du pas qui moult asprement leur deffendoit le passaige ; et sachiés qu’il n’y eut si hardi qu’il ne fist reculer, car il y eut deux de ses chevaliers qui estoient descendus à piet, les lances es poings qui se tenoient moult vigoureusement au cavan coste à coste de Geuffroy, et donnoient aux gens de Claude de grans coups de lances, et en y eubt pluiseurs de mors. Philibert estoit adonc descendu lui quatriesme, et c’estoit mis sur la donne du cavan par dessus, et faisoit assambler pierres et gettoient par telle vigeur contre la vallée que il n’y avoit si fort, s’il estoit ataint sur la couppe du bassinet à plain coup, qui ne fut tout estourdi ou rué du chevau par terre ; et sachiés qu’il en y eut plus de vingt mors. Et lors vint l’escuier qui amenoit l’ost, et quant Geuffroy le sceut il lui fist mener trois cens hommes d’armes par le chemin qu’ils estoient allez le matin pour aller au devant du pas, que Claude ne ses gens ne peussent retourner en leur fortresse. Et tantost de là l’escuier se departist, et s’en vint grant aleure au devant de la prarie, et passa par devant la fortresse. Et quant Clerevault les vit, il cuida que ce fut aulcun secours qui leur venist, car il ne cuidoit pas qu’il y eut au pais de leurs ennemis à si grant force ; et ceulx venoient tout le beau pas sans faire nul samblant qu’ilz leur voulsissent que bien. Et adonc Clerevaud, qui cuidoit bien que ce fussent amis, fist abaisser le pont et ouvrir la porte, et vint lui vingtiesme tout armé sur le pont. Et adonc quant l’escuier et sa route apperceurent que le pont fut abbattu et la porte ouverte, ilz se trairent le chemin le plus promptement qu’ilz peurent, et quant, au passer devant la porte, Clerevauld leur escria : Quelles gens estes-vous ? Et ceulx respondirent : Nous sommes bonnes gens ; et en approchant dudit pont environ de .xx. chevaux, ilz luy demandèrent où est Claude de Syon ? nous voulons parler à luy. Et Clerevauld les approcha en disant : Il reviendra tantost, il est allé combattre Geuffroy au grant dent, nostre ennemy, que luy et Guion, nostre frère, ont enclos en celle montaigne que vous voiés là devant vous ; et sachiés que Geuffroy ne leur peut eschapper, et fut-il ores de fin acier trempé, qu’il ne soit mort ou affollé. Par foy se dist l’escuier, ce sont bonnes nouvelles. Et adonc s’approcha luy vingtiesme de plus en plus, en demandant à ses gens : Le irons-nous aidier ? Par foy, dist Clerevauld, grant mercy, il n’est à present nul besoing.

L’istoire nous racompte que tant s’approcha l’escuier de Clerevault par belles parolles, qu’il vint prez du pont. Adoncques il escria à ses gens : Avant, seigneurs, la fortresse nous est gaignée. Et quant Clerevauld oyt ce mot, il cuida reculer pour lever le pont ; mais les vingt se ferirent si rudement parmy luy et ses gens, que tout fut tombé par terre, et tantost misrent piet à terre et vindrent sur le pont et entrèrent en la porte, tantost ilz misrent deux lances ès chaines de la porte coulisse, et puis plus de cent misrent piet à terre et vindrent sur le pont et entrèrent en la porte, et hault et bas, parmy la fortresse, et puis fut pris Clerevauld et tous les autres qui estoient en la fortresse, et furent tous liez en une chambre, et les firent garder par quarante hommes d’armes ; et aprez se assamblèrent et eurent conseil qu’ilz manderoient celluy fait à Geuffroy, et qu’ilz se tendroient enclos en la fortresse, assavoir moult se Claude reviendroit à garent ; et ainsi le firent. Adonc dist l’escuier que luy mesme le iroit nuncer à Geuffroy ceste adventure ; et lors s’en partist, et vint au ferir de l’esporon à Geuffroy, et luy compta ceste adventure ; et, quand Geuffroy sceut l’adventure, il fut moult joyeulx, et tantost le fist chevalier, et luy bailla cent hommes d’armes, et luy commanda qu’il allast tantost sur le pays et qu’il gardast bien que Claude ne print aultre chemin que celluy de la fortresse, car, se il eschappoit, il pourroit faire moult d’ennuy avant que on le peut atraper ; et que mieulx le valloit enclore au cavan et le prendre par force là dedens. Sire, dist le chevalier nouvel, ne vous en doubtez, il ne nous eschappera se il ne scet voler ; mais que je puisse aller à temps, je vous donne ma teste se il s’en va. Et lors se departist et descendist la montaigne atout les cent hommes d’armes ; et Geuffroy demoura au pertuis, qui se combatoit à force d’espée à ses ennemis ; et bien .xl. chevaliers estoient descendus à piet sur la montaigne, qui gettoient pierres contre val de si grant force que, malgré que Claude en eubt, il le convint retourner à grant paine luy et ses gens. Et Geuffroy et ses hommes entrèrent au cavan et les enchassèrent au dos ; mais à grant paine peurent passer parmy les mors qui avoient esté occis du jet de pierres. Or vous diray du nouvel chevalier qui jà estoit venu à l’encontre du cavan, luy et sa route ; mais quant il oyt le bruit des chevaux, il pensa bien que Claude retournoit, et prist le couvert de la montaigne, et laissa à Claude le chemin de la fortresse.

L’istoire dit que Claude exploita moult fort pour saillir du cavan et s’en venir à temps à salveté au fort de Syon ; mais de ce que fol pense demeure souvent la plus grant partie à la fois. Or est vray qu’il exploita tant qu’il saillist du cavan et vint au large. Adoncques il n’attendit per ne compaignon, mais s’en vint à cours de chevau vers le fort, et, quant il fut prez, il cria à haulte voix : Ouvrez la porte ; et ilz firent ainsi. Et lors il passa le pont et entra dedens, et vint descendre avant qu’il perceut qu’il eubt perdu sa fortresse ; et tantost qu’il fut descendu, il fut saisi de tous costez et lié fermement, Adoncques il fut moult esbahi, car il ne veoit autour de luy homme qu’il congneut. Qu’esse cy ? dist-il ; que diable sont mes gens devenus ? Par mon chief, dist ung chevalier qui bien le congnoissoit, tantost serez logé avec eulx, et tantost il fut mené en la chambre où Clerevauld et les autres prisonniers estoient. Lors, quant il les apperceut liez et gardez comme ilz estoient, il fut moult doulent. Et quant Clerevauld le vit, il luy dist : Ha a, Claude, beau frère, nous sommes par vostre orgueil enchus en grant chetiveté, et doubtez que n’en eschapons jà sans perdre la vie, car trop est Geuffroy cruel. Et Claude lui respondist : Il nous en convient attendre tout ce qu’il nous adviendra. Lors vint Geuffroy, qui entra en la fortresse, et avoit occis que prins tout le demourant des gens de Claude ; et adonc fut amené Guion son frère en la chambre avec les aultres ; lors entra Geuffroy dedens et choisist Claude entre les aultres, et luy dist : Et comment, dist-il, faulx triste, avez-vous esté si hardi de dommager ne de molester ainsi le pays de monseigneur mon père et ses gens, vous qui devez estre son homme ? Par mon chief, je vous en pugniray bien : car je vous feray pendre devant Val bruiant, voiant vostre cousin Guerin, qui est triste comme vous devers monseigneur mon père. Et quant Claude oyt ce salut, sachiés qu’il ne luy pleut gaires. Mais, quant le peuple du pays sceut que Syon et Claude estoient pris avec ses deux frères et leurs gens mors, lors vindrent plaintes de roberies et d’aultres mauvais cas sur Claude et sur ses gens, et trouva-on leans plus de cent prisonniers, que de bonnes gens du pays, que marchans et estrangiers, qui avoient esté robez, le venoient racompter ; et par là ne passoit nul qui ne fust rué jus ; et, quant Geuffroy ouyt ces nouvelles, il fist tantost lever unes fourches sur la coste de la montaigne, et y fist pendre toutes les gens de Claude : mais celluy Claude et ses deux frères il espargna pour lors, et bailla la charge du chasteau à ung chevalier du pays qui estoit moult vaillant homme et preud’homme, et lui commanda sus sa vie de elle bien garder, et gouverner leaulment les subjectz, et faire garder justice. Et celluy luy promist de ainsi le faire à son povoir, car il gouverna le pays moult bien et loiaulment. Et, après ces choses, se partist le matin, et prist le chemin de Val bruiant, et fist amener avec luy tous les trois frères, qui moult grant paour avoient de la mort, et n’estoit pas sans cause, comme vous oyrez dire et deviser cy aprez.

L’istoire nous dist que Geuffroy et ses gens chevauchèrent tant qu’ilz vindrent devant Val bruiant, et furent les tentes tendues, et se loga chascun en ordonnance ainsi qu’il peut. Adonc fist Geuffroy tantost lever unes fourches devant la porte du chasteau, et fist pendre incontinent Claude et ses deux frères, et manda à ceulx du chasteau que, se ilz ne se rendoient à sa voulenté, qu’il les feroit tous pendre se il les povoit tenir. Et, quant Guerin de Val bruiant oyt ces nouvelles, il dist à sa femme : Or dame, il est vrai que contre la force de ce diable je ne me pourroie tenir, et je me partiray d’icy et m’en iray à Montfrin, à Girard, mon nepveu, et à mes autres amis, pour avoir conseil comment nous pourrons avoir traicté de paix à Geuffroy. Adonc la femme, qui moult fut saige et subtive, luy dist : Allez-vous-en, de par Dieu, et gardez bien que vous ne soiés pris, et ne vous partés point de Montfrin tant que vous aurez nouvelles de moy : car, à l’aide de Dieu, je pense que je vous pourchasseray bon traicté à Geuffroy : car vous sçavez bien que, se vous me eussiés voulu croire, vous ne vous feussiés pas meslé d’avoir fait ce que Claude et ses frères vous ont fait faire ; combien que, Dieu merci, vous n’avez point encores faulcé vostre foy devers vostre seigneur souverain Raimondin de Lusignen. Adonc Guerin luy respondist : Ma chière seur, faictes le mieulx que vous pourrez, car je me fie en vous, et croiré de tout ce que vous me conseillerez. Et lors s’en partist par une faulce poterne, monté sur ung moult appert coursier, et passa le couvert des fossés et rés à rés des logis, que oncques ne fut congneu, et, quant il se vit ung peu loingz, il ferit le chevau des esporons tant comme il peut, et le chevau l’emporta moult roidement. Et sachiés qu’il avoit si grand paour d’estre advisé qu’il ne sçavoit son sens, et loua moult Jhesucrist quant il se trouva à l’entrée de la forest, qui duroit bien deux lieues, et print le chemin vers Montfrin tant qu’il peut chevauchier.

L’istoire nous dist et tesmoingne que tant chevaucha Guerin de Val bruiant qu’il vint à Montfrin, où il trouva Girard son nepveu et luy compta cest affaire, et comment Geuffroy au grant dent avoit pris Claude leur cousin et ses deux frères, et avoit fait pendre tous leurs gens devant le chasteau de Syon, et les trois frères avoit fait mener devant Val bruiant, et de fait les avoit fait pendre illecq, et comment il se partist pour doubte qu’il ne fut pris en la fortresse. Par foy, dist Girard, beau oncle, vous avez fait que saige : car, à ce que on m’a dict, celluy Geuffroy est moult grant chevalier de hault et puissant affaire, et si est merveilleusement cruel et se fait moult à doubter. Mal nous vint quant nous oncques alasmes à Claude, car nous sçavions bien que luy et ses frères estoient de mauvaise vie et que nul ne passoit par leur terre qui ne fut robé. Or prions à Jhesucrist qu’il nous en vueille jeter hors à nostre honneur. Bel oncle, il nous fault aller aviser sur ce fait ; il est bon que nous le mandons à nos proesmes et à tous ceulx qui ont esté de ceste folle aliance. Et Guerin respondist. C’est verité. Et adonc ilz mandèrent à tous qu’ilz s’appareillassent de venir devers Montfrin, affin d’avoir conseil ensamble comment nous pourrons ouvrer de cestuy fait, et sçavoir se nous pourrons aulcunement trouver voye comment nous nous pourrons excuser devers Geuffroy. Or se taist l’istoire de plus parler d’eulx, et parle de la dame de Val Bruiant, qui moult estoit saige et soubtive et vaillante dame ; et tousjours avoit blasmé son mari de ce qu’il c’estoit oncques consenti à Claude ne à ses frères. Celle dame avoit une fille qui povoit bien avoir de .viii. à .ix. ans, laquelle estoit moult belle et gracieuse, et aussi avoit ung filz qui avoit environ dix ans, qui estoit moult bel et bien endoctriné. Adonc la dame ne fut ne folle ne esbahie, et monta sur ung riche pallefroy, et fist monter ses deux enfans et conduire par les frains par deux anciens gentilz hommes, et fist monter avec elle jusques à six damoiselles, et fist ouvrir la porte ; et là trouva le nouvel chevalier qui apportoit le mandement de Geuffroy, et le bienveigna moult doulcement et courtoisement ; et aussi celluy luy fist grant reverence, car moult sçavoit de bien et d’onneur. Et la dame luy dist moult attemprement : Sire chevalier, monseigneur n’est pas ceans, et pour tant je vueil aller par devers monseigneur vostre maistre, pour sçavoir que c’est qu’il luy plait : car il me samble qu’il est cy venu en manière de faire guerre ; mais je ne croy pas que ce soit à monseigneur mon mari ne à nul de ceste fortresse, car ne plaise à Dieu que monseigneur ne nul de ceans ait point fait chose qui doibve desplaire à Geuffroy ne à monseigneur son père ; et, se par adventure aulcuns de ses haineux avoient informé Geuffroy d’aultre chose que de raison, je luy vouldroie humblement supplier et prier qu’il luy plaist à ouyr monseigneur mon mari en ses excusations et deffences. Adoncques, quant le nouvel chevalier l’ouyt parler si sagement, il respondist : Ma dame, ceste requeste est raisonnable, et pour ce je vous meneray devers monseigneur ; et je croy que vous le trouverez tresamiable et que vous aurez bon traicté avec luy, combien qu’il soit bien informé contre Guerin moult durement ; mais je croy que à vostre requeste il fera une partie de vostre petition. Et lors se partirent et vindrent vers les logis.

L’istoire dist que tant chevauchèrent la dame, sa mesnie et le nouvel chevalier, qu’ilz vindrent à la tente de Geuffroy, et là descendirent ; et quant il sceut la venue de la dame, il saillist de sa tente et vint à l’encontre ; et celle, qui fut bien enseignée tenoit ses deux enfans devant Geuffroy et luy fist moult humblement la reverence. Et adonc Geuffroy s’enclina vers elle et la leva moult humblement, et luy dist : Madame, vous soiez la tresbien venue. Et, Monseigneur, dist elle, vous soiez le tresbien trouvé. Et adonc les deux enfans le saluèrent moult doulcement et tresreveramment ; et eulx deux dressiés, il leur rendist leur salut. Et adonc print la dame la parolle, et faignit, comme se elle ne sceut riens, qu’il fust venu là par maltalent, et dist en ceste manière : Monseigneur, monseigneur mon mari n’est pas, quant à present, en ceste contrée, et pourtant suys-je venue par devers vous pour vous prier qu’il vous plaise de venir loger en vostre fortresse, et amenez avec vous tant de vous gens qu’il vous plaira ; car, mon treschier seigneur, il y a bien de quoy vous tenir bien aise, Dieu merci et vous ; et sachiés que moy et ma mesnie vous recepvrons voulentiers comme nous devons faire au filz de nostre seigneur naturel. Quant Geuffroy l’entendist, il fut moult esbahi comment elle lui osoit faire celle requeste, veu et consideré de quoy on l’avoit informé contre Guerin de Val-Bruiant son mari. Toutesfois il respondist : Par mon chief, belle dame, je vous mercie de la grande courtoisie que vous me offrez, mais ceste requeste ne vous doibz-je pas accorder, car on m’a donné à entendre que vostre mari ne l’a pas desservi envers monseigneur mon père et envers moy ; combien que, ma belle dame, je vueil bien que vous sachiés que je ne suys mie venu pour guerroier dames ne damoiselles, Dieu m’en gard, et de ce soiez toute seure que à vous, à vos gens ne à vostre fortresse, ne feray rien meffaire au cas que vostre mari n’y soit. Et elle luy respondit : Tresgrans mercis ; mais je vous requiers qu’il vous plaise à moy dire la cause pour quoy vous avez indignation contre monseigneur mon mari, car je suys certaine qu’il ne fist oncques riens, là ou luy ou moy l’aions peu penser ne sçavoir, que par raison dust estre à vostre desplaisance, et crois bien que s’il vous plaist à oyr monseigneur mon mari en ses excusations, que vous trouverez que ceulx qui vous ont informé le contraire n’ont pas dit verité ; et, monseigneur, je me faictz forte sur ma vie que vous le trouverez ainsi que je vous dis.

En ceste partie nous dist l’istoire que, quant Geuffroy oyt la dame parler, il pensa ung peu et puys respondist : Par foy, dame, s’il se peut bonnement excuser qu’il n’ait erré contre son serement, j’en seray tout joyeulx, et je le recepveray voulentiers en ses excusations avec ses compaignons et tous leurs complices, et vigoureusement je luy donne son alant et son venant huit jours luy .xl. Et lors print congié et s’en retourna à Val-Bruiant, et laissa ses enfans, et fist monter jusques à dix chevaliers et escuiers et trois damoiselles, et s’en partist et chemina tant qu’elle vint à Montfrin, où elle fut liement recepue. Là estoient les gentilz hommes ; et adonc la dame leur compta comment Guerin, son mari, avoit huit jours saulf, allant et venant, de Geuffroy, pour luy .xl., et se il se peut excuser, Geuffroy l’orra voulentiers et luy fera toute raison. Par foy, dist ung ancien chevalier, dont aurons bien traicté avec luy, car il n’est homme qui puist dire que nous aions riens meffait en quelque manière que ce soit ; se Claude, qui estoit nostre cousin, nous avoit requis d’avoir aide de nous, s’il en avoit besoing, et nous luy eussions promis de luy aidier, nous n’avons mie pourtant encores riens meffait ; ne Geuffroy ne aultre ne peut dire que nous en missions oncques bassinet sur teste, et que nous sallissions oncques ung seul pas de nostre hostel pour luy conforter aucunement contre Geuffroy, ne trouver le contraire. Doncques alons-nous-en seurement, et m’en laissez convenir, car je ne me soussie pas que nous n’aions bon traicté avec luy. A celluy propos se affermèrent tous les proesmes, et lors prindrent journée de faire leur appareil d’y aller le tiers jour aprez ; et adonc s’en partist la dame, et erra tant qu’elle vint à Val-Bruiant ; lors fist querir vin, pain, poullaille, foing et avaine, pour envoier à Geuffroy, qui oncques n’en receupt riens, mais bien souffrit prendre qui en vouloit avoir, pour son argent qu’il en eubt ; et manda ma dame à Geuffroy la journée que Guerin et ses parens devoient venir devers luy.

En ceste partie nous dist l’istoire que Guerin de Val-Bruiant, Girard, son nepveu, attendoient leur lignage à Montfrin ; et ceulz venus, ilz montèrent à chevau et chevauchèrent tant qu’ilz vindrent à Val-Bruiant, et le lendemain ilz mandèrent à Geuffroy qu’ilz estoient tous prestz à venir devers luy pour eulx excuser ; et Geuffroy leur manda qu’il estoit tout prest de les recepvoir. Et adoncques partirent du chasteau et vindrent devant la tente de Geuffroy et luy firent la reverence honnourablement. Et lors print l’ancien chevalier, dont je vous ay dessus parlé, la parolle en disant : Treschier seigneur, nous sommes cy venus pour la cause qu’on nous a donné à entendre que vous estes informé contre nous, et vous a-on raporté que nous estions consentans de la mauvaistié que Claude avoit commencé de faire encontre nostre droit seigneur vostre père, dont, sire, il est bien vray que Claude, avant qu’il eut ceste folie entreprise, il nous assambla trestous et nous dist : Beaulx seigneurs, vous estes tous de mon lignage, et je suis du vostre ; c’est bien raison que nous nous entreaimons comme cousins. Par foy, Claude, dismes, c’est verité ; pourquoy le dictes-vous ? Et adonc il nous respondist moult couvertement : Beaulx seigneurs, je me doubte que je n’aye briefment une grosse guerre et à faire à forte partie ; si vueil sçavoir se vous me vouldrez aidier. Et nous luy demandasmes à qui, et il nous respondist que nous le sçaurions tout à temps, et qu’il n’estoit pas parfait ami qui failloit à son proesme à son besoing. Adonc nous luy dismes : Nous voulons bien que vous sachiés qu’il n’y a si grant en ce pais ne marchissant, s’il se prent à vous, que nous ne vous aidons à vostre droit soustenir. Et sur ce s’en partist ; et eut plusieurs rancunes où il avoit peu de droit, desquelles luy aidasmes à saillir. Mais, chier seigneur, depuis qu’il commença à desobeir monseigneur vostre père, nous ne doubtons ne Dieu ne homme que nul de nous mist sur son corps pièce de harnois ne en issist de son chastel pour luy ne pour son fait ; et le contraire ne sera jà sceu ne trouvé ; et se il est aultrement trouvé, si nous faictes pugnir selon raison, car de ce nous ne voulons jà avoir grace ; mais requerons seullement droit et justice ; doncques, se il y a aultre cause que aulcun ait sur nous devisé par envie ou par hainne, je dis par droit que vous ne nous devez vouloir nul mal, nous qui sommes vrais subjectz et obeissans de monseigneur vostre père Raimondin de Lusignen, car se aulcun nous vouloit molester ou injurier, vous nous devriés garder ; et de cestuy fait ne vous sçauroie plus que dire, car nous ne sçavons entre nous adviser que nous eussions oncques fait chose qui deut desplaire à monseigneur vostre père. Si vous requerons tous que vous ne vueillez estre informé que de raison.

Quant Geuffroy eut oy l’excusation de l’ancien chevalier, qui avoit parlé pour luy et pour les aultres, il trait son conseil à part et leur dist : Beaulx seigneurs, que vous samble de ce fait ? Il me samble que ces gens s’excusent moult bel. Par foy, disdrent-ilz tous en commun, c’est verité, nous ne leur sçaurions que demander, fors que vous leur facés jurer sur sainctes evangilles que se le siége eut esté devant Syon, se ilz eussent aidé ne conforté Claude et ses frères contre vous, et se ilz jurent que oy, ilz sont vos anemis ; et se ilz jurent que non, vous ne leur devez porter nul maltalent ; et en aprez faictes-leur jurer que se vous les eussiés mandé au siége, se ilz vous feussent venu aidier, conforter et servir contre vos anemis. A ce point furent tous ceulx du conseil d’accord. Et lors furent appellez et leur furent ces parolles et ce fait recordé. Et ilz disdrent qu’ilz jureroient bien et voulentiers, et jurèrent et affermèrent les deux poingz dessus dis, et pour ce ilz furent d’accord à Geuffroy, qui, aprez, alla visitant le pays par l’espace de deux mois, et puis print congié des barons et laissa bon gouverneur au pais, et s’en partist et s’en vint grant erre à Lusignen, où il fut moult festoié de son père et sa mère et de toutes gens ; car ilz sçavoient comment il avoit fait plesser tous leurs ennemis. Lors estoit venu de Chippre ung chevalier de Poetou qui estoit du lignage de ceulx de Tours, qui avoit rapporté nouvelles comment le caliphe de Bandas et le grant Carmen avoient couru en Armanie et fait moult grant dommaige au roy Guion d’Armanie, et comment le roy Urian avoit oy nouvelles qu’ilz avoient intention de lui faire guerre en Chippre, et faisoit le roy son amas de gens d’armes et de navires pour eulx combatre en mer ou en leur pays mesmes, s’ilz ne le trouvoient sur mer, car il n’avoit pas intention de le laisser arriver en son pais. Quant Geuffroy oyt ce, il jura Dieu que ce ne seroit pas sans luy, et que trop avoit gardé son hostel, et dist à Raimondin son père et à sa mère qu’ilz luy voulsissent faire finance pour aller aidier à ses frères contre les Sarrazins. Et ilz luy accordèrent parmy ce que dedens ung an il retourneroit par devers eulx.

Moult fut Geuffroy joyeux quant il eubt l’accord et le consentement de ses père et mère d’aller secourir ses frères contre les Sarrazins. Et adoncques il pria le chevalier qui estoit venu de Chippres qu’il voulsist retourner avec lui, et il l’en meriteroit bien. Par mon chief, dist le chevalier, on m’a dit que à vostre proesse nul ne se peut comparer, et je iray avecques vous pour veoir se vous ferez plus que Urian, votre frère, ou que Guion, le roy d’Armanie, car ces deux congnoissé-je assez. Par foy, sire chevalier, dist Geuffroy, c’est peu de chose de mon fait envers la puissance de mes deux seigneurs mes frères ; mais je vous remercie de ce que si liberalement m’avez offert de venir avec moy, et pour tant je le vous meriteray bien, se Dieu plait. Adoncques il fist son mandement, et fist tant qu’il eubt bien .xiiii. cent bassines et bien trois cens arbalestriers, et les fist tous retraire vers la Rochelle ; et Raimondin et Melusine y estoient, qui avoient fait arriver moult belle navire et bien pourveue et avitaillée de ce qui estoit necessaire. Et adoncques prist congié de ses père et mère et entra en la mer, et avec luy sa compaignie ; et furent les voilles levez et se commandèrent à Dieu, et aprez se esquippèrent en mer, et en peu d’eure on eubt perdu la veue d’eulx, car ilz alloient moult roidement. Mais cy se taist l’istoire de plus parler, et commence à parler du caliphe de Bandas et du souldan de Barbarie, qui estoit nepveu du Souldan qui avoit esté mort en la bataille soubz le cap Saint Andrieu, au dessus de la montaigne Noirre.

L’istoire nous dist que le caliphe de Bandas, le souldan de Barbarie, le roy Anthenor d’Antioche, et l’admiral de Cordes, avoient fait ensamble leurs seremens que jamais ne fineroient tant qu’ilz eussent destruist le roy Urian de Chippre, et Guion, roy d’Armanie, son frère ; et avoient assamblé bien jusques à .xvi. mille Sarrazins, et avoient leurs navires toutes prestes ; et avoient intention de descendre et arriver premièrement en Armanie, et tout avant euvre destruire l’isle de Rodes et le royaulme d’Armanie, et puys passer en Chippre et tout destruire et mettre à mort. Et avoient juré qu’ilz feroient le roy Urian morir en croix, et le crucifieroient, et sa femme et ses enfans arderoient ; mais comme dist le saige : Fol pense et Dieu ordonne. Et pour lors avoit pluiseurs espies entre eulx, tant d’Armanie comme de Rodes ; et là en eut une qui estoit proprement au grant maistre de Rodes, qui sambloit si bien Sarrazin que nul ne l’avisast jamais pour aultre que Sarrazin, et avoit à main leur langage si bien comme s’il fut du pays. Cestuy sceut tout le secret des Sarrazins, et aprez se partist d’avec eulx, et s’en vint à Baruth, où il trouva une barque qui s’en vouloit aller en Turquie querir marchandises ; il se mist avecq eulx. Et quant ilz eurent vent propice, ils desancrèrent et levèrent leurs voilles au vent ; et tant sanglèrent par mer qu’ilz virent l’isle de Rodes et l’approchièrent pour eulx refrechier ; et l’espie leur dist qu’il vouloit aller en la ville ung petit ; et ceulx luy dirent que s’il ne revenoit tantost qu’ilz ne l’attenderoient gaires. Ne vous doubtez, dist-il, je reviendray tantost. Et tantost se departist d’avec eulx et vint en la ville où il fut moult bien congneu ; et le plus tost qu’il peut il vint comparoir devant le grant maistre de Rodes, qui lui fist bonne chière, et tantost luy compta les nouvelles. Et quant le maistre de Rodes l’oyt parler, il luy demanda se c’estoit verité. Et il lui respondist : Par ma foy, oy, car je les ay veu. Et aprez le maistre de Rodes rescript tout ce fait au roy d’Armanie et au roy de Chippre, qui tantost escript au maistre de Rodes et au roy Guion d’Armanie en leur mandant qu’ilz fussent en mer atout leur puissance, et qu’ilz l’atendissent sur la coste de Iaphes ; car c’estoit son intention de soy traire vers celles parties, pour ce qu’il sçavoit que le caliphe de Bandas et tous ses complices se mettoient en mer vers celle coste. Adoncques quant le roy oyt ceste nouvelle, il se mist en mer à bien six mille hermins et bien trois mille arbalestriers, et s’en vint par mer en Rodes où il trouva le grant maistre au port. Et quant le grant maistre de Rodes le vit, il en eubt moult grant joye ; et tantost se mist avecques luy en la mer à bien trois cens hommes d’armes, que frères chevaliers que aultres, et bien de six à sept cens arbalestriers et archiers ; et quant ilz furent assamblez, belle fut la flotte à veoir ; car par compte fait ilz furent trouvez par vraye estimation .x. mille hommes d’armes, et environ .xvii. cens arbalestriers ; et sachiés qu’il les faisoit beau veoir, car les banières ventilloient sur les vaisseaux, et l’or et l’asseur et autres couleurs ; les bassines et aultres harnois reluisoient au soleil que c’estoit grant merveille. Ce fait, ilz se misrent à mer et tirèrent le chemin du port de Iaphes, où les Sarrazins avoient fait tirer et assambler leurs navires. Et icy se taist l’istoire de plus parler d’eulx, et parle du roy Urian.

L’istoire dist que le roy Urian avoit fait arriver parmy son pays de Chippre, et les avoit fait entrer en la mer au port de Limasson ; et estoit la royne Hermine au chasteau, et avecques elle dames, damoiselles et Henri son filz, qui avoit jà cincq ans, et ceulx qui devoient garder le pays et le port. Or est vray que quant le roy eubt pris congié et fut entré en mer, il eut bien avec luy .xiiii. mille hommes, tant d’ommes d’armes, comme les combatans de trait ; et furent les voilles levez, et se esquippèrent du port, et se boutèrent en mer, et senglèrent de telle force que la royne, qui fut en la maistresse tour, en eubt tost perdu la veue. Et sachiés que le tiers jour aprez, Geuffroy au grant dent s’ariva soubz Limasson ; mais le maistre du port ne les laissa pas entrer dedens, combien qu’il fust moult esbahy quand il perceut les armes de Lusignen sur les vaisseaulx et banières ; il ne sceut que penser, et pour ce, il alla tantost au chasteau et nunça à la reyne cest affaire. Et elle, qui fut moult saige, luy dist : Allez sçavoir que c’est, car se il n’y a traïson, il n’y peut avoir que bien ; et parlez à eulx sçavoir que c’est ; et ayez vos gens tous prestz sur le port, affin que se ilz vouloient arriver par force que ilz en fussent contreditz. Et il fist le commandement de la royne, et vint aux barrières contre de deux tours du clos et leur demanda que ilz queroient. Et adoncques dist le chevalier qui aultresfois avoit esté en Chippre : Laissez-nous arriver, car c’est l’ung des frères du roy Urian qui luy vient au secours contre les Sarrazins. Adoncques quant le maistre du port oyt le chevalier, il le congneut et luy dist ainsi : Sire, le roy est parti d’icy trois jours y a, et s’en va à moult noble et riche armée vers le port de Iaphes ; car il ne veult pas que les Sarrazins arrivent en son pays ; mais dictes à son frère qu’il viengne, vous et luy, avec .l. ou .lx. en vostre compaignie, devers ma dame la royne, qui moult sera lie de vostre venue. Et celluy le dist à Geuffroy, qui tantost entra en une petite galiotte, et vindrent à la chainne, qui tantost lui fut ouverte, et entrèrent dedens. Et trouvèrent moult bonnes gens qui moult honnourablement receuprent Geuffroy et sa compaignie, et moult se donnèrent merveilles de son grant couraige et de sa fierté, et disdrent en eulx-mêmes : Ces frères conquerront moult de pays ; je crois bien que cestui ne repassera jamais en son pays tant qu’il aura conquesté pays decha. Et en ces choses disant vindrent là où la royne estoit, qui les attendoit en tenant par la main son filz Henri. Et à l’approchier de Geuffroy, elle s’enclina tout jus à terre, et aussi fist Geuffroy, et la drescha sus en l’embrachant moult doulcement et la baisa. Et aprez luy dist : Ma dame ma seur, Dieu vous doint joye de tant que vostre cœur desire. Et elle le bienveigna en lui monstrant grant signe d’amour. Et aprez Geuffroy prist son nepveu, qui estoit à genoulx devant luy, et le leva entre ses bras en luy disant : Beau nepveu, Dieu vous accroisse et vous ottroye bon amendement. Et l’enfant luy respondist : Grant mercis, bel oncle. Que vous feroie ores plus long compte ? Geuffroy fut adonc moult joyeux, et fut le port ouvert et la navire mise dedens. Et quant ilz furent bien refrechis Geuffroy dist à sa seur : Madame, je m’en vueil aller ; baillez-moy maronnier qui bien sache la contrée de ceste mer, par quoy je ne faille trouver mon frère, et je vous en prie, ma treschière seur, tant comme je puis.

A ce respondist la royne : Mon treschier frère, à ce ne fauldrez pas, car, par mon ame, je vouldroie qu’il m’eut cousté mille bezans pour tous perilz, et vous et vostre navire fussés là où monseigneur est ; car je sçay bien que de vostre venue il aura moult grant joye, comme il est de raison. Adoncques elle appela le maistre du port et lui dist : Alez, et me faictes arriver une galiote qui soit de .xvi. rames, et me querez le meilleur maronnier et le plus saige patron de galée qui soit demourant par decha, pour conduire mon frère par devers monseigneur. Et celluy tantost respondist : Par ma foy, ma dame, j’ai bien ung rampin tout prest et tout armé et advitaillé de ce qu’il fault ; il ne convient que mouvoir. Adonc fut Geuffroy moult joyeulx, et print incontinent congié de sa seur et de son nepveu et de la compaignie, et vint au havre et entra en son vaisseau. Adonc le rampin fut devant, et les voilles furent levées ; lors ilz s’empaignirent en la mer, et allèrent si roidement que ceulx qui estoient au port en eubrent tost perdu la veue. Et la royne et ceux qui estoient avecques elle en la maistresse tour disdrent : Nostre Seigneur les conduise et les vueille retourner à joye. Or les vueille Dieu aidier, car ilz en ont bien besoing. Et ne demoura pas quatre jours, ainsi que vous oyrez cy aprez, que le roy Urian et sa navire se exploittèrent tant qu’ils virent le port de Iaphes et la grosse navire qui estoit là assemblée ; et estoit jà le Calife venu, qui avoit fait traire dehors toutes ses gens ; et le souldan de Barbarie, et le roy Anthenor d’Antioche, et l’admiral de Cordes avoient ainsi fait leur appareil, et n’y avoit à monter que les seigneurs et princes ; et eurent conseil que le roy d’Antioche et l’admiral de Cordes feroient l’avant-garde, et tendroient le chemin de Rodes ; et que illec prendroient terre et escriroient au caliphe et au souldan, affin que se ilz en avoient affaire, qu’ilz les sieveroient pour les secourir. Et ainsi fut ordonné et fait. Et partirent le roy et l’admiral à tout .xl. mille paiens, et tournèrent leur chemin vers Rodes, que oncques le roy Urian ne les perceut ; et n’avoient esté que deux journées qu’ilz perceurent le roy Guion et la navire de Rodes ; et les cristiens l’apperceurent aussi ; là eubt grand effroy quant ilz eurent advisé l’ung l’aultre à cler, et qu’ilz se entre rencontrèrent. Lors se misrent cristiens en ordonnance et arches ; adoncques abordèrent ensamble ; là eubt grant occision et fière meslée, et eubt à celluy poindre six navires sarrazines effondrées et peries en mer ; et firent les cristiens moult bien leur debvoir, et se combatirent moult vaillamment ; mais la force et la quantité des Sarrazins fut moult grande, et eurent les cristiens fort à souffrir, et eussent esté desconfis se Dieu, par sa grace, n’eut celle part conduit Geuffroy et sa navire, ainsi comme vous oyrez cy aprez dire.

L’istoire nous dit que Geuffroy et ses gens sengloient par la mer à voilles tendues et à force de vent qu’ilz avoient à fin souhet, et approchèrent le lieu où estoit la bataille ; et tout premier le rampin qui le conduisoit les approcha de si prez qu’il les veoit combatre à l’eul. Lors vira tout court et dist à Geuffroy que chascun fut tout prest, car nous avons veu grans gens, et croy que ce soient nous gens et Sarrazins qui se combatent ; or vous mettés en ordonnance, et nous retournerons veoir quieulx gens ce sont. Or allez, dist Geuffroy, et qui qu’ilz soient, j’aideray aux plus foibles, voire se ne sont mes frères. Et à ce mot partist le rampin, et vint jusques sur la bataille, et oyrent ceulx qui estoient dedens le rampin crier moult hault : Cordes et Antioche ; et d’aultre part : Lusignen et saint Jehan de Rodes. Et lors vindrent à Geuffroy et dirent : Sire, se sont Sarrazins d’ung costé, et, d’aultre part, cristiens crians Lusignen et saint Jehan de Rodes ; mais certainement se n’est pas le roy Urian, mais croy, monseigneur, que c’est le roy Guion son frère et le maistre de Rodes, qui ainsi se combatent à Sarrazins qui sont sur mer. Or tost, dit Geuffroy, à eulx appertement. Adonc on tira les voilles à mont, et le vent se ferit dedens dont la navire fut si fort boutée que ce sembloit carreaulx d’arbalestre, et se ferirent par les navieres des Sarrazins par telle manière et vertu, qu’ilz les exillèrent tant qu’il ne demourent pas .iiii. vaisseaulx ensamble d’une flotte, et crioient Lusignen à haulte voix, dont les hermins et ceulx de Rodes cuidoient que ce fust le roy Urian qui venist de Chippre. Et adonc reprindrent grant cœur en eulx et se ravigoroient fort ; et le roy d’Antioche et l’admiral de Cordes ralièrent leurs gens ensamble et coururent sur les cristiens de grant force ; mais Geuffroy et ses gens, qui estoient frès et nouveaulx, leur coururent sus par telle manière qu’il sembloit qu’ilz fussent frisones. Adonc le vaisseau où Geuffroi estoit se borda au vaisseau où le roy Anthenor estoit, et se entregrapèrent à bons cros de fer ; adonc saillist Geuffroy dedens le vaisseau du roy, et commença à faire moult grant occision de Sarrazins ; et ses gens coururent de l’aultre part, et se combatoient vaillamment et de si grant puissance qu’il n’y eut Sarrazin qui s’osast monstrer en nulle deffence ; et en saillist pluiseurs en la mer, qui cuidoient saillir au vaisseau de l’admiral de Cordes, qui estoit moult prez d’eulx, que le roy Guion assailloit par grande force ; et toutesfois le roy Anthenor se saulva au vaisseau de l’admiral de Cordes, et fut tantost son vaisseau pillié de ce qui y estoit de bon, et puys fut effrondé en mer ; et le rampin costioit toujours les gros vaisseaulx et en perça jusques à quatre ; de quoy ceulx qui estoient dedens ne s’en perceurent oncques jusques à ce qu’ilz se trouvèrent plains d’eau, et par ce leur convint perir en mer. La bataille fut moult fière et horrible, et l’occision fut hideuze ; et à brief parler, les Sarrazins furent mis si au bas tellement que en eulx n’avoit point de deffence.

Moult fut la bataille dure, fière et aspre ; mais sur tous les aultres se combatoit Geuffroy moult puissamment, et aussi faisoient Poetevins qui estoient avecq luy venus ; et aussi faisoit Guion et le maistre de Rodes ; mais ilz s’esbahissoient pour ce qu’ilz crioient Lusignen : mais adonc n’estoit pas heure de enquester. Adoncques le roy Anthenor et l’admiral virent bien que la desconfiture tournoit sur eulx, car jà ilz avoient perdu plus de deux pars de leurs gens ; si firent sçavoir au demourant qu’ilz se retirassent vers le port de Iaphes pour avoir secours ; et ilz s’estoient jà boutez en un vaisseau d’avantaige, et prindrent la palange de la mer, et tirèrent les voilles amont, et s’en partirent de la bataille. Et quant les Sarrazins l’apperceurent, il s’en alla aprez qui peut ; mais les hermins et ceulx de Rodes en reculèrent la plus grant partie, qui furent mors et jettez tous à bort. Mais quant Geuffroy perceut partir le roy et l’admiral de Cordes, il fist tirer ses voilles amont, et se mist aprez atout sa navire, et les suyt si asprement que en peu d’eure il eslongna les hermins, le roi Guion et le maistre de Rodes. Adoncques quant le rampin l’aperceut, il escria à ses gens à haulte voix : Aprez, aprez, beaulx seigneurs, car se Geuffroy perdoit son chemin qu’il ne tournast tantost vers monseigneur son frère, jamais je n’oseroie retourner vers ma dame. Et adonc le roy Guion congneut le rampin et lui demanda qui ces gens estoient qui leur avoient fait si grant secours. Par foy, sire, dist le patron, c’est Geuffroy au grant dent vostre frère, et frère au roi Urian. Quant le roy Guion l’entendit, il s’escria à haulte voix : Levez ces voilles, et vous hastés d’aller aprez mon frère, car, se je le pers, jamais n’auray au cœur joye. Et ceulx le firent et allèrent aprez le gerondt. Mais le rampin alla devant si roidement que en peu de temps il eubt rataint Geuffroy, qui jà estoit prez des Sarrazins, qui approchoient le port de Iaphes. Or vous laisseray d’en parler, et vous diray du roy Urian, qui jà estoit venu sur le port, et avoit de fait bouté le feu en leur navire ; mais paiens les resçoyrent le mieulx qu’ilz peurent, et toutesfois ilz n’y sceurent oncques tel remède mettre qu’il n’y eut plus de dix vaisseaulx ars, que grans que petis. Et fut moult grant l’estourmie.

En ceste partie nous dist l’istoire que tant sievyt Geuffroy au grant dent le roy et l’admiral, qu’ilz approchèrent fort du port de Iaphes, et se ferirent dedens, et Geuffroy aprez, et sa navire, que oncques ne voulut de y laisser entrer, pour chose que on luy monstrat, la grant multitude et peuple de Sarrazins qui jà estoient entrez en la navire qui estoit sur le port ; et tantost commença Geuffroy la bataille, qui fut moult dure et moult forte, tant que de fait le roy et l’admiral se firent mettre à terre à ung petit basteau, et vindrent en la ville de Iaphes, où ilz trouvèrent le caliphe de Bandas et le souldan de Barbarie, qui furent moult esbahis de ce qu’ilz estoient si tost retournez, et leur demanda pourquoy c’estoit. Et ilz leur comptèrent toute l’adventure, et comment le roy d’Armanie et le maistre de Rodes estoient desconfis, se ne fut ung chevalier tout fourcené qui y survint à tout ung peu de peuple qui crioit Lusignen, et n’est nul qui puisse arrester contre luy ; et veez le là où il se combat à nos gens, et c’est feru au havre parmy le plus dru, et tout ce qu’il ataint est destruit et mis en fin. Adonc quant le souldan l’entendit, il n’eut mie talent de rire, mais dist : Par Mahon, on m’a dit de pieça que moy et pluiseurs aultres de nostre loy aurons moult affaire pour les hoirs de Lusignen ; mais qui pourroit tant faire que on les tint par decha à terre, et nos gens fussent hors des navires, ilz seroient tous detruis à peu de paine. Par mon chief, dist le caliphe, vous dictes verité ; et puys qui les auroit desconfis par decha, la terre par de là seroit moult legière à conquester. Par foy, sire, dist le souldan, vous dictes verité. Or faisons retraire nos gens hors des vaisseaux, et les laissons arriver paisiblement. Mais pour neant en parloient, car ilz en issirent, sans ce qu’il leur fut commandé, par Geuffroy, qui les assailloit par telle vigeur que, au costé où il estoit, mal eubt celluy qui demourast au vaisseau, que tous ne tirassent à terre. Et adoncq Geuffroy fist yssir toutes ses gens aprez, et les enchassa jusques en la ville de Iaphes ; et tous ceulx qui peurent estre atains furent ruez tous mors à terre, et les fuyans entrèrent en la ville crians : Trahis ! trahis ! Lors furent les portes fermées, et vint chascun en sa garde. Et Geuffroy retourna à sa navire, et commanda à tirer les chevaux dehors, car bien affermoit que jamais ne s’en partira, pour mourir en la paine, tant qu’il aura fait tel enseigne au pays qu’il y ait esté encores.

L’istoire nous dist que, demaustiers que Geuffroy faisoit tirer les chevaux dehors, le rampin advisa les pavières et panons du roy Urian, qui moult fort escarmouchoit la navire aux Sarrazins, qui riens ne sçavoient que Geuffroy eut pris terre, car ils avoient prins la barge et le parfont du port, et le roy et l’admiral de Cordes avoient pris, et estoient arrivez dessoubz à l’estroit, qui estoit moult aisé à prendre terre, voire à bien peu de navire. Et lors rencontra le rampin le roy Guion et ses gens, qui luy demandèrent nouvelles de Geuffroy. Par mon chief, dist le patron, veez-le là où il a pris terre sur les ennemis, et les fait entrer par force en Iaphes ; allez prendre terre avecques luy, car il a peu de gens, et Sarrazins ont pris terre. Et velà le roy Urian qui escarmouche leur navire, à qui je vois anuncer vostre adventure et la venue de Geuffroy, son frère. Par foy, dist le roy Guion, ce fait à creancer. Et lors se ferist au havre, et le rampin exploita tant, qu’il vint au roy Urian et le salua treshaultement, et luy dist toute l’adventure ainsi comme vous l’avez oye, dont il regracia moult devotement nostre seigneur. Et adoncques il s’escria à ses gens : Avant, seigneurs et barons, pensez de bien faire, car nos ennemis ne nous peuvent eschapper que ilz ne soient ou mors ou pris. Et s’en vindrent ferir aux navires si roidement, que Sarrazins furent tous esbahis et issirent hors de leurs navires qui mieulx sceut, et s’en allèrent vers Iaphes. Et quant le caliphe et le souldan virent leurs gens qui estoient trais à terre, ilz mandèrent au roy Urian, par un truchement, qu’ils eussent trèves pour trois jours, et qu’il venist prendre place, et se logast, et fist refreschier ses gens, et au quart jour on luy livreroit bataille. Et le roy leur accorda voulentiers, et le fist signifier au roy Guion et à Geuffroy, ses frères ; et estoit jà le roy Guion trait à terre avec son frère, qui se entrefaisoient grande joye, et se logèrent au mieulx qu’ilz peurent. Et le roy Urian fist adonc mettre ses gens à terre, et fist tendre ses logis sur la marine, au devant de sa navire ; et fist venir loger ses frères et le maistre de Rodes avec luy, et fist leur navire traire emprez la sienne. Adoncques commença la joye à estre grande entre les frères, et fut leur ost nombré à estre en somme toute environ .xxii. mille, que archiers, que arbalestriers, que gens d’armes.

L’istoire dist que les deux frères et leurs gens se refreschirent et s’entrefirent moult grant joye les trois jours durans ; mais en ce terme, le souldan de Damas, qui sceut la venue des cristiens, manda au caliphe et à ses gens qu’ilz ne se combattissent pas sans luy, et qu’ils prenissent encores trois jours de trèves, et ilz si firent ; et leur accorda le roy Urian. Et durant icelluy terme les fist le souldan desloger de nuyt, et s’en vindrent loger en la prarie soubz Damas, pour traire les cristiens plus avant au pays, car ilz avoient en intention que jamais pié n’en eschapperoit. Et avoit bien assemblé .xl. mille paiens, et les aultres estoient bien quatre-vingz mille ; ainsi estoient tous en nombre .vii. vingz mille Sarrazins ; et nous gens n’estoient sur le tout que .xxii. mille. Mais quant ilz sceurent que Sarrazins estoient partis, ilz furent moult doulens, car bien cuidoient qu’ilz s’en fussent fuys ; mais pour neant s’en doubtoient, car avant trois jours les eurent en barbe, et leur donnèrent tant d’affaire, qu’ilz furent tous embesognez d’eulx deffendre. Lors vint ung truchement sur ung dromadère, qui descendist en la tente des frères et les salua moult sagement ; et les frères luy rendirent son salut ; et celluy les regarda tous trois moult longuement avant qu’il parlast, car moult se donnoit merveilles de la grant fierté qu’il veoit estre en eulx trois, et par special à Geuffroy, qui estoit le plus grant et le plus fourni des aultres, sans comparaison ; et veoit la dent qui luy passoit la lèvre de plus d’ung grant pouce en esquare ; il en fut si esbahi que à peine peut-il parler. Mais toutesfois il dist au roy Urian : Sire roy de Chippre, le caliphe de Bandas, le souldan de Barbarie, le roy Anthenor d’Antioche, l’admiral de Cordes et le roy de Dannette vous mandent par moy qu’ilz sont tous pretz de vous livrer bataille, et vous attendent ès prez qui sont dessoubz Damas, ès belles tentes et pavillons ; et vous mandent que vous y povez venir seurement loger devant eulx, et pourrez prendre place telle qu’il vous plaira ; et vous donnent trèves depuys que vous serez logez ; et cependant de commun accord vous adviserez place où la bataille se fera ; et par adventure, quant vous aurez vu leur puissance, vous trouverez aulcun amiable et bon traictié à messeigneurs, car certainement à leur force ne pourrez contrester, tant sont fors. Et quant Geuffroy entendist ceste parolle, il luy dist : Va à tes rois, à ton souldan, à ton caliphe, et leur dis que s’il n’y avoit tant seullement que moy et mes gens, si les iroie combattre ; et leur dis que de leur trève n’avons-nous que faire. Et quant tu vendras à eulx, dis-leur que je les deffie ; et tantost, toy parti d’icy, je feray assaillir Iaphes et mettre tout à feu et à flamme, et tout ce que je trouveray dedens de Sarrazins, je les feray tous mourir ; et leur dis, à ton passer à Iaphes, qu’ilz se pourvoient bien, car je les iray presentement visiter et assaillir. Quant le truchement oyt ceste responce, il fut tout esbahi, et vint sans plus dire sur son dromadère et monta ; car il avoit si grant paour de la fierté qu’il avoit veue à Geuffroy, que tousjours regardoit derrière luy, de paour qu’il avoit de lui qu’il ne le sievist, et dist en soy-mesmes : Par Mahon, se tous les autres fussent telz, nos gens recepveroient moult grant perte avant qu’ilz fussent desconfis. Adoncques il vint à Iaphes et leur dist comment Geuffroy au grant dent les vendroit tantost assaillir, et qu’il avoit juré qu’il metteroit à l’espée tous ceulx qu’il y trouveroit. Adonc furent moult esbahis ; et sachiés qu’il s’enfuyt vers Damas bien la moetié des gens de la ville, et emportèrent leur finance. Et tantost Geuffroy fist sonner ses trompettes et armer ses gens, et alla incontinent assaillir la ville, que oncques ne la voullut laisser à faire pour ses frères ; et jura Dieu qu’il y monstera telles enseignes que on congnoistera qu’il aura esté en Surie. Mais cy se tait l’istoire de luy, et parle du truchement, qui erra tant qu’il vint au logis des Sarrazins devant Damas.

En ceste partie nous dist l’istoire que tant chevaucha le truchement son dromadère, qu’il vint en l’ost devant Damas, et trouva à la tente du caliphe les deux souldans, le roy Anthenor, l’admiral de Cordes et le roy Gallofrin de Dannette, et pluiseurs aultres, qui lui demandèrent nouvelles des cristiens. Et le truchement leur respondit : J’ay bien fait vostre message ; mais quant je eulx dis que quant ilz auroient veu vostre puissance, que par adventure ilz feroient bon traictié à vous, et que à vous ne à vos gens ne pourroient resister, adonc l’ung d’eulx, qui a grant dent qui luy sault de la bouche devant, n’atendist pas que le roy de Chippre respondist, mais dist ainsi : Va dire à tes royx et à ton souldan que de leurs trèves que faire n’avons, et que se il n’y avoit seullement que luy tout seul et ses gens, si vous combateroit-il ; et me dist oultre que aussitost comme je vendroie à vous que vous rendisse vos trèves, et que vous vous gardissiés de luy ; et plus, qu’en despit de vous tous il iroit assaillir Iaphes, et qu’il metteroit le feu partout, et qu’il feroit tout mettre à l’espée, et aussi que je leur disse au passer ; et ainsi je l’ay fait. Et sachiés que la moetié de ceulx de la ville sont venus après moy. Et tantost que je fus parti, je oy ses trompettes sonner pour aller assaillir. Et que pensez-vous que c’est grant hideur de veoir le maintieng et la fierté du roy Urian, de Guion et de son frère, et de toutes leurs gens. Sachiés que au samblant qu’ilz monstrent, il leur samble que vous ne les devez mie attendre, et especialement celluy au grant dent n’a paour seullement que vous vous enfuyez devant qu’ilz puissent venir à vous. Et quant le souldan de Damas l’entendit, il commença à soubzrire, et luy respondist : Par Mahon, à ce que je puys veoir de vostre hardiesse, vous serez le premier qui assamblerez la bataille contre celluy au grant dent. A quoy respondist le truchement : Or soye maudit à l’eure ne au jour que j’en approucheray que je puisse, qu’il n’y ait une grosse ripvière, ou les tours, ou les murs de Damas ou de quelque autre fort lieu, entre moy et luy, ou aultrement Mahon me puisse confondre. Et lors se print chascun à rire de ceste parolle. Mais tel en rist qui puys en eut pleuré se il eut eu loisir. Or vous diray que Geuffroy fist : Il fist assaillir Iaphes, et de fait la print à force, et mist à l’espée tout tant qu’il peut trouver de Sarrazins, et en fist vuider l’avoir et les garnisons, et porter en l’ost et aux vaisseaux, et puys fist bouter le feu partout ; et, ce fait, retourna aux logis, et requist à ses frères qu’ilz lui baillassent le maistre de Rodes et ses gens pour faire l’avant-garde. Et ilz luy accordèrent ; dont le maistre de Rodes fut moult joyeulx ; et celle nuyt se reposèrent jusques au matin.

Le lendemain au matin, comme l’istoire nous tesmoingne, aprez la messe oye, se desloga l’avant-garde, et puys la grosse bataille et le sommaige, et puys l’arrière-garde ; et fut moult grant noblesse de veoir partir l’ost en moult belle ordonnance. Adonc vint une espie à Geuffroy, qui luy dist : Sire, cy à demie-lieue d’icy sont environ mille Sarrazins qui s’en vont ferir à Baruth pour garder le port de la ville. Auquel Geuffroy demanda : Me sçauras-tu conduire là ? Par ma foy, Sire, dist l’espie, oy. Adoncques Geuffroy dist au maistre de Rodes qu’il conduist l’avant-garde, et qu’il bouta le feu partout sur le chemin, affin qu’il ne faulsist point à le trouver à la trasse de la fumée ; et le maistre luy dist que si feroit-il. Adonc s’en partist Geuffroy avec l’espie ; si s’en alla devant, et apperceut les Sarrazins qui avalloient d’ung tertre. Et lors luy monstra l’espie les Sarrazins, dont Geuffroy fut moult joyeulx et hasta ses gens. Et quant il les eubt ratains il jura : Par dieu, gloutons, vous ne me povez eschapper. Et se ferit entre eulx, et abbatit le premier qu’il ataindit par terre ; puys tira l’espée et fist merveilles d’armes, et ses gens d’aultre costé. Que vault le long parler ? Sarrazins furent pou, sy ne purent endurer le faitz, et s’en tournèrent en fuyant vert Baruth, et nos gens aprez. Quant les Sarrazins de Baruth virent venir les fuyans, ilz les congneurent, et avallèrent le pont et ouvrirent la barrière et la porte. Et adonc les fuyans entrèrent dedens. Mais Geuffroy les sievyt si asprement, qu’il entra par la meslée avecques eulx dedens la ville à bien cinc cens hommes d’armes. Qui furent esbahis, que Sarrazins ? Et quant il fut entré dedens la porte, il la commanda à garder tant que ses gens fussent venus. Et adonques commença la bataille à estre moult fière ; mais neantmoins Sarrazins ne peurent durer, et s’enfuyrent vers la porte de Triples, qu’ilz firent ouvrir ; et lors qui avoit bon chevau il ne l’oublia pas, mais ferit des esporons tant qu’il peut vers la porte de Triples ; et les aulcuns qui furent mieulx montez s’enfuyrent vers Damas ; et Geuffroy et ses gens misrent tout à l’espée et delivrèrent toute la ville des Sarrazins, que mal soit de piet qui oncques en eschappa, ne qui demourast, que tous ne fussent mors, sinon ceulx qui s’enfuyrent. Adonc Geuffroy fist jetter les mors en la mer, et advisa la ville, qui estoit forte à merveilles, et le chasteau qui seoit sur la mer, et le beau clos garny de belles tours pour garder la navire. Adonc dist Geuffroy que par ses bons dieux ce bon port il vouldroit garder pour luy, et y laissa .viii. vingz arbalestriers et deux cens hommes d’armes de ses gens, et y sejourna toute celle nuyt ; et le lendemain print congié de ses gens, et alla aprez l’ost au train de la fumée, ainsi qu’il avoit dit au maistre de Rodes, qui moult avoit grant paour que Geuffroy n’eut aulcun empeschement ; et aussi avoient ses frères, auxquieulx il n’en avoit riens fait assavoir. Atant se taist l’istoire de plus parler d’eulx, et parle des fuyans de Iaphes qui vindrent à l’ost devant Damas, en la tente du souldan, où les aultres roys estoient, et leur comptèrent moult piteusement la destruction de Iaphes, et comment cristiens avoient tout mis à l’espée et arcé la ville. Quant les Sarrazins l’entendirent, ilz furent moult doulens. Par Mahon, dist le souldan de Damas, moult sont cristiens durs gens et qui peu doubtent. Ilz voient bien que contre le grant peuple que nous avons ilz ne pourroient avoir victoire, et font samblant que point ne nous doubtent ne craignent gaires, non plus que si nous fussions aussi peu de gens comme ilz sont. Par Mahon, dist le souldan de Barbarie, se ilz estoient maintenant tous cuitz, et s’il estoit accoustumé de mengier telle cher, il n’y en a pas assez pour repaistre nous et nos gens. Par ma loy, se il n’y avoit ores que moy et mes gens, il n’en repassera jà piet delà la mer. Adoncques quant le truchement l’ouyt, il ne se peut tenir de parler ; toutesfois luy dist tout hault : Sire souldan, se vous aviés veu maintenant le roy Urian, le roy Guion son frère, et la contenance et la manière de leurs gens, et la grant, horrible et ressongneuze fierté de Geuffroy à la grant dent, son frère, il ne vous prendroit jà voulenté de les menasser comme vous dictes. Et sachiés bien que avant que la besoingne soit faicte vous n’aurez pas si bon marché comme vous en faictes maintenant. Et si ay maintes fois ouy dire que tel menasse qui a aulcunefoys grant paour, et qui puys est abattu. Adoncques quant le souldan de Damas entendist les mos du truchement, si luy dist : Par Mahon, beau sire, il y a en vous grant hardiesse ; à ce que je vois, vous vouldriés ores estre institué au premier front de la bataille pour rencontrer Geuffroy à la grant dent. Et il luy respondist : Par ma foy, sire souldan, se il n’est rencontré d’aultre que moy, il peut bien venir seurement, car je tourneray tousjours le talon devers luy d’une grosse lieue ou de deux de loing. Adonc commença grande la risée ; mais tantost eurent aultres nouvelles dont ilz n’eurent talent de rire, car les fuyans de Baruth vindrent au logis et leur comptèrent le dommaige et la pitié de Baruth, et comment Geuffroy à la grant dent les avoit chassé par force, et tout le demourant occis. Et par Mahon, sire souldan, sachiés qu’il n’a talent de fuyr, car il a gaigné Baruth de vivres bien garni, et s’en vient moult grant erre par decha ; et ne voit-on que feu et flamme par tout le pays, et sont tous les chemins plains de Sarrazins mors. Adonc quant le souldan de Damas l’entendit, il fut moult doulent. Par Mahon, dist-il, je croy fermement que celluy au grant dent a le diable au corps. Adoncques, dist le souldan de Barbarie : je me doubte qu’il ne m’avienne ce que on m’a dit. Et quoy ? dist le souldan de Damas. Par mon chief, dist celluy, on m’a dit autresfois que je seroie destruit par les hoirs de Lusignen et par pluiseurs aultres, et nostre loy en affoiblira. Lors n’y eut si hardi Sarrazin qui ne tremblast de paour. Et cy se tait l’istoire d’en plus parler, et commence à parler de Geuffroy.

En ceste partie nous dist l’istoire que tant erra Geuffroy que il trouva l’avant-garde où le maistre de Rodes estoit, qui luy fist moult grant feste et fut moult joyeulx de sa venue ; et luy demanda comment il avoit exploité. Et luy compta comment luy et ses gens, à l’aide de Dieu, avoient gaigné Baruth, et par force ont chassé hors grant partie de ceulx qui estoient dedens, et le demourant occis ; et comment il avoit laissé à la garder certain nombre de ses gens et des vivres grant plenté. Par Dieu, dist le maistre de Rodes, vecy bonne besongne et haultement executé. Et tantost furent ces nouvelles publiées parmy l’ost. Et tantost qu’elles vindrent à la cognoissance du roy Urian, que si tost qu’il le sceut en fut moult joyeulx, et à bon droit ; et dist au roy Guion, son frère : Par mon chief, moult est Geuffroy de grant traveil et de haulte puissance ; il fera encores moult de bien, se Dieu luy donne longue vie. Par foy, dist le roy Guion, mon frère, vous dictes verité. Moult longuement allèrent les deux frères ensemble parlans de Geuffroy ; et tant chemina atout son host, qu’il se loga ung soir sur une petite ripvière, à cincq lieues de Damas. Et illec leur vindrent leurs espies, qui leur disdrent toute la contenance des Sarrazins. Adoncques eurent conseil leurs gens ensamble qu’il estoit de faire. Et fut ordonné entre eulx que le lendemain l’ost se logeroit à une lieue prez des Sarrazins, sur une ripvière, et de là veoient Damas à la main droite. Et ainsi fut fait. Lendemain matin se desloga l’ost, et fut deffendu que nul ne fust si hardy qui boutast point le feu en son logis ne ailleurs, affin que les Sarrazins ne apperceussent si tost leur venue. Et à brief parler tant cheminèrent qu’ilz vindrent au lieu, et se logèrent tous ensamble ; et firent celle nuyt moult noble guet devers leurs ennemis ; et soupa-on parmy l’ost, et couchèrent tous armez la nuyt. Et ung peu aprez la minuyt, Geuffroy monta à chevau, avec luy mille combatans, et print une garde qui bien sçavoit le pays, et s’en ala devers l’ost des Sarrazins tout le couvert. Et avoit assez prez ung peu de bois qui duroit environ d’une demie-lieue ; et là s’embucha, et manda en l’ost qu’ilz fussent tous prestz comme pour recueillier leurs ennemis.

L’istoire nous tesmoingne que Geuffroy, au point du jour, monta à chevau, à tout deux cens combatans ; et commanda à ceulx de l’embuche que pour chose nulle qu’ilz veissent qu’ilz ne se debuchassent point tant qu’ilz les vissent ressortir et ceux qui les chasseroient ; puis s’en alla escarmoucher l’ost. Lors se partist Geuffroy, et vint sur une petite montaigne entre le point du jour et le soleil levant ; et vit l’ost tout quoy, et n’oyoit riens comme se il n’y eut eu nulluy. Adonc fut moult doulent quant il ne sceut plus tost leur commune : car, se ses frères eussent esté là, ilz eussent eu grant marché de Sarrazins ; et non obstant il jura Dieu que puys que il estoit si prez, que il leur feroit sçavoir sa venue. Adoncques dist Geuffroy à ses compaignons : Chevauchons fort, et gardez bien que vous ne soiez pas endormis, et que vous ne facés point de noise tant que le vous diray. Et ilz disdrent que non feroient-ilz. Adoncques chevauchèrent ensamble tout couvertement, et entrèrent en l’ost, et virent bien que ilz dormoient de tous costez. Et Geuffroy regarda, et vit le grant peuple qui y estoit, et dist en ceste manière : Par foy, se c’estoient gens de foy, ilz seroient moult à doubter. Adoncques chevauchèrent ensamble jusques au milieu sans eulx riens meffaire. Et Geuffroy advisa une moult riche tente, et cuida bien que ce fut la tente au caliphe ou à ung des souldans, adonc dist à ses gens : Il est temps d’esveiller ceste matinaille, car ilz ont trop dormi. Or avant, enfans, pensez bien de mettre tout à mort ce que vous rencontrerez. Adoncques s’en vindrent à la tente et entrèrent dix chevaliers de Poetou qui estoient descendus, et tirèrent bonnes espées et ferirent parmy bras et parmy testes. Là commença la noise à estre moult grande ; et en celle tente estoit le roy Gallofrin de Dannette, qui saillit hors de son lit, et bien s’en cuida fuyr par derrière. Mais Geuffroy l’advisa, et luy donna si grant coup de l’espée qui fut pesante et tranchant comme un raisouer, qui le fendit jusques à la cervelle ; et le Sarrazin chait tout mort. Mal soit du piet qui oncques de la tente eschappa. Adoncques commencèrent à crier Lusignen à haulte voix, et s’en retournèrent par où ilz estoient venus, tuans et abbatans tout ce qu’ilz rencontrèrent en leur chemin. Adoncques l’ost s’esmut, et chascun cria : Aux armes ! La nouvelle vint en la tente du souldan de Damas, qui dist : Quelle noise est ce que j’ay oye là dehors ? Adonc ung Sarrazin qui venoit de celle part, qui avoit la destre partie de la teste trenchée tellement que l’oreille luy gisoit sur l’espaule, luy dist : Sire, ce sont dix diables qui se sont ferus en vostre host, qui tuent et abbatent tout ce qu’ilz rencontrent en leur chemin. Ilz vous ont jà occis vostre cousin le roy Gallofrin de Dannette, et crient Lusignen à haulte voix. Quant le souldan l’entendist, il fist sonner ses trompettes, et s’armèrent parmy l’ost. Adonc le souldan ferit après, atout .x. mille Sarrazins. Et Geuffroy alloit atout ses gens parmy l’ost, faisant moult grant occision et grant dommaige aux Sarrazins, car ilz furent desarmez et ne peurent durer. Et sachiés que avant qu’ilz partissent de l’ost, ilz misrent à mort et navrèrent plus de huit mille Sarrazins. Et quant ilz furent hors des logis, ilz s’en allèrent tout le pas, et le souldan aprez hastivement.

Moult fut le souldan de Damas doulent quant il apperceut l’occision que les cristiens avoient fait à ses gens, et jura par Mahon et Appolin que bien s’en vengeroit tost, et dist que jamais n’auroit pitié de cristien que tous ne soient mors et detruitz. Lors issist du logis à dix mille paiens et sievyt Geuffroy moult asprement, et aprez luy venoient Sarrazins qui le sievoient. Et Geuffroy commanda à ses gens de fuyr vers l’ost, et il se bouta au bois avec ceulx qui y estoient en embuche, pour les ordonner. Et le souldan moult despourveuement à force de chevau le sievoit, et passa par devant l’embuche au lieu où il estoit, et il envoioit les fuyans à l’avant-garde pour eulx adviser de ce fait. Le maistre de Rodes estoit jà monté et s’estoit jà mis soubz la banière en belle bataille au dehors des logis, et estoit bien à huit mille combatans, comprins les gens de trait ; et quant il perceut nos gens qui venoient, et le souldan avec les Sarrazins qui les chassoit à desroy, il leur vint à l’encontre et les receupt en sa bataille et les fist mettre en arroy. Et lors s’en allèrent à l’encontre du souldan les lances baissées, et là eut moult fière assamblée, car en peu d’eure furent les Sarrazins desconfis ; car si bien les recueillirent les cristiens que peu en y eut qui n’abatist le sien aux lances baisser ; là crioient Lusignen et Rodes. Quant le souldan perceut la perte, il recula tout le pas en rassamblant ses gens et attendant les aultres qui venoient ; et tant qu’il rassambla jusques à dix mille ; mais Geuffroy saillist de l’embuche et ferist luy et ses gens sur ceulx qui sievoient le souldan sans ordonnance, et en peu d’eure en y eut trois mille de mors par les chemins et par les sentiers. Adoncques s’en refuyoient pluiseurs vers l’ost, et trouvèrent le caliphe de Bandas, le souldan de Barbarie, le roy Anthenor et l’admiral de Cordes, qui leur demandèrent dont ilz venoient. Et ilz disdrent que ilz venoient de la bataille où le souldan de Damas estoit desconfit. Adoncques ilz furent moult desconfortez, et ne sceurent que faire ; mais tousjours venoient Sarrazins refuyans qui disoient comme les premiers. Or vueil retourner à la bataille.

Moult fut la bataille horrible et cruelle, et se porta le souldan de Damas moult bien la journée depuis qu’il eut rallié tous ses gens. Lors vint Geuffroy de Lusignen qui leur couroit sus d’ung costé, et d’aultre le maistre de Rodes ; là eubt maint Sarrazin occis. Que vault le long compte ? Ilz se sentoient assaillis de tous costez ; si ne se peurent plus tenir et se commencèrent à desconforter. Et quant le souldan perceut sa perte, il issist de la bataille et tourna la targe derrière le dos et ferit le chevau des esporons, et s’en alla grant alleure vers l’ost des paiens ; et Geuffroy estoit à ce costé, qui bien l’aperceut aller, et bien veoit à son riche harnois que c’estoit, et qu’il convenoit que ce fut ung des grans seigneurs des Sarrazins. Lors brocha le chevau des esporons aprez le souldan, et luy escrie : Retourne devers moy, ou tu es mort ; car je auroie grant vergoingne se je te feroie par derrière ; et toutesfois, se tu ne te retourne, faire le me convient. Et quant le souldan oy ce mot, si hurta le chevau des esporons plus fort que devant. Et adoncques le chevau si s’en va si roidement qu’il sambloit que ce fut fouldre qui descendit du ciel ; et Geuffroy s’en alla aprez grant erre, et estoit moult doulent de ce que il ne le povoit ataindre ; et toutesfois il l’approcha fort, et luy escria : Sarrazin, tu es faulx recreant, quant tu es si fort monté et si noblement armé, que t’enfouys pour ung homme seul ; retourne, ou je te occiray en fuyant, combien que je le fais moult enuis. Adoncques quant le souldan oyt dire à Geuffroy qu’il s’enfuyoit pour ung seul homme, il en eut en soy-mesmes grant vergongne. Et adoncques se retourna à la cornire du bois prez de l’ost, au propre lieu où Geuffroy avoit mis et assis l’embuche la matinée ; adoncques il arresta le chevau et s’en retourna devers Geuffroy, et joindist la targe au pis, et mist la lance sur la faulce, et demanda à Geuffroy qui venoit de grant randon : Dy, va, cristien, qui es-tu, qui si hastivement me suys ? Par Mahon, tu pourras bien avoir fait ton dommaige. Et Geuffroy luy respondist ainsi : Je pense bien à estre venu pour le tien ; mais puys que mon nom veulz sçavoir, je le te diray, car pour toy ne le veulz-je pas celler ; je suys Geuffroy au grant dent, frère au roy Urian et Guion, roy d’Armanie. Et tu, qui es ? Par Mahon, dist le souldan, et tu le sçauras ; je suys souldan de Damas. Et sachies que je ne fusse pas si joyeulx qui m’eut donné cent mille besans d’or comme je suys de t’avoir trouvé si à mon aise ; car tu ne me peus eschapper ; je te deffie de par Mahommet mon dieu. Par mon chief, dist Geuffroy, ne toy ne ton dieu ne prisé-je pas ung chien pourri. Car tantost me trouveras de plus prez à la pute estrainne ; se il plait à Dieu mon createur, tu ne me eschapperas mie.

Or dist l’istoire que les deux barons, qui furent de noble cœur et de haulte puissance, se eslongnèrent l’ung de l’aultre et joindirent leurs targes contre leurs pis, et brandirent leurs lances, estraingnans le costé et embrochèrent leurs heaulmes ès chiefz, comme vaisseaulx espers et durs au mestier d’armes, et laissèrent contre les chevaux tant comme ilz peurent, et vindrent ferir des fers des lances agus et trenchans sur le comble de l’escu par telle manière qu’il n’y eut nerf qui ne fut percé de part en part ; les fers des lances vindrent joindre sur les pièces d’acier de si grande force qu’il n’y eut si bon chevau qui ne chancellast ; le souldan ploya ung peu l’eschine, et vola sa lance en pièces ; et la lance Geuffroy estoit de plançon de fresne moult fort, et y emploia toute sa force ; mais oncques ne peut empirer la pièce ; toutesfois le souldan fut tellement ataint qu’il convint le maistre et le chevau voler par terre, et fut tellement estourdi qu’il ne veoit ne entendoit. Adoncques Geuffroy cuida descendre pour sçavoir en quel point il estoit ; mais adonc il apperceut venir bien .lx. Sarrazins qui luy escrièrent : Par foy, faulx cristien, vostre fin est venue. Et quant Geuffroy l’entendist, il brocha le chevau des esporons et brandit la lance ; et le premier qu’il ataindit il le fit voler par terre tout mort. Ainçoys que la lance luy faulsist, il tira l’espée et l’empoingna fermement ; et qui eut là esté il eut veu vaillance de cœur d’omme en deffendant sa vie ; et abatoit Sarrazins autour de luy, car la place estoit toute vermeille de sang ; et ilz luy jettoient lances et dars, et le painnoient moult fort de l’aterrer ; et adonc le souldan revint à soy et se redressa sus, tout estourdi, comme se il venit de dormir, en sursault ; il advisa de costé luy, et monta, et regarda la bataille, et bien advisa Geuffroy qui lui faisoit moult grant occision de Sarrazins ; et estoit Geuffroy navré en plusieurs lieux. Adonc s’escria le souldan : Avant, frans Sarrazins ; par Mahon, s’il nous eschappe je n’auray jamais le cœur joyeux ; car qui cestuy pourroit avoir affiné, le demourant ne seroit gaires à doubter. Adoncques Geuffroy fut assailly de toutes pars, et il se deffendoit hardiement, et tant que nul Sarrazin l’osoit attendre, mais luy jettoient de loingz lances et dars, et luy jettoient sajettes de pluiseurs lieux ; mais il ne sambloit pas qui luy en fut de riens, mais leur couroit sus comme loup famileux sur les brebis. Par Mahon, dist le souldan, ce n’est pas ung homme, mais ung grant diable, ou le dieu des cristiens qui cy est venu pour destruire nostre loy. Et pour vray en ceste adventure fut Geuffroy bien par deux heures.

En ce peril et painne fut Geuffroy tant que le nouvel chevalier qui avoit esté avec luy en Guerlande, lequel l’avoit bien veu partir aprez le souldan, lequel le sievyt bien à deux cens bassines, car il l’amoit parfaictement. Et adoncques, quant il approcha du bois, il apperceut la bataille et vit le souldan qui moult se penoit de dommager Geuffroy, qui se combatoit seul aux gens Mahommet. Mauldit soit-il qui ne luy aidera maintenant de tout son povoir ! Benoit soit-il de Dieu ! Et ceulx respondirent : Mal ont Sarrazins rencontré sa venue. Adoncques brochèrent les chevaux tous ensemble et vindrent à la bataille. Mais aussi tost que le souldan apperceut le secours, il brocha le chevau des esporons et s’en alla vers l’ost, et laissa ses gens en celle adventure, qui fut telle que oncques puis n’en vit pié en vie, car tantost furent mors et occis. Adoncques, quant Geuffroy vit le nouvel chevalier qui l’avoit si bien secouru, il le mercia treshumblement et luy dist : Mon ami, telles roses fait-il bon mettre en son chappel. Le sire qui a son hostel garni de telle chevalerie et de gentilesse, amant et craignant honneur, doibt seurement reposer. Sire, dist le nouvel chevalier, je n’ay fait chose dont vous me devez point de guerdon, car tout preudomme doibt prendre garde de l’onneur et du prouffit de son maistre et de son seigneur ; et donc, puis que c’est chose deue, il ne chiet point de guerdon. Mais partons d’icy, il est bien temps de reposer, vous avez assez fait journée qui doibt bien souffire, et aussi nous sommes peu de gens et prez de nos anemis, qui ont grant puissance, et si avez mestier que vous plaies soient visitées, et aussi il me semble qu’il vault mieulx que nous retournons vers l’ost de nostre voulenté que par force. Il nous convient retourner, car il n’est mie doubte que qui retourne fuiant ou chassé de ses ennemis, qu’il ne peut avoir ce sans blasme, combien que on dit souvent qu’il vault mieulx fuyr que une folle attente. Adonc Geuffroy, qui sceut bien que à bon droit le disoit, luy respondist ainsi : Beau sire, nous croirons à ceste fois vostre conseil. Et s’en partirent de la place, et s’en allèrent vers leurs logis, et trouvèrent en leur chemin les champs jonchez de Sarrazins tous mors. Et sachiés que les Sarrazins perdirent celle matinée plus de .xxv. mille Sarrazins, qui furent tous mors par faitz d’armes, que on reporta en l’ost que cristiens faisoient, et s’enfuyrent d’aultre part bien .xl. mille. Et sachiés que le caliphe et les deux souldans et le roy Anthenor et l’admiral de Cordes ne trouvèrent, de sept vingz mille Sarrazins qui estoient au soir, que quatre vingz mille, dont ilz furent tous esbahis. Or diray de Geuffroy, qui retourna en l’ost, où il fut moult bien festoié de ses frères et de la baronnie, et furent toutes ses playes visitées par le mire, qui dist qu’il n’y avoit chose dont il laissast point l’armer ; tous en louèrent Dieu. Or vous diray du souldan.

L’istoire nous dist que quant le souldan fut parti de la ville, il erra tant qu’il vint à son host, où il trouva ses gens tous esbahis, car ilz cuidoient qu’il fut mort. Et quant ilz le visrent, ilz luy firent moult grant joye et reverence, et luy demandèrent comment il avoit exploité. Par Mahon, dist le souldan, petitement, car mes gens sont tous mors. Et incontinent le souldan se desarma et leur compta toute l’adventure, et reposèrent les deux hostz celle nuyt sans courir l’ung sur l’autre.

En ceste partie nous dist l’istoire que le tiers jour pour matin firent armer nous gens tout leur host par batailles, et laissèrent gardes pour garder les logis et les navrez, dont aulcun en y avoit de mors, mais non gaires, et s’en allèrent cheminant, les banières au vent, en bataille rengée. En l’avant-garde estoit Geuffroy et le maistre de Rodes et leurs gens, et bons arbalestriers sur les elles ; et en la grosse bataille estoit le roy Urian, et en l’arrière-garde Guion. Et tant exploitèrent qu’ilz virent l’ost des Sarrazins. Adoncques là eubt grant effroy, et les Sarrazins crioient à l’arme ; mais avant qu’ilz peussent estre ordonnez, Geuffroy et le maistre de Roddes se ferirent ès logis et y firent grant occision ; et reculèrent les deux souldans, le caliphe, l’Anthenor et l’admiral de Cordes, tout hors de leur logis ; et là ordonnèrent leurs batailles ; et nos gens passèrent parmy leurs tentes sans y arrester, prendre ne piller quelque chose, car ainsi estoit crié sur la hart. Adonc ilz visrent leurs ennemis rengez sur les champs, lors leur coururent sus. Là eut moult grant et horrible mortalité aux batailles assemblées ; bien assailloient cristiens et bien deffendoient Sarrazins. Là eut moult grant noise et moult grant triboulement ; l’ung crioit Damas, l’aultre Barbarie, l’aultre Bandas, l’aultre Antioche, l’aultre Cordes, et nos gens crioient Lusignen. Là eut mains mors renversez l’ung sur l’aultre ; les batailles furent assamblées toutes en une. Là firent les trois frères tant d’armes, que tous ceulx qui les veoient en estoient tous esbahis. Le souldan de Damas et le souldan de Barbarie apperceurent les trois frères qui faisoient grant occision de Sarrazins ; si leur coururent sus atout .xx. mille paiens. Là refforcha moult fort la bataille, et souffrirent cristiens moult grant affaire et se reculèrent le long d’une lance. Et quant les trois frères et le maistre de Rodes les virent courir sur nos gens, ilz en furent moult doulens. Adonc commencèrent à crier moult fort : Lusignen ! Avant, frères, barons, seigneurs ! ceste chienaille ne se peut plus gaires tenir ! Adonc cristiens se revigorèrent et firent une pointe aux Sarrazins. Là fut la mortalité moult grant, et greigneur assez que devant. A tant vint Geuffroy parmy la bataille, la targe tournée derrière le dos, et tenoit l’espée empoignée à deux mains, et vit l’admiral de Cordes qui moult courroit sur les cristiens ; adonc le ferit Geuffroy de telle vertu, à ce que l’espée fut pesante et dure, et qu’il y mist toute sa force, que l’espée luy coula jusques à la cervelle, que oncques le bassinet ne le peut garder, et l’abbatit à terre tout mort. Là fut moult grant la foulle et la presse des gens, car les deux souldans y amenèrent toute leur puissance, et cuidoient bien redresser l’admiral, mais cestoit pour néant, car il estoit jà mort. Adonc vint le roy Urian l’espée au poing, et advisa le souldan de Barbarie, qui moult le haioit pour son oncle, qu’il avoit occis en Chippre ; adont le roy entoisa l’espée et ferit le souldan de si grant force qu’il luy envoya le bras tout jus, qu’il ne tenoit mais que à deux tendans dessoubz l’esselle. Lors, quant il sentist le coup, il s’en partist de la bataille et se fist mener par dix de ses hommes à Damas, et là se fist appareiller, et toujours se combatoient les Sarrazins, car le souldan de Damas, et le caliphe de Bandas, et le roi Anthenor, les tiennent en vertu. Là eut moult grant douleur et moult grant pestilence, et sachiés de vray que les cristiens y eurent moult grant dommaige ; et aussi, comme il est trouvé en la vraye histoire, furent les payens dommaigez, et firent perte de leurs gens de bien .xl. mille Turcs ; et dura la bataille jusques au soir, qui se partirent et se retrairent chascun en son logis, et le lendemain au matin se retrait le caliphe et le roy Anthenor dedens Damas, avec eulx le remanant de leurs gens ; et quant le roy Urian et nous gens le sceurent, ilz s’en vindrent loger devant Damas. Et sachiés bien qu’ilz estoient affoiblis et en avoit la plus grant partie de navrez. En tel estat se reposèrent jusques à huict jours, sans assault ne escharmouche faire à la ville, ne ceulx de dedens ne firent en celluy temps aulcune saillie sur l’ost des cristiens.

L’istoire nous dist que moult fut le roi Urian et ses frères et le maistre de Rodes courroucez de la perte de leurs gens, et bien veoient se les Sarrazins criassent point de gens nouveaulx qu’il leur en pourroit bien mal venir ; car ilz avoient bien perdu huict mille de leurs gens, que ungz que aultres. Et d’aultre part furent les souldans en la ville moult esbahis ; car ilz ne sçavoient pas la perte que les cristiens avoient eue. Et eurent conseil qu’ilz requerroient au roi Urian journée de traictié sur forme de paix, et ilz le firent. Et le roy eut conseil qu’il l’accorderoit ; et fut la journée assignée par accord au tiers jour entre les logis et la ville ; et furent les trèves données ce pendant, et eurent bons obstages. Et adonc vindrent ceulx de la ville en l’ost marchander, achetter et vendre de leurs marchandises. Lors vindrent à la journée les Sarrazins et leur conseil ; et d’aultre part vint Urian et tous les barons de l’ost des cristiens et parlementèrent de moult de choses l’ung avec l’autre ensamble ; et tant firent de chascune part qu’ilz furent d’accord parmy ce que les Sarrazins leur donneroient tout ce qu’ilz avoient froyé par le voyage, et aussi pour eulx en retourner dont ilz estoient venus ; et que chascun an ilz deveroient payer au roy Urian .xxx. mille besans d’or, et furent entre les deux parties trèves jusques à cent ans et ung jour ; et en furent donnez chartres et lettres, et seellées. Et ce convenant le souldan de Barbarie, qui fort se douloit de l’espaulle que le roy Urian lui avoit blessée, et le roy d’Antioche, ratiffièrent que jamais ne porteroient dommaige au roy Urian, au roy Guion et au maistre de Rodes, ne à leurs gens ; et se aultres roix sarrazins leur vouloient faire dommaige, que ilz leur feroient assavoir, si tost qu’il viendroit à leur congnoissance. Et parmy ce, le roy Urian leur promist que s’ilz avoient guerre à nul roy sarrazin pour ceste cause, que il leur viendroit aidier à tout sa puissance ; et pareillement le promirent le roy Guion et le maistre de Rodes. Et ainsi fut fait l’accord, et se retirèrent les frères et leurs gens au port de Iaphes ; et les convoièrent le souldan de Damas et le caliphe de Bandas et le roy Anthenor et moult d’aultres nobles Sarrazins. Et estoit le souldan enamouré de Geuffroy, et luy tenoit toujours compaignie, et s’ouffroit de luy faire plaisir le plus qu’il povoit faire. Et Geuffroy l’en mercia. Puys ledit souldan mena Geuffroy en Jhérusalem, qui n’estoit pas encore reparée de la destruction que Vespasien et Titus, son filz, y avoient fait, quant ilz allèrent venger la mort Jhesucrist .xl. ans aprez le crucifiement, à laquelle vengance ilz donnèrent .xxx. Juifz pour ung denier, en ramembrance qu’ilz avoient achetté le corps Jhesucrist .xxx. deniers. Et demoura Geuffroy trois jours au sépulcre en dévotion ; et cependant y allèrent le roy Urian et le roy Guion, ses frères, et le maistre de Rodes, et moult grant foison de cristiens.

En ceste partie dist l’istoire que tant sanglèrent Geuffroy et ses gens par la marine, qu’ilz arrivèrent ung soir à la Rochelle, où il fut bien festoié ; et lendemain s’en partist et alla tant par ses journées qu’il vint à Marment, où il trouva son père et sa mère, qui jà sçavoient comment luy et ses frères avoient besongné oultre mer ; et festoièrent moult Geuffroy ses frères, et tint Raimondin moult grant cour, et donna de beaulx dons à tous ceulx qui avoient esté avec Geuffroy en celluy voyage ; et dura bien la feste par l’espace de huict jours ; et au neufiesme jour s’en partirent, et tindrent chascun d’eulx pour contens. Or advint en celluy temps qu’il y avoit ung grant gayant en Guerende, qui accueilloit ung grant orgueil, et par sa force il mist tout le pays à patis jusques en la Rochelle ; et en estoient les gens du pays moult chargez, mais ilz n’en osoient mot sonner ne riens dire. Nouvelle en vint à Raimondin, qui moult en fut doulent ; mais il n’en monstroit samblant, de paour que Geuffroy ne le sceut, pour doubte qu’il n’alast combatre le gayant ; car il le congnoissoit de si grant cueur qu’il ne laisseroit point qu’il n’y allast ; mais il ne peut estre si cellé que Geuffroy ne le sceut. Et venu à sa congnoissance il dist : Et comment diable, mes deux frères et moy avons tant fait que nous avons treu du souldan de Damas et ses complices, et ce matin, qui est seul, tiendra le pays de mon père à patis ? Par mon chief, mal le pensa, car il luy coustera moult chier ; et jà n’y laissera aultre gaige que la vie. Adoncques vint à son père, et luy dist : Monseigneur, j’ay grans merveilles de vous, qui estes chevalier de si hault affaire, comment vous avez tant souffert de ce matin Guedon le gayant qui a mis vostre pays de Guerende à patis, et l’aultre pays, tant à vous comme à aultruy, jusques à la Rochelle. Par Dieu, monseigneur, c’est honte pour vous. Adonc, quant Raimondin l’entendist, si luy dist : Geuffroy, beau sire, sachez qu’il n’y a gaires que nous n’en sçavons riens ; et ce avons-nous souffert jusques à vostre joyeuse venue ; car nous ne voulons pas troubler la feste ; mais ne vous en chaille, car Guedon sera bien paié de sa deserte ; jà luy occist mon père son aieul en la conté de Ponthiène, comme on m’a dist en Bretaigne, quant je y fus combatre Olivier du Pont de Leon, pour la traïson que Josselin son père avoit faicte à Henri de Leon.

Adoncques respondist Geuffroy : Ne sçay ne vueil enquester des choses passées ; puys que mes predecesseurs en ont eu l’onneur et en sont venus au-dessus il me souffist ; mais de present, ceste injure sera bien tost, se Dieu plaist, amendée. Monseigneur, il ne vous en fault jà mouvoir ; pour un tel ribault, par le dent Dieu, je n’y meneray que dix chevaliers de mon hostel pour moy tenir compaignie, non pour aide que je vueil avoir contre lui, mais pour moy tant seullement acompaignier pour mon honneur ; et à Dieu vous commant, car je ne fineray jamais que je l’auray combatu corps à corps ; ou il m’aura, comment qu’il soit, ou je l’auray, au plaisir de Dieu. Et quant Raimondin entendist ceste parolle, il fut moult iré et luy dist : Puys qu’il ne peut estre aultrement, va t’en à la garde de Dieu. Et adoncques il prist congié de son père et de sa mère, et se mist en chemin luy onzième de chevaliers, et s’en alla vers Guerende, là où il pensoit plus tost trouver le gayant Guedon ; et par tout enquestoit de luy, et en enquestant, bien est vray que on luy en dist nouvelles, et luy demanda-on pour quoy il le demandoit. Par foy, dist Geuffroy, je luy apporte le patis qu’il a pris par son fol oultrage sur la terre de monseigneur mon père, qui est en la pointe du fer de ma lance ; car jamais, tant que je vivray, n’aura aultre patis, et en deusse morir en la painne. Adoncques, quant les bonnes gens l’ouyrent ainsi parler, ilz luy disdrent : Par ma foy, Geuffroy, vous vous entremettés de grant folie ; car cent telz comme vous estes ne luy pourroient durer. Ne vous chaille, dist Geuffroy ; n’en ay jà doubte ; laissez moy en avoir la paour tout à par moy. Et ceulx se teurent et ne l’osoient couroucer, car ilz doubtoient trop la fierté dont il estoit plain, et le menèrent à une lieue de son recept et luy disdrent que tantost le pourroit trouver. Et il leur respondist : Et je le verray moult voulentiers, car pour le trouver suys-je cy venu. Et si se taist l’istoire de plus parler de Geuffroy, et commence à parler de Raimondin et Melusine.

L’istoire nous tesmoingne que Raimondin et Melusine estoient à Marment, et vint à ung samedi que Melusine se abscondist celluy jour ; et Raimondin, comme est dit, lui avoit promis que jamais le samedi ne se metteroit paine de la veoir, et aussi n’avoit-il fait jusques à celluy jour, et n’y pensoit à nul mal ne aultre chose quelconques de nulle presumption de mauvaisetié, fors tant seullement que bien. Or fut vray que ung peu devant disner luy vindrent nouvelles que son frère, le conte de Forestz, le venoit veoir, dont il fut joyeulx ; mais depuys il en fut moult couroucé, ainsi comme cy aprez vous orrez en la vraye histoire. Adoncques Raimondin fist grant appareil et moult noble pour recepvoir son frère ; car moult estoit joyeulx de sa venue. Pour fin de compte, et à brief parler, il vint à luy encontre, et le receupt moult liement, et aprez allèrent à la messe, et, le service divin fait, ilz vindrent en la salle et lavèrent leurs mains et se assirent et furent moult bien servis. Las ! orrez se commença une partie de la douloureuse tristesse ; car Raimondin ne pensoit à nul mal, et toutes fois son frère ne s’en peut tenir qu’il ne lui dist et demandast sa femme, et fut la manière telle : Mon frère, où est ma sœur ? Faictes-la venir avant, car j’ai moult grand desir de la veoir. Beau frère, dist Raimondin, elle est embesoingnée quant est pour au jour d’uy, et ne la povez veoir ; mais demain la verrez et vous fera bonne chière. Adonc quant l’autre oyt ceste responce, il ne se teut pas, mais luy dist ainsi : Vous estes mon frère, je ne vous doibs pas celler vostre deshonneur. Or, beau frère, je vous diray : le commun langaige court que tous les samedis elle est avec ung aultre en fait de fornication ; ne vous n’estes mie si hardi, tant estes aveuglé d’elle, de enquerre ne de sçavoir où elle va ; et les autres dient et maintiennent que c’est une esperit fae, qui tous les samedis fait sa penitence. Or ne sçay lequel croire ; pour ce que vous estes mon frère, je ne vous doibs pas celler votre deshonneur ; et pour ce suys-je cy venu pour le vous dire. Adonc quant Raimondin entendist ces motz, il bouta la table en sus de luy et entra en sa chambre tout espriz d’ire et de jaleuzie ; et prinst son espée qui pendoit à son chevet et la çaindist, et alla au lieu où il sçavoit bien que Melusine alloit tousjours le samedi, et trouva un moult fort huys de fer, et qui estoit bien espès : et sachiés de vray que oncques mais il n’avoit esté si avant. Adonc quant il apperceut l’uys, il tira l’espée, et mist la pointe encontre, qui moult estoit dure, et tourna et vira tant qu’il fist ung pertuis ; et adonc regarda dedens et vit Melusine qui estoit en une moult grande cuve de mabbre, où il avoit degrez jusques au font. Et estoit la cuve de la grandeur bien de .xv. piés autour, et au quarré il y avoit allées bien de cincq piés d’espès large ; et là se baignoit Melusine, et faisoit sa penitence en l’estat que vous orrez cy aprez.

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