Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée
Comment le conte fut apporté mort à Poetiers.
L’ystoire nous racompte que tant attendirent à la porte ceulx qui estoient avec Raimondin, qu’ilz visdrent approucher ung grant troupeau de gens, et eulx approuchans ilz entendirent moult de piteuses voix qui griefvement se lamentoient, dont ilz furent moult fort esmerveillez. Et adoncques commencèrent pluiseurs à doubter qu’ilz n’eussent aucun empeschement de leur seigneur, et tant attendirent que ceulx qui apportoient leur seigneur se commencèrent moult fort à escrier et plourer, disans en ceste manière : Plourez, plourez, vestez-vous tous de noir : car ce filz de truye nous a tué nostre bon seigneur le conte Aimery ; et aprez le corps venoient deux veneurs qui apportoient le sanglier moult grant à merveilles ; et entrèrent en la cité moult grant dueil faisans ; et commencèrent moult piteusement à crier : Ha ! ha ! mauldit soit celluy de Dieu que ceste chasse anoncha, et la commença ; et fut la douleur si grant que oncques homme ne vit greigneur ; et en faisant tel dueil s’en vindrent jusques au palays, et là fut le corps descendu. Et pour ce que on ne doit pas maintenir dueil longuement je m’en passe briefvement. Adoncques la contesse et ses enfans menèrent merveilleusement grant dueil, et aussi firent les barons et les communes du pays ; et sachiés que Raimondin aussi, ainsi comme s’ensuyt.
Raymondin faisoit moult grant dueil plus que nul des autres, et se repentoit de son meffait, que ce ne fut l’esperance du confort que il prenoit de sa dame, il ne se fut peu tenir qu’il ne leur eut dit toute son adventure, pour l’amour de la moult grant contrition que il avoit de la mort de son seigneur. Or ne vous veulz-je pas longuement parler de ceste matère. Tantost lors que ce fut fait moult noblement et richement en l’eglise de Nostre Dame de Poetiers, selon la coustume du temps. Et devez sçavoir que les bonnes gens du pays qui eurent perdu leur seigneur furent moult doulens, et de chaude cole prindrent le sanglier et le portèrent en la place devant l’eglise, et l’ardirent en ung feu, devant l’eglise, que ilz firent de motes de terre. Or il est bien verité qu’il n’est douleur, tant soit angoisseuse, qui ne se adoulcisse sur les trois jours ; et adoncques quant tout ce fut fait, les barons du pays vont moult doulcement reconforter la dame et ses deux enfants à leur povoir ; et tant firent que la douleur assoulagèrent. Mais la douleur de Raimondin croissoit tousjours de plus en plus, tant pour la cause qui le contraignoit à se repentir du meffait, comme de la grant amour qu’il avoit eue au conte son oncle ; et tant fist le conseil que tous les barons du pays furent mandez à ung certain jour pour faire leur hommaige à leur gracieux seigneur, le filz dudit conte jadis, du relevage de leurs terres et de leurs fiez. Et tantost que Raimondin le sceut, il monta à son chevau, et tout seul saillit de Poetiers, et entra en la forest pour venir tenir son convenant à sa dame.