Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée
Comment les deux frères furent à l’enseveliement et obsèque du roy Phedrich.
Aiglentine, qui estoit à l’encontre de l’eglize, moult humblement fist la reverence aux deux frères, et les mercia moult humblement du noble secours qu’ilz lui avoient fait, car aprez Dieu ilz luy avoient gardé son honneur, sa vie et son pays. Et adoncques Anthoine luy respondit moult humblement : Damoiselle, nous n’avons rien fait fors ce que nous devons faire, car tous bons cristiens sont tenus et obligez selon Dieu de destruire et opprimer les ennemis de Jhesucrist. Et adoncques la prindrent les deux frères par les deux lets et la dressèrent moult humblement en siége. Là estoit la pucelle moult noblement acompaignée de dames et damoiselles du pays. L’obsèque fut fait et les chevaulx offers comme il appartenoit à ung tel et si noble roy qu’il estoit. Et aprez le service, les deux frères montèrent à chevau et leur mesnie. Le roy d’Anssay et le duc Ode conduirent la pucelle jusques au palais et descendirent ; et aprez montèrent ensamble en la salle ; et adonc le disner fut prest ; ils lavèrent leurs mains, et puys s’assirent et furent moult bien servis ; et aprez les nappes ostées ilz lavèrent, et furent graces dictes. Adoncques la damoiselle fut convoiée en sa chambre, qui fut moulte dolente de la mort de son père. Et adoncques appella le roy les barons du pays et leur dist ces parolles :
Seigneurs barons, dist le roy ; il vous fault entre vous adviser comment vous ayez en vous ung vaillant homme pour gouverner le royaulme de ma niepce ; car terre qui est en gouvernement de femme est peu de chose. Or regardez qui sera bon au prouffit et à l’onneur de ma niepce et de vous. Adoncques respondit ung pour tous les aultres : Sire roy, nous ne sçavons homme qui devant vous s’en doibve mesler, car se vostre niepce Aiglentine estoit allée de vie à trespassement, toute la terre et le royaulme de Behaigne escherroit à vous ; si que pourtant nous vous en chergons, et en faictes à vostre voulenté, car c’est bien raison. Adoncques respondist le roy et dist ainsi : Par mon chief, pour le plus brief, il faut marier ma niepce ; or luy querez ung mary qui soit bien digne de gouverner son royaulme ; car quant est de moy, j’ay assez pays à gouverner ; et pourtant je ne vueil mie avoir le gouvernement de cestuy cy. Adoncques les barons respondirent tout prestement : Sire roy, se il vous plaist que vostre niepce soit mariée, si luy querez ung bon mari tel qu’il vous plaira ; car par dessus vous il n’y a homme qui s’en meslast. Et quant le roy entendit ce, il respondist en ceste manière : Et nous y pourvoierons à son honneur et prouffit et au vostre aussi, bien prochainement, et je m’en vois parler à elle pour celle meisme cause. Adoncques les barons respondirent : Sire, Jhesucrist le vous vueille meriter. Et lors le roy s’en partist, et vint en la chambre de sa niepce, qui moult humblement le receupt. Et adoncques le roy luy dist en ceste manière : Ma belle niepce, Dieu merci, vos besoingnes sont maintenant en bon parti et en bon point ; car vostre pays est delivré du dangier des Sarrazins, par la puissance de Dieu et des deux frères de Lusignen. Or fault regarder comment vostre terre soit gouvernée doresnavant à vostre prouffit et honneur et de vos gens aussi. Adoncques respondist la pucelle : Mon treschier oncle, je n’ay plus de confort ne de conseil que vous ; si vous requiers pour Dieu que vous y veullez pourveoir de remède ; car il est bien vray que à vous je doibs plus obeir que à personne du monde, et aussi le vuel faire. Adoncques en eut le roy moult grant pitié, et lui respondist et dist : Belle niepce, nous y avons jà pourveu ; il vous fault marier à ung tel homme qui soit digne de vous gouverner et vostre pays ; et il n’est pas trop loing d’icy, qui est bon et beau, noble, preus et hardy. Par ma foy, bel oncle, dist la pucelle, ce sont foyson de belles taches et bonnes ; je suys certaine et sçay bien de vray que vous ne me conseilleriez chose qui ne soit à mon honneur et prouffit, là où vous le pourrez sçavoir et considerer ; mais, treschier oncle, de moy si tost marier aprez la mort de mon père, je ne monsteroye pas nul samblant de doeul de sa mort, et me samble que je mefferoye trop, et en seroie blasmée moult durement au derrière de moy ; et tel me monstroit bonne chière qui en tendroit mains de compte derrière.
A ce respondist le roy : Ma tresbelle niepce, grant chose à faire le convient ; car de deux maulx on doit choisir le plus petit, quant l’ung avoir le fault ou choisir ; mais, belle niepce, il est bien vray qui pourroit bonnement attendre, se seroit bon pour honneur que vous attendissiés encores ; mais quoy, ma belle niepce, je suys demourant loingz de vous et ne puys cy gaires longuement demourer sans trop grant dommaige d’aultruy et du mien ; et d’aultre part, il fault satisfaire les deux frères du noble secours qu’ilz vous ont fait, ou du mien ou du vostre. Et aulcuns disent qu’il est bon d’avoir plus de prouffit et mains d’onneur ; et à dire que vous les peussiés remunerer de la courtoisie qu’ils vouz ont faicte, la moitié de vostre royaulme ne souffiroit pas au grant dangier et à la paine qu’ilz ont souffert et eu pour vous ; et d’aultre part, belle niepce, sachiés que vous n’estes mie trop souffissante pour avoir ung tel et si noble homme à mari comme est Regnauld de Lusignen ; car pour certain il est bien digne d’avoir la plus grande dame du monde, tant pour sa noble lignée comme sa bonté, beaulté et sa noble proesse. Adoncques quant la pucelle entendit le roy son oncle, elle fut toute honteuse, et veoit et consideroit bien qu’elle estoit en grant dangier et de son peuple et de pluiseurs aultres choses ; si ne sceut que respondre, fors tant seullement qu’elle du tout en plourant se soubzmettoit au bon vouloir du roy son oncle, et luy dist telles parolles : Treschier oncle, je n’ay point de confort en cestuy monde, fors que Dieu et vous ; pour ce, faictes de moy et de mon royaulme tout ce qu’il vous plaira. Belle niepce, dist le roy, vous dictes tresbien ; et je vous jure par ma foy que je ne feray chose en ceste partie que je le face pour le mieulx. Or, ma belle niepce, ne plourez plus, car je vueil que vous vous delivrez de ceste besoingne ; car plus demourroit ceste baronnie, qui sont bien en nombre .xii. mille combatans, sur votre pays, et tant aurez-vous plus grant dommaige. Et celle, qui bien cognoissoit que à droit luy disoit, si luy dist : Mon treschier oncle, faictes en vostre plaisir. Adoncques vint le roy en la grande salle où les deux frères estoient, avec eulx moult belle baronnie tant du pays comme d’ailleurs ; et prist le roy la parolle et dist à Anthoine en ceste manière : Noble duc, plaise vous attendre à moy ; les barons de ce pays qui cy sont vous supplient, et aussi fais-je, qu’il vous plaise que Regnauld vostre frère soit roy de Behaigne, et qu’il prengne à femme Aiglentine, ma niepce ; et, treschier sire, vueillez luy prier que ce ne vueille refuser ; car les barons du pays le desirent moult à avoir. Sire roy, ceste requeste est digne d’estre ottroyée, et aussi sera elle. Or faictes venir la damoiselle. Et tantost le roy et le duc Ode l’alèrent querir, et lui firent oster le noir, et la firent vestir des plus riches garnimens qu’elle eubt, et des plus riches joyaulx, fermaulx, aigneaulx d’or à riches pierres, saintures, chapeaulx, et ses dames et damoiselles moult richement aournées, et pluiseurs eurent les chiefz bien aournées de grosses perles ; le roy et le duc Ode adressèrent la damoiselle, et les aultres dames venoient aprez. Adoncques quant la damoiselle entra en la salle avecq sa compaignie, elle fut toute enluminée de richesses et de beaulté. Adonc Anthoine et tous les barons honnourèrent moult fort la pucelle, qui tant fut belle que à merveilles, et elle aussi leur fist honnourablement la reverence. Adonc prinst le roy la parolle, et dist en ceste manière :
Sire duc de Lucembourg, tenez-nous vos convenances ; veez cy de quoy nous voulons tenir les nostres. Par mon chief, dist Anthoine, c’est bien raison. Or sa, dist le duc Anthoine, beau sire, recepvez celle noble pucelle, et l’onneur du royaulme de Behaigne. Adonc passa Regnauld devant, et dist à haulte voix : Par ma foy, beau sire, je rends premierement graces à Dieu omnipotent, au roy qui est icy, et à tous les barons de ce pais de cestuy hault honneur, car se il n’y avoit tant seullement que la pucelle sans heritaige, si ne la refuseroie-je mie, et à l’aide de Dieu, j’ay esperance de conquerir assez de pays pour elle et pour moy, combien que je prens bien tout en gré. Adonc luy dist Anthoine : Beau frère, vous avez raison, car vous avez le royaulme tout conquis davantaige ; or vous doint Dieu par sa saincte grace conquerre des aultres sur les ennemis de Dieu. A brief parler, fut là mandé ung evesque qui les fiansa, et commença la feste à estre moult grande ; car on le sceut tantost par toute la ville ; et en eubrent tous ceulx de la ville moult grant joye, et fut toute la ville parée de couvertes de riches draps d’or ; et fist-on moult noble appareil comme pour une telle feste, et fut ordonné que les neupces se feroient sur le champ au maistre pavillon. Et ainsi demoura jusques au tiers jour ; et fist-on faire maintes robes riches, tant pour l’espouse, les dames et damoiselles, comme pour les deux frères et les barons du pays et les estrangiers ; et la nuyt que on devoit espouser le lendemain, on mena la pucelle, et avec elle les dames et damoiselles, au maistre pavillon ; et fist-on tendre moult de riches tentes tout environ pour les dames ; et le roy d’Anssay et le duc Ode de Bavière se logèrent avecq leur baronnie environ les tentes des dames, et Anthoine et Regnauld d’aultre partie ; et fist-on celle nuyt faire bon guet comme se les anemis furent prez de là ; et fut la feste moult grande, et le soupper moult notable. Et quant il fut temps, chascun s’en alla reposer jusques à la matinée que l’aubbe du jour apparut.