Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée
Comment Melusine venoit tous les soirs visiter ses deux enfans Raimonnet et Thierry.
Après, Raimondin s’en partist de là, et vint à Lusignen, et y amena ses enfans Raimonnet et Thierry, et dist que jamais n’entreroit en la place où il avoit perdu sa femme. Et sachiés que Melusine venoit tous les jours visiter ses enfans, et les tenoit au feu, et les aisoit de tout son povoir au mieulx qu’elle povoit ; et la veoient bien les nourrices, qui mot ne osoient dire. Et amendoient et plus croissoient les deux enfans en une sepmaine que les aultres enfans ne faisoient en ung mois, dont toutes gens s’en donnoient grans merveilles ; mais quant Raimondin sceut par les nourrices que Melusine venoit tous les soirs visiter ses enfants, sa douleur lui allega pour l’esperance qu’il avoit de la ravoir ; mais pour neant le pensoit, car jamais puys ne la vit en forme de femme, combien que pluiseurs l’aient veue en forme femenine. Et sachiés que combien que Raimondin eut esperance de la ravoir, si avoit-il telle douleur au cueur que nul ne le vous sçauroit dire ; et ne fut oncques puys homme qui le peut voir rire ne mener joye. Et avoit moult en hayne Geuffroy au grant dent, et se il l’eut tenu en son ire il l’eut fait destruire. Mais cy se taist l’istoire à parler de luy, et commence à parler de Geuffroy.
L’istoire nous dist que tant erra Geuffroy qu’il vint en Nortobelande avec les ambassadeurs, avec les dix chevaliers, et quant les barons du pays sceurent sa venue, ilz luy vindrent à l’encontre moult honnorablement, et le receuprent à moult grant solemnité, et luy disdrent : Ha, a, sire, de vostre joyeuse venue devons-nous louer nostre Seigneur Jhesucrist ; car sans vous ne povons estre delivrez du merveilleux murtrier Grimauld, le gayant, par quoy tout le pays est destruict. Et adoncques Geuffroy leur respondist : Et comment povez sçavoir que par moy en povez estre delivrez ? Adoncques ilz luy respondirent : Monseigneur, les sages astronomiens nous ont dist que le gayant Grimault ne povoit morir que par vos mains, et aussi nous sçavons de certain que il le scet bien, et se vous allés devers luy et vous luy dictes votre nom, vous ne le sçaurez si bien garder que il ne vous eschappe. Par mon chief, dist Geuffroy, se il est vray que vostres astronomiens vous le ayent dit, il ne peut fouyr, car j’en ay bonne voulenté, mais or me faictes mener devers le lieu où je le pourray trouver, car j’ay moult grant desir de le veoir. Adoncques ilz respondirent : Monseigneur, voulentiers. Et incontinent ilz lui baillèrent deux chevaliers du pays qui le conduirent vers le lieu ; mais ilz disdrent tout incontinent l’ung à l’aultre qu’ilz ne l’approcheroient pas de trop prez, et qu’ilz ne pourroient croire que Geuffroy peut avoir victoire envers luy. Adoncques Geuffroy prinst congié des barons, et s’en partist, et avec luy les deux chevaliers qui le devoient guider ; et tant chevauchèrent qu’ilz virent la montaigne de Brumbelyo ; et lors disdrent les guides à Geuffroy : Monseigneur, voiez là la montaigne où il se tient ; et voiez-vous bien ce blanc sentier qui monte tout droit à ce gros arbre ? Par foy, dist Geuffroy, ouy. Par dieu, monseigneur, disdrent-ilz, c’est le droit chemin que vous n’y povez faillir, car pour vray dessoubz cest grant arbre vient-il souvent pour espier ceulx qui passent le chemin. Or y povez aller si vous voulez, car nous ne pensons pas aller plus avant. Et Geuffroy leur respondist en ceste manière : Se je feusse venu sur la fiance de vostre aide, j’eusse ceste foys failly. Par mon chief, dist l’ung, vous dictes vray. Lors vindrent au piet de la montaigne, et lors descendist Geuffroy et s’arma bien et bel, et puys monta à chevau et mist l’escu au col et la lance au poing, et puys dist aux dictz chevaliers qu’ilz demourassent là dessoubz, et que ilz verroient comment il adviendroit de celle chose ; et ilz disdrent qu’ilz y demouroient.