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Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée

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Comment Urian espousa Hermine, la fille du roi de Chippre.

Le lendemain à heure de tierce fut l’espousée parée moult noblement, et fut la chappelle dressée moult richement ; et les espousa l’archevesque de Famagosse ; et aprez vint Urian devant le roy, et s’agenoilla devant son lict ; et le roy prist sa couronne et luy mist sur sa teste, et Urian le mercia. Et adonc appella le roy tous les barons du pays, et leur commanda à faire hommaige au roy Urian son filz, et le firent moult joyeusement ; et aprez fut la messe commencée ; et la messe dicte, ilz se assirent à disner, et puys commença la feste, et dura jusques au soir. Et aprez le soupper commença la feste, et quand temps fut l’espousée fut couchée, et aprez se coucha Urian, et le dit archevesque benist le lict, et ces choses faictes chascun se departist ; et s’en allèrent les ungz coucher, et les aultres danser, et s’esbatirent ; et Urian fut avecques sa femme, qui moult doucement se entracointèrent ; et lendemain ilz vindrent au roy comme devant ; et fut la messe commencée, et la royne amenée au destre par Guion son frère et par l’ung des plus haultz barons du pays.

En ceste partie nous dist l’istoire que le lendemain à heure de tierce vint le roy Urian acompaigné de la baronnie de Poetou et du pays de Chippre devant le roy, et s’enclina, et le salua moult humblement et doulcement. Beau filz, vous soiez le tresbien venu, dist le roy ; je suis moult joyeux de vostre venue ; faictes venir ma fille, si orrons le service divin. Adoncques vint Hermine sa fille moult noblement acompaignée de dames et de damoiselles ; et elle venue devant son père, elle s’enclina et le salua moult doulcement. Lors luy dist : Ma fille, vous soiez la tresbien venue ; je suis tresbien joyeux quant Dieu me fait tant de grace en mon vivant que je vous vois si haultement assenée, et sachiés que j’en mourray plus liement, pour ce que je suys asseuré que vous et mon pays estes hors de doubte des Sarrazins ; car vous avez bon garant et avez bonne garde de tresbon prince et bataillereux, qui moult bien vous garantira et gardera contre tous vos malveillans, et par especial contre les anemis de Jhesucrist. Et à ce mot commença le chapellain la messe, et fut nostre Seigneur levé ; et adoncques fist le roy appeler Urian et aussi Hermine sa fille, et leur commença à dire en ceste manière : Mes beaulx enfans, je vous prie que tresaffectueusement que vous pensez de bien amer, garder, honnourer, et de porter et tenir bonne foy l’ung à l’aultre, car je ne vous puys plus tenir compaignie. Or je vous commande au roy de gloire, qui vous ottroie paix et amour ensamble, et vous vueille donner bonne vie et longue tous temps par amendemens, et vous ottroye puissance et victoire contre les ennemis de Dieu. Et en disant ce mot, il cloyt les yeux, et alla à Dieu si doulcement qu’il leur sembla qu’il fut endormy ; mais quant ils apperceurent qu’il fut mort, adonc commença la douleur moult grant. Lors fut menée Hermine en sa chambre, car elle faisoit tel dueil que c’estoit grant pitié à veoir. Qui vous vouldroit de ce tenir longues parolles ? Le roy fut ensepveli le plus honnourablement que on peut, et furent vigilles et la messe dictes, aussi le obsèque ; le corps enterré moult honnourablement et richement selon l’usaige du pays. Et sachiés que tout le peuple du pays estoit moult doulent ; mais ils se reconfortoient fort de ce qu’ilz avoient trouvé et recouvré seigneur de si grant proesse plain, et estoient avecques tous assoulagez ; et ainsi de peu à peu si cessa la douleur. Et assez tost aprez ala Urian parmy son pays visiter les lieux et les fortz, et bailla une partie de ses gens à Guion son frère et au maistre de Rodes, et les fist entrer en mer pour aller sçavoir moult se ilz orroient nouvelles que Sarrazins revenissent point armer sur mer pour venir sur son pais : Car sachiés, ce dist le roy Urian, que nous ne pensons pas à entendre tant qu’ils nous viennent requerir, car nous les irons encores bien briefment, se Dieu plaist, visiter, mais que nous ayons avant sceu l’ordonnance de nostre pays. Et à tant s’en partirent ledit Guion et le maistre de Rodes et le capitaine de Lymasson, et entrèrent Guyon et le maistre de Rodes en mer atout trois mille combatans. Et cy se taist l’istoire de plus parler d’eulx, et commence à parler comment luy et Hermine allèrent visiter leurs pays.

L’istoire nous dist que le roy Urian avec la royne Hermine sa femme allèrent visiter parmy leur pays et leur royaulme, leurs bourcs et bonnes villes, là où on leur fist de moult beaulx dons et presens, et y furent receups moult honnourablement à grant joye ; et vindrent ceulx des grosses villes à l’encontre du roy et de la royne, tous hors des villes à grandes processions, et les bourgois à grans sons de instrumens, dont le roy Urian s’en tint à bien content. Et sachiés qu’il pourveut moult à tous ses fors de toutes choses necessaires pour la guerre, se aulcune chose advenoit au temps advenir. Et pour vray chascun estoit esmerveillé de sa grandeur et de sa fierté et puissance de corps ; et bien disoient les gens du pays que c’estoit homme qu’ilz eussent oncques mès veu qui plus se fesoit à doubter de couroucer. Et par ceste manière alla Urian de lieu en lieu par son royaulme, et tout ce qui estoit en bonnes mains par raison et justice faire il amoit, et ne movoit point les officiers ; et où il voyoit qu’il estoit besoing, il y pourveoit de remède par bon conseil de ses barons ; et leur commandoit à tous qu’ilz feissent raison et justice en tous temps, tant au petit comme au grant, sans avoir aulcune faveur à nulluy, ne aulcune moleste ne extorsion ; mais leur charga et commanda moult expressement d’aller parmy juste verité, ou aultrement se ilz faisoient le contraire, il les pugniroit si cruellement que les aultres y devroient prendre exemple. Et lors luy, sa femme et leurs gens s’en retournèrent à Famagosse, et fut la royne ençainte. Et cy se taist l’istoire d’en plus parler, et commence à parler de Guion et du maistre de Rodes, qui vaugoient par la mer encontre de Surye, de Damas, de Baruli, de Tupple, de Damiette, pour sçavoir se ilz pourroient avoir nouvelles des Sarrazins.

Or nous dist l’istoire que tant vauguèrent les cristiens par la mer que ilz virent et apperceurent approchier d’eulx, ainsi comme d’une lieue, une certaine quantité de vaisseaulx ; mais par semblance ilz ne povoient pas estre grant nombre. Adoncques ilz envoièrent une gallée par devers nos gens, qui jà c’estoient mis en ordonnance, et leur dirent les nouvelles ; et tantost ilz tirèrent les voilles amont et allèrent par force de vent et de voilles tant que la navire des Sarrazins les apperceut. Et quant ils les congnurent, ils furent moult esbahis, et se cuidèrent bien retraire au port de Baruli ; mais nos gallées les advancèrent, et leur coururent sus de tous costez. Là eut grant occision, et, à brief parler, Sarrazins furent desconfis, et leurs navires prises et jettez à bort, et les gens en la mer ; et estoit la navire plaine de moult beaulx biens. Et aprez nos barons se mirent en la mer pour retourner en Chippre ; mais par fortune et force de vent et de la mer qui se tourmenta ung peu, ils arrivèrent en Truli en Armanie. Et quant le roy d’Armanie, qui estoit frère au roi de Chippre, le sceut, il envoia tantost sçavoir quieulx gens c’estoient. Et adoncques le maistre de Rodes leur dist : Seigneurs, dictes au roy que c’est le frère de Urian de Lusignen, roy de Chippre, qui vient de visiter la mer que Sarrazins ne feissent armée pour courir sus aux Chippriens, pour le souldan, qui a esté desconfit et mort, et tous ses hommes, à la grosse bataille de Famagosse. Comment, disdrent ceux d’Armanie, y a il aultre roy en Chippre que le roy qui estoit frère à nostre roy ? Par foy, dist le maistre de Rodes, ouy : car le roy fut navré d’ung dart envenimé par le souldan, tellement qu’il en est mort ; et en son vivant il maria sa fille au preux Urian de Lusignen, qui occit le souldan en la grosse bataille et desconfit tous ses gens. Adoncques, quant ceulx l’entendirent, ilz le vindrent denoncer à leur roy, qui fut moult doulent de la mort de son frère ; mais, nonobstant, il vint à la mer à grant compaignie d’armes, et entra au vaisseau où Guion de Lusignen et le maistre de Rodes estoient. Et quant Guion sceut sa venue, il luy alla à l’encontre, et s’entrefirent moult grant reverence. Et adoncques dist le roy au grant prieur de Rodes : Maistre, puys que ce jeune damoiseau est frère du mari de ma niepce, je serois mal courtois, quant il est arrivé en ma terre, si je ne luy faisois sa recepte si honnourablement qu’il luy appartient ; et de cecy je vous prie que vous luy priez de par moy qu’il luy plaise à venir, et nous luy ferons la meilleure chière que nous pourrons. Par foy, dist le grand prieur, Sire roy, je le feray. Adoncques il en parla à Guion, et il luy respondist moult doulcement : Car je feroie bien et voulentiers plus grande chose pour le roy, se faire le pouvoye, car bonne foy et raison le veullent. Et lors se partirent ensamble, et mena Guion belle chevalerie de Poetevins avec luy ; et toutesfoys avoit chascun d’eulx vestu la coste d’acier, et estoient en moult bon arroy commes gens duys du mestier d’armes, et entrèrent en petis vaisseaulx, et arrivèrent en terre, et aprez montèrent à chevau et s’en allèrent vers le Cruli. Et cy se taist l’istoire ung peu de parler de ce, et commence à parler de Florie, fille du roy d’Armanie, qui en celluy temps estoit à Cruli.

L’istoire dist que le roy d’Armanie avoit adoncques une tresbelle fille qu’il avoit eue de sa femme, laquelle estoit allée de vie à trespassement n’avoit pas encores gaires que deux ans, et n’avoit le roy plus d’enfans. Et sachiés que luy et son frère le roy de Chippre avoient en espouse les deux seurs, qui furent filles du roy de Mallègres, et eurent chascun une fille de leurs femmes, dont celle que Urian avoit espousée, qui avoit nom Hermine, en fut l’une, et l’aultre la pucelle Florie, dont je vous ai commencé à traicter ; la pucelle se tenoit pour lors à Cruli. Adoncques fut la pucelle moult joyeuse ; car moult desiroit à veoir les estrangiers ; et lors se vestit et se para moult richement, et fist moult bien aourner ses dames et damoiselles ; et tantost entra le roy en Cruli, et vint au chasteau ; et là descendist, et la compaignie qui venoit avec luy, et montèrent en la grant salle. Et adoncques Florie, qui moult desiroit leur venue, vint à l’encontre, et se humilia moult encontre son père ; et il luy dist : Faictes feste à ces nobles gens et les bienveignez, et especialement le frère du mari de ma niepce de Chippre, vostre cousine. Et quant la pucelle entendist ce, elle fut moult joyeuse. Adoncques elle s’en vint à Guion et le prinst par la main moult doulcement en disant : Sire damoiseau, vous soiez le tresbien venu au royaulme monseigneur mon père. Madamoiselle, tresgrant mercis. Adoncques commença la feste moult grande, et firent moult bonne chière, et furent moult grandement servis de moult grantz beaulx et riches mès ; et Guion et la damoiselle s’entredisoient de moultz gracieuses parolles. Et sachiés de vray, se Guion eut le loisir, il lui eut dit avec sa pensée ; mais ce pendant que ilz estoient en grant solas, vint une galliote au port, qui venoit de Rodes, et furent ceulx de dedens moult joyeusement receups de la ville, et y furent moult joyeulx quant ilz trouvèrent leurs gens, et tantost demandèrent où estoit leur maistre ; et il leur fut dist qu’il estoit au palais devers le roy avecques le frère du roy de Chippre, lesquieulx le roy d’Armanie festoioit au fort. Or tost, dist l’ung, allez leur dire qu’il a passé par devant nostre ysle moult grosse navire de Sarrazins, et ne sçavons où ilz sont tournez ; mais toutes fois ilz ont pris le vent pour aller en Chippre, et dist-on que c’est le caliphe de Bandas à tout sa puissance. Adonc s’en partist ung frère chevalier, et vint au fort, et dist au maistre de Rodes : Telles nouvelles nous sont venus ; pourvoiés y de remède. Adoncques quant le maistre l’entendist il vint à Guion et luy dist : Sire, il est bien temps de nous en aller ; pour certaines nouvelles qui sont venues, il est bon de nous en retourner en Chippre. Pour quoy ? fist Guion ; sçavez-vous chose de nouvel qu’il soit besoing de nous en retraire si hastivement ? Par foy, dist le maistre, ouy ; car il est vray que le caliphe de Bandas est passé par devant l’isle de Rodes, à grant multitude de grosses navires, et y avoit dedens grant multitude de peuple de Sarrazins, et tournent le chemin de Chippre. Adonc quant Guion ouyt ceste nouvelle, il dist moult doulcement à la pucelle qu’il tenoit par la main : Damoiselle, je vous prie treschierement que aiez souvenance de moy, car je ne puys plus avecques vous demourer, mais il me fault partir en présent ; et toutesfoys voiez cy tous temps vostre vassal à faire tout ce qu’il vous plaira de moy commander. Beau sire, dist la damoiselle, tresgrans mercis. Et aprez Guion vint au roy et prinst congié de luy au plus bel qu’il peut ; mais quand le roy sceut la nouvelle pour quoy ilz s’en partoient si hastivement, il fut doulent, et les convoia jusques au port ; et tantost ilz montèrent sur la mer, levèrent leurs voilles, et allèrent sanglans à force de vent à plains voilles tirans vers Chippre. Et sachiés que Florie estoit adonc montée aux fenestres d’une haute tour, et tant qu’elle peut oncques veoir la veue ne se partist oncques des fenestres. Et cy se taist l’istoire à parler de Florie et du roy son père, et aussi de Guion, et commence à parler du caliphe de Bandas et ses gens et de la contrée vers où ilz tournèrent.

L’istoire nous racompte et dist que le caliphe de Bandas et le roy de Brandimont de Tarche, qui estoit oncle du souldan de Damas, avoient oy les nouvelles comment le souldan avoit esté occys et desconfy en l’isle de Chippre avecques toutes ses gens, dont ilz furent moult doulens ; et se mirent en mer ; et pour ce assemblèrent leurs gens à bien soixante mille payens, pour venir destruire l’isle de Chippre et tous les habitans ; et ce cuidoient-ilz bien faire à peu de paine ; car ilz cuidoient fermement que les Chippriens n’eussent point de roy, pour ce qu’ilz sçavoient que leur roy avoit esté occis en la guerre du souldan ; et pourtant ilz se advançoient le plus qu’ilz povoient d’arriver et descendre au pays sans ce qu’ilz feussent apperceus ; et tout ce faisoient-ilz pour mieulx venir en leur intention. Mais ceulx de Rodes l’avoient fait à sçavoir au roy Urian, qui avoit jà fait assambler toutes ses gens et les fist mettre en bonne ordonnance pour recepvoir la bataille, et avoit jà ordonné bonnes gardes sur les portz, que tantost qu’ilz les verroient venir au port qu’ilz feroient signe par feu ; par quoy en mains d’une nuyt on le sçauroit par tout le pays, et se trairoit chascun celle part qui pourroit armes porter ; et ainsi l’avoit fait crier le roi sur la hart. Et sachiés que le roy tenoit les champs au millieu des portz de son royaulme pour estre plus tôt là où les Sarrazins arriveroient pour prendre terre, et faisoit le roy si grant semblant qu’il donnoit à ses gens si grant cueur que avecques luy et en son entreprinse ilz eussent bien osé combattre le caliphe et toutes ses gens et sa puissance. Or advint par la grace de Dieu que fortune se leva en la mer et orage et tempeste si horrible que Sarrazins furent moult esbahis ; et les departist tellement la tempeste qu’ilz ne sceurent en gaires de temps que huit de leurs navires devindrent ; et lendemain, environ heure de prime, l’aer fut tout cler et le vent attempré, et luisoit le soleil bel et cler. Adoncques la grosse navire des payens se tint ensamble et s’en tourna son chemin vers le port de Limasson. Et d’eulx vous laisseray à parler, et vous diray de huit vaisseaulx qui furent esgarez par la tourmente et quel chemin ilz tindrent ; et en ces huit vaisseaulx estoit toute l’artillerie des Sarrazins, tant de canons que de trait, eschelles, pavars, et telles besongnes, et s’en venoit celle navire pour arriver au port de l’ost et au champ ; et tout ce chemin venoit Guion et le maistre de Rhodes et leurs gens, qui furent bien quatre mille. Adonc apperceut l’une navire l’autre, et quant ils aprochèrent, et nos gens apperceurent et congneurent que c’estoient Sarrazins, et les Sarrazins apperceurent que les aultres estoient cristiens, commença moult fort l’effroy à estre moult grant d’ung costé et d’aultre. Là commencèrent à traire de canons et d’arbalestres, et à l’approchier lansoient dars si fort et si dru que ce sambloit estre gresle des viretons qui voloient ; et fut la bataille moult grande, dure et forte ; mais Guion, le maistre de Rodes et leurs gens les assailloient si asprement que Sarrazins ne sçavoient quelle part tourner pour eulx deffendre ; car nos gens qui estoient ès gallées tournoient si tresasprement entour eulx que payens en furent tous esbahys ; là leur ouyt-on fort reclamer leurs dieux, et neantmoins ilz furent desconfis et mors. Adoncques quant l’admiral de Cordes, qui estoit maistre de l’artillerie, veist la desconfiture tourner sur les payens, fist getter hors de la grant nef une petite galiote à huyt rames qui estoit en celle nef, et y entra jusques au nombre de huyt de ses plus privez, et prindrent l’adventure du vent, et allèrent si roidement que tous nos gens s’en esmerveilloient ; mais oncques ne firent samblant de les suyre, ainçois se abordèrent ès vaisseaulx et entrèrent dedens et commencèrent à jetter tout à bort ; toutesfois ilz prindrent bien de Sarrazins en vie jusques au nombre de deux cens ou environ, dont Guion en donna cent au maistre de Rodes pour rendre aulcuns cristiens, frères de leur religion, qui avoient esté pris des Turcs en une bataille qu’ilz avoient eue sur la mer contre le grand Carmen, et luy donna aussi deux des nefs conquises, que le maistre envoya tantost à Rodes, et remercia Guion. Et aprez, Guion prinst les aultres cent Sarrazins et les deux plus riches nefz de celles qui avoient esté conquises, et les bailla à ung chevalier de Rodes, et lui dist : Menez-moi ces deux nefz et ces cent Sarrazins au Cruli, et me recommandez au roy et à sa fille ; et de par moy presentez à la pucelle les deux nefs comme ilz sont garnies, et au roy les cent payens. Et de ce faire se charga le frère chevalier, et s’en partist, et exploita tant qu’il vint au Cruli, et fist son message du present bien et sagement ; et en le faisant il leur compta toute la desconfiture et le vaillant gouvernement de Guion. Par foy, dist le roy, vous soiez le tresbien venu, et grans mercis au damoiseau. Et la pucelle fut tant joyeuse de ces nouvelles, quelle n’eut onques mais si grant joye ; et sachiés qu’elle amoit tant Guion qu’elle ne povoit au monde plus. Adoncques le roy et sa fille donnèrent au chevalier moult de riches joyaulx, dont il les mercia moult ; et prinst congié d’eulx et s’en retourna tantost en Rodes. Et après son departement, le roy d’Armanie enquesta aux payens où l’armée du caliphe de Bandas et du roy Brandimont devoient prendre terre, et ilz luy vont dire : En Chippre, pour venger la mort du souldan de Damas, que les Chippriens avoient occys en bataille et toutes ses gens. Par foy, dist le roy d’Armanie, quant à vous, vous avez failly à grater le roy de Chippre, mon nepveu. Et adoncques il les fist tous mettre en fers et en fin fons de fosse. Et firent les deux vaisseaulx vuider, et l’avoir qui estoit dedens, et porter au port. Or est temps que je vous parle de Guion et du maistre de Rodes, qui avoient enquesté aux Sarrazins où la grosse flotte alloit prendre terre, et ilz leur disdrent : En Chippre. Adoncq eurent nos barons conseil, pour ce qu’ilz avoient trop vaisseaulx et peu gens, que ilz metteroient toute l’artillerie que ilz avoient conquise en leur nef ; et aussi des aultres choses necessaires ; et ainsi fut fait, et Guion donna le fust et le demourant au maistre de Rodes, qu’il envoiast à Rodes, fors tant seullement ce que il avoit departi si largement à ses compaingnons que aulcune chose ne luy demoura pour luy. Et quant ce fut fait ilz tendirent leurs voilles, et allèrent grant erre vers Chippre. Et cy se taist l’istoire de plus parler d’eulx, et commence à parler de la galliote où l’admiral se mist quant il s’en partist, qu’elle devint, ne où elle prinst port.

L’istoire nous dist que l’admiral de Cordes et le Caliphe de Bandas furent moult doulens de leur perte. Et tant erra l’admiral par la mer qu’il choisist le port de Lymasson ; et adoncq vist grosse navire devant la ville ; et quant il fut ung peu prez, il ouyt sonner trompettes et jetter canons moult horriblement ; et à l’approcher il congneut bien que c’estoit le Caliphe de Bandas et le roy Brandimont de Tarche qui assailloient moult fort ceulx qui gardoient le port, pour le prendre. Mais le capitaine du lieu estoit atout bons pavars, arbalestriers et ses gens, qui si vaillamment deffendirent le port que Sarrazins ne sceurent riens faire ; et regrettoient moult fort le Caliphe de Bandas et le roy Brandimont leurs vaisseaulx, lesquels estoient tous esgarez par la mer pour le tourment qui estoit, esquieulx vaisseaulx toute l’artillerie estoit et leur mieulx. Et lors vint l’admiral en escriant en hault : Par foy, Caliphe, mal vous va, car vostre navire que nouz conduisons en la mer avez-vous perdue en vostre trait, car Cristiens nous ont rencontrez sur la mer, et nous ont desconfis, que mal en soit de piet qui en soit eschappé, que tant seulement nous qui cy sommes ; et est tout perdu, à ung mot parler, car le long parler ne vous vault gaires. Adoncques quant le Caliphe l’entendist, il fut moult doulent. Par ma foy, dist-il, seigneurs, icy a dures nouvelles, car je vois bien que fortune dort pour nous quant à present, et jà a fait grant temps ; mais elle vault maintenant moult fort pour les cristiens, car il y pert bien à nous quant à present, et aussi a-il fait au souldan nostre cousin, lequel et tous ses gens ont esté mors et desconfis en ceste ysle ; que de mal feu soit-elle arse et brulée. Et adoncq luy va dire l’admiral : Sire, se vous monstrez semblant à vos gens que vous soiez esbahy, ilz cuideront que vous soiez du tout desconfit ; et, d’aultre part, sachiés, à ce que je apperçoy de ces gens qui sont au port ; ilz n’ont tallent de vous laisser arriver sans riote ; car ilz ne monstrent pas qu’ilz vous craingnent gaire, ne que ilz se doubtent point de vous ; si vous l’ouroye que nous nous retraissions en la mer et les laissons refroidir, et au point du jour serions-nous à ung petit port qui n’est mie loingz d’icy, que on appelle le cap Saint-Andrieu ; et n’aurons là qui nous deffende à prendre terre. Et ainsi le firent-ilz. Et adonc quant nos gens les virent partir ilz boutèrent tantost ung rampin arriver hors du port, qui les suyvit tant qu’il vit que sur le soir se ancrèrent environ une lieue du port et audessoubz dudit cap Saint-Andrieu. Et adoncques commença le rampin à s’en retourner au port de Lymasson, et dist ces nouvelles à nos gens. Lors fist le capitaine faire du feu sur la garde d’ung follet, et puys cliner devers la mer, et la plus prouchaine garde le vit du feu et le signe, et tantost le firent de garde en garde qu’il fut sceu tantost par tout le royaulme. Et adoncques se met hors chascun à chemin, tant de piet que de chevau, et se tirèrent en la place où le roy Urian estoit, qui jà avoit envoyé ses espies pour sçavoir où ilz prendroient terre ; et manda que chascun se tenist en sa fortresse et que on les laissast prendre terre paisiblement, excepté tant seullement que on ne se laissast pas surprendre, affin que les maulvais mescreans sarrazins ne prissent nulles de leurs fortresses ; car, avecques l’ayde de Dieu, il ne rapassera jà piet de là la mer. Et cy se taist l’istoire de plus parler du roy Urian, et commence à parler du Caliphe et du roy Brandimont.

En ceste partie nous dist l’istoire que les Sarrazins qui estoient entrez en la mer, sitost qu’ilz apperceurent l’aube du jour ilz desancrèrent, et vindrent tous d’une flotte au port, et prindrent terre. Et sachiés que ceulx de l’abbaye les apperceurent bien, qui tantost le mandèrent à Lymasson ; et le capitaine le manda tantost au roy Urian, qui en eut moult grant joye, et se commença tantost à apprester comme se se fust pour la bataille. Et le Caliphe fist tout tirer à terre, et fist faire ses logis emprez et delez eulx, ainsi comme à demie lieue du port, sur ung gros ruisseau d’eaue doulce qui cheoit en la mer, en la cornière de ung petit boys, pour luy refforchier, et laissa bien quatre mille payens pour garder la navire. Et cependant vint Guion, le maistre de Rodes et leurs gens qui arrivèrent à Lymasson, et leur commença à dire comment les Sarrazins avoient pris terre, et comment leur navire estoit à une lieue du cap Saint-Andrieu. Par foy, dist Guion, si l’irons-nous visiter, car qui la pourroit oster aux Sarrazins, jamais piet ne s’en retourneroit en Surye ne en Tarse ; et en disant ceste parolle, ilz se empoindirent en la mer, et allèrent legierement, exploitant tant qu’ils vindrent si prez des Sarrazins qu’ilz veoient le port du cap Saint-Andrieu et la navire, qui estoit grande. Adonc mirent toutes leurs choses à point et se mirent en bonne ordonnance ; et ce fait, ilz s’en vindrent comme fouldre et tempeste frapper sur les navires des Sarrazins à force de trait et de jet dedens si treshorriblement que mal soit de Sarrazin qui se mist en deffence ; mais qui peut saillir sur terre et courir hastivement devers l’ost, il s’en tint pour eureux ; et par ce moyen fut toute la navire prise et tous les Sarrazins qui furent atains. Adoncq envoièrent nos gens de leurs biens qu’ilz avoient pris sur les Sarrazins à moult grant foison en l’abbaye, et emmenèrent ce que bonnement ilz peurent desdictz vaisseaulx si chargez de l’avoir des Sarrazins que plus ne povoient, et au demourant ilz boutèrent le feu, et fut toute la navire qui demoura emprise en feu et en flame ; et ceulx qui eschappèrent des vaisseaulx vindrent en l’ost criants à haulte voix : A l’arme, à l’arme ; et dirent comment les cristiens avoient assailly la navire. Adonc s’esmeut l’ost et s’en vint qui mieulx peut vers le port, et trouvèrent moult de leurs gens mors et aulcuns qui estoient mussiés parmy les boissons. Et quant ils virent que nos gens s’en tournoient, ilz vindrent vers la mer, et recouverèrent de leurs vaisseaulx jusque à six qu’ilz preservèrent de bruler. Et quant le Caliphe perceut le dommaige, il fut moult doulent. Par Mahon, dist-il au roy Brandimont, ces cristiens qui sont cy venus de France sont moult durs et appertes gens d’armes, et se ilz durent gaires ilz nous porteront moult grant dommaige. Par Mahon, dist le roy, je ne me partiray jamais de ce pays tant que je soy du tout desconfit. Ne moy, dist le caliphe. Adoncques mirent les six vaisseaulx dedens qui leur estoient demourez, et y mirent et laissèrent bonnes gardes ; et à tant retournèrent à leurs gens. Et si se taist l’istoire d’eulx, et retourne à parler du roy Urian.

Or dist l’istoire que le roy Urian fut logé en une belle prarie sur une ripvière, et fut en la place mesmes où les fourriers du souldan furent desconfis au pont ; et avoit le roy envoyé ses espies à sçavoir où les Sarrazins se logeroient. Et lors vint le maistre de Rodes qui descendist devant la tente du roy et le salua moult haultement ; et le roy, qui fut moult joyeulx de sa venue, le bienveigna, et luy demanda comment Guion son frère se portoit. Par foy, monseigneur, dist le maistre de Rodes, bien comme le plus asseuré homme que je vis oncques ; sire, il se recommande à vous tant comme il peut. Par foy, dist le roy, ce m’est bel. Or me dictes comment vous avez fait depuys que vous vous departistes d’avecques nous. Et le maistre lui racompta de branche en branche toutes les adventures qui leur estoient advenues, de la navire du caliphe que ilz avoient destruicte au cap Saint-André, et comment ilz l’avoient arse. Par ma foy, dist le roy Urian, vous avez moult vaillamment voyagé et moult bien eureusement ; j’en loe mon createur ; et quant est de mon oncle, le roy d’Armanie, je suys moult joyeulx que vous l’avez laissé en bonne prosperité ; mais il nous fault adviser aultre chose comment les Sarazins soyent desconfis, et quant est de moy et de mes gens, je me deslogeray presentement pour eulx approchier, car ilz ont trop sejourné en nostre pays sans avoir aulcunes nouvelles de nous. Allez-vous en devers mon frère, et luy dictes que je me desloge pour aller combatre les anemis de Dieu. Adoncques le maistre prinst congié du roy, et s’en vint grant erre vers Limasson, et sur piet le roy fist deslogier son ost et vint loger à une lieue du caliphe ; et ne sçavoient riens de leur venue Sarrazins. Et le maistre vint à Guion noncer les nouvelles comment le roy c’estoit deslogé pour aller combatre ses anemis. Adonc Guion fist sonner ses trompettes et desloga, et vint logier sur une petite ripvière qui cheoit en la mer ; et sur celle mesmes ripvière estoient les Sarrazins logez, et n’avoit entre eulx que une montaigne qui tenoit bien une lieue de tour. Et se taist l’istoire de plus parler de luy quant à present, et commence à parler du roy Urian, son frère, qui fist moult grant vaillance de combatre Sarrazins.

L’istoire nous dist que le roy Urian estoit moult desirant de sçavoir où les Sarrazins estoient logez, et aussi de sçavoir leur commune, et comment ils estoient ; et pour ce appella un chevalier chipprien qui bien sçavoit toute la contrée, et lui dist : Armez-vous, et montez sur le plus seur chevau que vous aiez, et revenez cy devant mon logis tout seul, et n’en dictes mot à personne ; et viendrez avec moi où je vous vouldray mener. Et tantost le chevalier fist son commandement, et partist et s’arma, monta à chevau et revint à luy, et trouva le roy qui estoit jà monté sur ung legier courcier, et estoit bien à main, et dist à pluiseurs de ses princes : Ne vous mouvez jà d’icy jusques à tant que vous aiez nouvelles de moy ; mais se je ne revenoye, faictes ce que je vous manderay par cestuy mien chevalier. Et ilz disdrent que ainsi feroient-ilz. Mais pour Dieu, gardez bien où vous vous en allez. Ne vous en doubtez, dist le roy. Et lors se partirent ; et quant ilz vindrent hors du logis, le roy dist au chevalier : Menez-nous au plus court chemin où je puisse veoir le port où les Sarrazins sont arrivez. Et celluy le mena environ une lieue sur une haulte montaigne, et luy dist : Sire, voiez là le port et l’abbaye audessus. Et comment, dist le roy, on m’avoit dit que leur navire estoit arse, et encores velà des vaisseaulx ; d’où maintenant peuvent-ilz estre venus ? Et adonc regarda le roy à senestre, au font de la vallée, et vist l’ost de son frère qui c’estoit logé sur la ripvière ; et d’aultre part il vist l’ost des Sarrazins, qui estoient moult grant multitude. Par ma foy, dist le roy, voiez là grant peuple de Sarrazins ; ceulx congnois-je assez ; mais ceulx qui sont par dessà, je ne congnoys mie quieulx gens ils sont ; attendez-moy cy, et je iray sçavoir si je les pourray congnoistre. Et le chevalier luy respondit : Allez, de par Dieu. Lors se partist le roy, et exploita tant qu’il approcha de l’ost et trouva ung chevalier qui sailloit du port, qu’il congneut bien, et le nomma par son nom, et luy demanda : Mon frère est-il en ceste route ? Adonc quant le chevalier l’entendist parler, il le regarda et le congneut tantost, et s’agenoilla en luy disant : Monseigneur, oy. Or luy allez dire qu’il vienne parler à moy sur ceste montaigne. Et il se partist, et vint en l’ost, et dist à Guion ces nouvelles ; et il monta à chevau, et le maistre de Rodes avecques luy, et le roy retourna à son chevalier et luy dist : Amis, bien va, c’est Guion mon frère qui est logé là dessoubz. Puys vint Guion et le maistre de Rodes. Et adoncques les deux frères s’entrefirent moult grant joye. Lors leur monstra le roy l’ost des payens ; et quant ilz le virent, ilz dirent : Nous ne le sçavions pas si prez de nous. Or avant, dist le roy, à l’aide de Dieu, ilz ne nous pevent eschapper se ce n’est par ceste navire que je vois là en ce havre. Et quant Guion le vist, il fut tout esbahy. Et comment, dist-il, en ont encores apporté, les diables, des aultres ; nous leur ardimes, n’a pas trois jours, toutes leurs navires. Adoncq dist le maistre de Rodes : Je suppose bien que c’est elle, et que par adventure il avoit aulcuns demourez ès vaisseaulx, qui ne furent pas trouvez, qui ont recoups ce pou que voiés là. Par foy, dist le roy, ainsi peut-il bien avoir esté ; mais il y convient mettre gardes, car, par ce, pourrions-nous perdre le chief et les plus grans, qui aprez nous pourroient nuire en aultre temps. Comment, dist le maistre de Rodes, il samble que vous les aiez jà tous desconfis jusques au caliphe et à Brandimont roy. Adonc respondit le roy : Se il n’y avoit plus que ces deux, selon ce que je vous ay ouy dire, il n’y fauldroit pas besoing de tant de gens que Dieu nous a prestés ; il n’y fauldroit que Guion mon frère, il s’en seroit tantost delivré. Ha, ha, monseigneur, dist Guion, quant vous vous serez rigollé de moy et d’ung aultre encore, ne seront-ce que deux ; mais je loe Dieu de la vertu qu’il m’a donnée, combien qu’elle ne se pourroit comparer à la vostre, laquelle Dieu vous maintienne. Mon frère, dist le roy, je ne me cuide pas rigoller de vous, car se nostre fait estoit achevé à ces deux, je me fie tant à Dieu et en vous que j’attenderoie l’adventure telle que Dieu la nous vouldroit donner. Sans doute, monseigneur mon frère, dist Guion, se la besoigne ne tournoit ailleurs, il ne fauldroit point attendre adventure ; mais il est bon de laisser le parler et de adviser comment nos anemis seront destruis. Guion, dist le roy, vous dictes bonne raison. Adonc dist le roy à son chevalier : Allez en l’ost et faictes armer nos gens sans faire aulcun effroy, et les faictes partir des logis en bonne ordonnance, et les faictes venir au piet de ceste montaigne. Et adonc il partist et fist le commandement du roy ; et ceux de l’ost obeirent à luy, et vindrent soubz la montaigne en bonne ordonnance ; et lors dist le roy à Guion son frère qu’il allast faire armer ses gens, et qu’il approchast si prez de leur ost qu’il peut bien appercevoir leur contenance, et comment il verroit que la besongne se porteroit, et que bien se gouvernast. Et vous, maistre de Rodes, mettez-vous en mer à toutes vos gens, et vous en venez sur le pas du port, affin que se les Sarrazins se mettoient en leurs vaisseaulx, qu’ils ne peussent eschapper ; et je m’en vois ordonner mes gens pour combatre ces Sarrazins. Et ainsi se sont departis de la montaigne, et fist chascun d’eulx tout ce que le roy Urian avoit ordonné.

Le roy adonc vint à ses gens et les ordonna, et s’en vint en belle bataille rengée, les archiers et les arbalestriers sur les elles, et vindrent, et au descouvert de la montaigne virent l’ost des payens. Adoncques s’en allèrent le beau pas en bel arroy jusques à une arche prez de l’ost, avant que les payens s’en apperceussent à plain ; mais quant ilz apperceurent, ils commencèrent à crier : A l’arme, à l’arme. Adoncq l’ost s’arma de tous costez. Lors le roy Urian envoya courans à force de chevaux jusques au nombre de mille hommes d’armes parmy eulx, qui moult les dommagèrent et les empeschèrent tellement qu’ilz n’avoient bonnement loisir d’eulx ordonner à leur aise. Et non obstant ce ilz se mirent au mieulx qu’ilz peurent en arroy, et nos gens se assamblèrent avec eulx ; là eut moult grant occision de trait sur les Sarrazins. Adonc vint le roy Urian, qui se penoit moult fort de exillier ses ennemis, et faisoit tant d’armes qu’il n’y avoit si hardi Sarrazin qui l’osast oncques attendre, mais fuirent devant luy comme fuyt la perdris devant le lamier ; et quant le caliphe de Bandas l’apperceut, il le monstra au roy Brandimont en disant : Nous sommes bien doulens folz ; se pour cestui homme icy sommes esbahis, le demourant nous prisera et doubtera peu. Adonc il poindist le chevau de si grant ire que le sang luy sailloit par les deux flans. Et sachiés que c’estoit l’ung des fiers et des puissans que de son corps qui point vivoit en celluy temps, et tourna la targe derrière le dos et empoigna l’espée à deux mains et ferist Urian sur le coing du bassinet de toute sa force ; et la couppe du bassinet fut moult dure, et pour ce l’espée glissa et vint le coup descendre sur la col du destrier, et entra si avant en la char qu’il lui trencha les deux maistresses vaines qui soutenoient la teste du chevau. Et adonc le destrier s’enclina, qui ne se povoit plus soustenir, et lors le roy Brandimont s’approcha du roy Urian, et luy, qui sentoit son chevau aller par terre, laissa aller l’espée et embrascha le roy Brandimont par le foy du corps, et le tira à terre malgré qu’il en eut, et le mist soubz luy ; et là eut grant triboulement, tant de Chippriens comme de Sarrazins, pour recouvrer leur seigneur ; et là eut moult fière bataille d’une part et d’aultre, et moult horrible, et y eut foison de mors et de navrez. Lors tira le roy Urian ung court et fort coustel qui luy pendoit au destre costé, et puisa dessoubz la gorgerete du roy Brandimont tellement qu’il le mist jus tout mort, et puys se dressa sur les piés et cria à haulte voix : Lusignen, Lusignen. Lors vindrent Poetevins qui l’ouyrent et se frappèrent en la presse par telle vertu que les Sarrazins perdirent la place. Adonc fut le roy Urian remonté sur le destrier du roy Brandimont, et lors suyvirent le caliphe de Bandas ; et ainsi se renforcha plus fort que devant la bataille, et tant qu’il y eut grand perte d’ung costé et d’aultre. Pour vray, les Sarrazins furent fort grevez, tant de la mort du roy Brandimont que de leurs gens ; et ce pendant vint Guion de Lusignen qui se ferist en la bataille à bien deux mille hommes frès et nouveaulx, là où moult se combatirent. Adoncques quant le caliphe vist qu’il estoit ainsi surprins, si se partist de la bataille, luy dixiesme, le plus couvertement qu’il peut, et s’en vint en la mer. Là fut l’admiral de Damas, qui les fist entrer en une petite galliotte dont il estoit aultres fois rechappé, si comme je vous ay dit si-dessus, et fist la navire qui luy estoit demourée tantost partir du havre. Et si se taist l’istoire à parler de luy tant que le temps en sera, et retourne à parler de la bataille.

En ceste partie nous dist l’istoire que la bataille fut moult grant et horrible, et y eut moult grant occision ; mais quant les mauvais Sarrazins apperceurent que le roy Brandimont de Tarse estoit mort et que le caliphe de Bandas les avoit laissez en ce peril, ils furent moult esbahis, et se commencèrent tresfort à desrenger et à perdre place et aussi à fouyr vers la marine ; mais ce ne leur vault gaires, car toute la navire estoit partie avec le caliphe et l’admiral de Cordes. Que vous feroye ores long parler ? Les payens furent tous mors, et les pluiseurs se nayèrent en la mer. Et adoncques retournèrent les barons aux logis des payens, où il y avoit moult de richesses. Et cy se taist l’istoire de parler du roy Urian, et parle du caliphe qui s’en alloit moult doulent par la mer, et jura ses dieux que se il peut arriver à Damas à sanneté, que encores fera-il grant ennuy aux Chippriens ; et ainsi qu’il vaugoit par la marine et cuidoit bien estre eschappé du peril des mains des cristiens ; mais de ce que fol pense il demoure souvent la plus grant partie à faire ; car le grant maistre de Rodes estoit jà pieçà en aiguet sur la mer, à toutes ses gens, en gallées. Adonc il apperceut les Sarrazins venir, et se pensa bien que la bataille des Sarrazins estoit desconfite ; il en loua et remercia nostre seigneur Jhesucrist. Et adoncques il escria aux seigneurs et aux gens d’armes qui estoient avec luy et dist : Beaulx seigneurs et sergans de Jhesucrist, nous eschapperont ainsi ces ennemis ? Par foy, il sera moult faulte à nous. Qui lors veist mettre gens en ordonnance et courir sus Sarrazins et jetter canons et traitz d’arbalestres, c’estoit moult grant horribleté à veoir. Quand l’admiral de Damas perceut le meschief qui tournoit sur eulx, si haulça le voille et fist advancer les rames, et eschappa des dangiers de nos gens malgré que nos gens en eussent ; et fut la galliotte si eslongée en peu d’eure que nos gens en perdirent la veue, et veirent bien que le poursuyvir leur povoit plus nuire que aydier ; si les laissent à tant, et en peu d’eure furent les vaisseaulx desconfis et les paiens ruez en la mer, et ramenèrent les six vaisseaulx au cap Saint-Andrieu avec eulx, et puys saillist le maistre de Rodes de la mer à tout cent frères de sa religion, et vint au logis, et alla compter au roy et à son frère et aux aultres barons l’adventure, et comment les payens furent tous pris, mors et desconfis, et leurs vaisseaulx ramenez au port, et comment le caliphe et l’admiral de Damas estoient eschappez en une galliotte ; de quoy le roy fut moult doulens, et aussi ses barons. Et aprez departist tout ce qui avoit esté gaigné sur les Sarrazins à ses compaignons, sans qu’il en retenit oncques à son proffit qui vaulsist ung denier, excepté tant seullement aulcunes des tentes et l’artillerie, et de là s’en partist, et donna congié à pluiseurs de ses barons et à leurs gens, et les remercia moult chascun en son endroit. Quant ilz partirent, ilz s’en alloient tous riches, dont ilz louoient moult le roy Urian, et disoient que c’estoit le plus vaillant roy qui regnast pour celluy temps. Le roy Urian, ces choses faictes, vint à Famagosse, avec luy son frère et le maistre de Rodes et ses barons qu’il admena de Poetou, et tous les plus haultz barons de son royaulme. Là les receupt la royne Hermine moult liement et courtoisement, le roy son mari, son frère, et le maistre de Rodes, et tous les barons, et rendit moult devotement graces à Nostre-Seigneur de la victoire qu’il leur avoit donné.

Or nous dist l’istoire que la royne Hermine estoit moult ensainte, et avoit fait le roy crier une moult noble feste où il vouloit en paix et en repos festoyer ses barons de Poetou et tous aultres princes et estrangiers ; et en celluy jour que la feste devoit estre, huyt jours avant commença à arriver moult grant peuple en la cité, de quoy le roy fut moult joyeulx, et fist crier, sur painne de corps et d’avoir, que nul n’encherist de vivres ; et fut vray que trois jours devant la feste, la royne Hermine accoucha d’ung moult beau filz. Adonc commença la feste à estre moult grande, et fut l’enfant baptisé, et eut nom Henry, pour l’amour du tronc du roy, qui eut nom Henry. Adoncques fut la feste moult grande, et donna le roy moult de riches dons, et avoient aulcuns des barons de Poetou qui avoient prins congié du roy, de son frère et de la royne pour eulx en aller ; et leur avoit donné le roy moult de richesses, et estoient environ six chevaliers et leur route qui se misrent en mer ; et leur avoit le roy baillé lettres pour porter à son père et à sa mère. Or vueil-je laisser à parler de ceulx qui s’en vont par la mer, et diray de la feste, qui fut moult grande et noble ; mais elle fut en peu d’eure troublée pour l’amour du roy d’Armanie, dont les nouvelles vindrent à la cour.

L’istoire nous dist que ainsi que la feste estoit au plus grant bruit, vindrent jusques au nombre de .xvj. des plus haultz barons du royaulme d’Armanie, tous vestus de noir ; et sembloit bien à leur contenance qu’ilz fussent au cueur bien couroucez. Et quant ilz vindrent devant le roy, ils le saluèrent moult doulcement, et le roy les bienveigna et leur fist moult d’onneur. Et ilz luy disdrent : Sire, le roy d’Armanie vostre oncle est allé de vie à trespassement, Dieu par sa grace lui face mercy, et nous est demouré de luy une tresbelle pucelle et bonne, laquelle est sa fille, et n’y a plus de heritier qu’elle de sa char. Or vueillez sçavoir, noble roy, que en sa plaine vie il fist faire ceste lettre, et nous commanda qu’elle vous fut apportée, et nous charga et dist que nous vous requerissions pour l’amour de Dieu que de ce dont il vous fait requeste ne luy vueillez pas faillir, car nous sçavons bien que la chose est à vostre prouffit et honneur. Par foy, beaulx seigneurs, dist Urian, se c’est chose que je puisse faire bonnement je le feray voulentiers. Et adonc print Urian la lettre et la lut. Et la teneur d’icelle lettre est telle : Treschier seigneur et tresaimé, je me recommande à vous tant comme je puys, et vous m’aiez treschièrement devers ma treschière et amée niepce vostre femme pour recommandé. Et par ces lettres je faitz à vous deux la première requeste que oncques je vous fis, ne que jamais je feray, car certainement quant ces presentes lettres furent escriptes je me sentoie en tel point que en moy n’avoit point d’esperance de vie. Or je n’ay point de heritier de mon corps que une seulle fille, laquelle Guion vostre frère a bien veue. Je vous supplie humblement qu’il vous plaise de le prier de par moy qu’il la vueille prendre à femme, et le royaulme d’Armanie avecques. Et se il vous samble qu’elle n’en soit digne, si luy aidez à assener à quelque noble homme qui bien sache le pays gouverner et deffendre des ennemis de Jhesucrist. Or y vueillez pourvoir de remède convenable, car à tout dire, se il vous plait, en la fin je vous fais mon heritier du royaulme d’Armanie ; mais pour l’amour de Dieu prenez en garde et ayez pitié de mon povre enfant, qui est orpheline desolée de tout conseil et de tout confort, se vous luy faillez. Adonc quant Urian oyt ces piteux mos, il fut moult doulent de la mort du roy, et eut moult grant pitié au cueur des piteux mos qui estoient escrips en la lettre. Adonc respondist aux Hermeniens en disant ainsi : Seigneurs barons je ne fauldray mie à cest besoing, car se mon frère ne se veult à ce accorder, si vous feray-je tout le confort et aide que je vous pourray faire. Sire roy, disdrent les Hermeniens, nostre seigneur le vous vueille meriter, qui vous doinct bonne vie et longue. Et adonc appella le roy Urian Guion son frère, qui jà sçavoit nouvelles de la mort du roy d’Armanie, de quoy il en estoit moult doulent. Et luy dist le roy Urian les parolles qui s’ensuivent : Guion, tenez ce don, car je vous vueil faire heritier du royaulme d’Armanie et de la plus belle pucelle qui soit en tout le pays, c’est à assavoir de Florie ma cousine, la fille du roy d’Armanie, qui, de la voulenté de nostre seigneur, est allé de vie à trespassement. Or je vous prie que ne refusez pas ce don, car telle offre n’est pas à refuser. Par ma foy, beau frère et monseigneur, dist Guion, je vous en mercie moult humblement, et luy qui est trespassé, de ceste offre et de ce present. Adonc eurent les Hermeniens si grant joye que plus ne povoient au monde. Et adoncques quant il eut consenti la parolle, ilz se agenoullèrent devant luy et lui baisèrent les mains à la guise du pays. Adonc renforça la feste plus grande que devant. Et cependant le roy commanda à appareiller toute sa navire qui estoit au havre du port de Limasson, et ordonna à mettre moult de richesses aux vaisseaux, et ordonna à y entrer moult belle baronnie, tant de Poetou comme de Chippre, et le maistre de Rodes, pour le conduire en Hermanie, et furent aux nopces, et le firent couronner et prendre la possession de tous les pays et les hommaiges de tous ses subjectz. Et sachiés qu’ilz fussent plus tost departis pour eux en aller se ne fut pour attendre la relevée de la dame royne, laquelle fut relevée à moult grant joye et grant solennité, et y eut noble feste et grande, et donna le roy Urian de grans et riches dons aux Hermeniens. Et aprez la feste finée prist Guion congié de sa seur la royne, qui fut doulente de sa departie, et lors le conduit le roy jusques au port de Limasson ; et quant ilz entrèrent en la mer les deux frères s’entrebaisèrent. Adonc drescha-on les voilles et fist-on desancrer la navire, et aprez se empaignèrent en la mer à moult noble compaignie, bien pourveus comme se ce fut pour aler en guerre, pour doubte des Sarrazins. Et tant allèrent, tant de jour comme de nuyt, qu’ilz apperceurent et visrent la ballet du Crub, qui est la maistresse ville du royaulme d’Armanie, où on desiroit moult leur venue, et y estoient assamblez moult des nobles du pays, qui nuyt et jour attendoient leur venue.

En ceste partie nous dist l’histoire que ceux de Caliz furent moult joyeulx quant ilz virent approucher la navire, car jà sçavoient les nouvelles que leur seigneur venoit, pour ce que les barons qui estoient allez en Chippre pour porter les lettres dont je vous ay fait mention par avant, leur avoient mandé toute la verité, affin de ordonner et pourveoir de le recepvoir honnourablement ; et y estoient tous les haultz barons du pays et les dames et damoiselles venues pour le festoier et honnourer. A celle heure la pucelle Florie estoit à la maistresse tour, qui regretoit moult la mort de son père, et si avoit moult grant paour que le roy Urian ne le voulsist pas accorder à son frère, et estoit une cause qui moult luy angoissoit sa douleur. Mais adoncques une damoiselle luy vint dire en ceste manière : Madamoiselle, on dist que ceulx qui estoient allez en Chippre arriveront bien brief au port. De ces nouvelles fut Florie moult joyeuse, et vint à la fenestre, et regarda en la mer, et vit navires, gallées, et aultres grans vaisseaulx qui arrivoient au port, et oyt trompettes sonner, et pluiseurs aultres instruments de divers sons. Adonc fut la pucelle moult lie, et vindrent les barons du pays au port, et recepvoient moult honnourablement Guion et sa compaignie, et le menèrent à mont vers la pucelle, laquelle luy vint à l’encontre de luy. Et Guion la salua moult honnourablement en ceste manière : Ma damoiselle, comment a-il esté à vostre personne depuis que me partis d’icy ? Et elle luy respondist moult amoureusement et dist : Sire, il ne peut estre gaires bien, car monseigneur mon père est nouvellement trespassé de ce mortel monde, dont je prie à nostre Seigneur Jhesucrist, par sa saincte grace et misericorde, qui luy face vray pardon à l’ame, et à tous aultres ; mais, sire, comme povre orpheline je vous remercie et gracie tant humblement comme je puys des vaisseaulx que vous m’envoiastes, et aussi de la grant richesse et avoir qui estoit dedans.

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