Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée
Comment le roy de Craco fut occis en la bataille.
Aprez vint l’arrière-garde, que le roy d’Anssay et le duc Ode menoient, qui se ferirent moult vigoureusement en la bataille ; là eut grant occision, car ilz enduroient bien les faitz d’ung costé et d’aultre. Et sur ce arrivèrent Anthoine et Regnauld, qui se ferirent d’ung accord entre les Sarrazins, et faisoient telle occision qu’il n’y avoit Sarrazin ne cristien qui ne s’esmerveillast des merveilleux coups qu’ilz donnoient, et en la parfin il n’y eut si hardi Sarrazin qui les osast attendre, et partout où ilz les veoient, ils les fuyoient ; et les cristiens faisoient tous si bien que Sarrazins eussent tourné le dos, se ce ne fut le roy Zelodus qui moult vaillamment les tint ensamble. Et sachiés qu’il fit moult grant dommaige aux cristiens, ravigora ses gens par tel parti que ilz se deffendirent moult fort. Et quand Regnauld aperceut le roy Zelodus qui ainsi rendoit estat à ses gens et menoit la bataille si tresvaillamment qu’il n’y failloit riens, il jura à Jhesu Crist qu’il mourroit en la paine ou il delivra la place des Sarrazins. Lors tourna la targe darrière et brocha le chevau par grant hair, et alla plain cours vers le roy de Craco. Et quant le roy le vit venir, il haulsa l’espée et le ferit sur le heaulme de toute sa force ung moult rude coup ; mais l’espée glissa contre val sur le senestre costé de la cuisse, et le blessa tellement que le sang lui courut aval jusques à ses tallons. Et Regnauld, qui fut moult doulent, leva l’espée à deux mains et ferist le roy Zelodus par grant hair sur le bassinet si grand coup qu’il fut tout estourdi, et tant que l’espée lui vola du poing, et s’enclina sur le col de son chevau et rompit par force la couroye du bassinet. Et adonc Regnauld le ferist et le cherga tant de coups qu’il le convint cheoir par terre, et tantost eut sur luy moult grant foule de gens et de chevaulx ; mais ses gens le vindrent secourir d’entre les piés des chevaux, et ne le seurent aidier. Et quant Sarrazins le sceurent, ilz tournèrent en fuyte, et nos gens les sievoient asprement, et les occisoient parmy les champs, et parmy les boissons, et sachiez qu’il en eschappa bien peu, et ainsi fut la bataille finée. Et ce fait, les cristiens se logèrent ès tentes des Sarrazins ; les deux frères, le roy d’Anssay, le duc Ode, se partirent à tout cent chevaliers, et s’en allèrent vers la cité, où ilz furent liement receups, car les citoiens avoient grant joye de la victoire qu’ilz avoient eue contre les Sarrazins. Adoncques vindrent au palais, où ilz entrèrent en la chambre ; lors vint la pucelle Aiglentine à l’encontre de son oncle le roy d’Anssay.