Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée
Comment le roy de Behaigne envoia ung messagier par devers le roy d’Anssay, son frère.
En ceste partie nous dist l’istoire que ung messagier vint à Lucembourg de par le roy Phedrich de Behaigne, qui moult estoit vaillant preud’omme, et qui moult fort avoit soubztenu la foy catholique en son temps contre les Sarrazins, le roy de Craco, et les autres rois xpistiens marchissans à luy ; et pourtant luy avoient couru les Sarrazins en son pays, et n’estoit pas le roy Phedrich assez fort ; et pourtant il c’estoit mis et retrait en la cité de Pragne, luy et la plus grande partie de ses gentilzhommes. Or est vray que celuy roy n’avoit de heritier que une seulle fille, qui avoit nom Aiglentine. Et est certain que celluy roy Phedrich estoit frère du roy d’Anssay, et pourtant envoia-il vers luy à secours. Le messagier avoit esté à Anssay, et là on luy avoit dit que il estoit à Lucembourg ; et, à brief parler, tant enquist le messagier qu’il trouva le roy d’Anssay et lui presenta les lettres de son frère Phedrich ; et tantost il rompit la cire et les ouvrit et les lut ; et par icelles il vit et congneut le meschief en quoy son frère estoit, et dist si hault que chascun le povoit oyr et entendre : Ha, ha, Fortune, comment tu es perverse et peu feable ! certes l’omme est bien deceu qui en toy ne en tes dons se fie en riens. Or n’a pas gramment que du plus hault de ta roe m’as mis au plus bas, et encore ne te souffist-il mie, mais me veulz pardestruire, quant mon frère, qui est ung des prud’ommes et vaillans roys du monde, tu veulz ainsi desemperer et debouter de son roiaulme, se Dieu par sa grace n’y mest remède. Adoncques se tourna devers le duc Anthoine, en disant : Ha, a, tresnoble et tresvaillant seigneur, or me va de mal en pis : car vostre tresnoble chevalerie et puissance ne m’a pas tant seullement maté ne amendry de mon honneur, mais avecques moy le plus preud’omme et le plus vaillant roy qui fut en toute la lignée, et qui plus vaillamment a deffendu la foy catholique contre les ennemis de Dieu. Or est ainsi que je ne le puis aulcunement secourir contre ses anemis ; et ainsi sommes-nous deux roys exilliez par vostre proesse, non pas par vous, mais par ma folle emprinse ; car Dieu m’a pugni moins assez que je n’ay desservi. Et lors commença à mener tel duel que c’estoit grant pitié à veoir.
Moult fut doulent le duc Anthoine quant il eut entendu les piteux regrès que le roy d’Anssay avoit fait ; et adonc lui dist : Sire roy, dictes moy pour quoy vous menez si grant douel. Par Dieu, ce dist le roy, il y a bien bonne cause ; et vous plaist à regarder en ceste lettre, et vous verrez la douleur et le meschief où mon frère est, auquel je ne puis aidier, ne le reconforter, car vous avez confondue ma puissance. Alors prist le duc la lettre et la lut de chief en chief, et vit le grant misère où le roy Zelodus de Craco tenoit le roy Phedrich de Behaigne, en Pragne la cité, où il n’avoit, comme disoit la teneur des lettres, nulz vivres au mains pour plus de trois ou quatre mois. Et veant le duc Anthoine le meschief où les Sarrazins tenoient le roy, si en eut grant pitié, et en luy mesmes dist en son cœur que pas ne demourera en cestuy party, et que les Sarrazins achetteroient la paine qu’ilz font souffrir aux xpistiens. Et lors dist au roy : Sire roy, se je vous vouloie aidier à secourir vostre frère, y vouldriés vous point aller ? Et quant le roy entendist ceste parolle, il se jetta à genoulx en disant : Sire, se vous me voulez faire ceste grace, je vous jure que je feray Regnauld vostre frère roy de Behaigne aprez le decès de mon frère le roy, qui est aisné de moy prez de vingt ans : car sachiés que mon frère n’a hoir, fors seullement une belle fille, qui a nom Aiglentine, et a environ .xv. ans ; et celle donneray-je, se il vous plaist, à Regnauld, vostre frère. Par foy, dist le duc, et je l’accorde. Or vous en allez en Anssay, et faictes vostre mandement ; et soiez cy dedens trois sepmaines, et vueillés logier là en ces prez, en vos tentes qui encores y sont ; et entretant je manderay mes gens qui sont en la guerre avecques ung mien chevalier en la leffe où on lui avoit fait tort. Et le roy luy respondist : Sire duc, celluy le vous merite qui souffrist mort et passion. Et adoncques print congié du duc et de la duchesse, de Regnauld et de toute la baronnie, et monta à chevau, et s’en erra avecq sa mesnie tant comme il a peut vers son pays d’Anssay, dolent de sa perte, et joyeux du secours que le duc Anthoine luy promist à faire pour secourir le roy Phedrich, son frère, qui guerroioit contre les mauvais Sarrazins.
La vraie histoire nous tesmoingne que tant chevaucha le roy d’Anssay qu’il vint en son pays, où il fut moult bien venu de sa baronnie, et s’en alla tantost veoir Metidée, sa fille, qui n’en avoit pas deux ans accomplis ; et aprez il retourna avec ses barons, et leur compta tout son affaire, et comment il luy convenoit aller secourir son frère, et comment le duc Anthoine et Regnault, son frère, le iroyent aidier à secourier son frère à toute leur puissance. Par foy, disdrent les barons, dont ne peut-il estre que la besoingne ne se porte bien : car encontre leur effort ne pourront paiens contrester. Or vous delivrés, sire, de faire vostre mandement, car nous irons tous avecques vous. Lors fist le roy son host semondre et mander par tous ses amis et ses alliez ; et en pou de temps assembla bien de six à sept mille combatans, et se partist de son pais, et y laissa bon gouverneur ; puis erra tant que, au bout de trois sepmaines, il se loga devant Lucembourg, en la prarie et tentes qu’il y avoit laissées ; et les gens du duc Anthoine, qui estoient revenus de la guerre où ilz estoient allez ; et tant qu’ilz furent en nombre cinc mille bassines et mille cinc cens arbalestriers et archiers assemblez, sans compter ceulx de la duché, qui furent deux mille ; mais, non obstant, il n’eut pas voulu mener que mille, et laissa le remanant pour garder le pays, et leur recommanda la duchié, et aussi à ung baron de Poetou, nommé le seigneur Dargemon.