Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée
Comment l’abbaye de Maillières fut refaicte.
Et fut l’abbaye de Maillières refaicte plus grande et plus puissante qu’elle n’avoit esté par avant ; et y mist Geuffroy six vingz moynes, et les renta moult bien ; et furent ordonnez pour tous temps et à tousjours pour servir Dieu devotement et prier pour les ames des trespassez, et aussi pour les ames de Raimondin et Melusine, sa femme, et pour les ames de tous leurs hoirs, et de tous aussi qui de eulx estoient issus. Et se fist Geuffroy signifier et escripre à la porte ; c’est assavoir la longeur et la grandeur de luy, au plus prez que on peut faire à sa samblance. Et dist l’histoire que le roi Urian regna moult puissamment en Chippre, et aussi firent ses hoirs aprez luy. Et, par cas pareil, regna roy Guion en Armenie ; et aussi semblablement le roy Regnault en Behaigne, Anthoine à Lucembourg, Odon à la Marche, Raimonnet en Forestz, Geuffroy à Lusignen, et Thierry à Parthenay. Et en sont issus ceulx de Penebrot en Angleterre ; ceulx de Cabières en Arragon, comme j’ai dessus dit ; ceulx du Chassenage du Dauphiné ; ceulx de la Roche, et ceulx de Candillat, si comme on le treuve ès anciennes croniques. Je vous vueil encores parler de Geuffroy au grant dent.
Icy aprez nous dist la vraye histoire que, bien dix ans aprez la mort de Raimondin, Geuffroy son filz gouverna sa terre tellement que en ces dix ans on ne rendist aulcuns comptes, ne aussi il ne luy en challoit. Quant on lui disoit ainsi : Monseigneur, oyez vos comptes, si sçaurez comment vous vivez ; il respondist en ceste manière : Ne faictes-vous à nulluy tort pour rente ne revenue que j’aye ? et quel compte voulez-vous que j’aye, quant vous et moy sommes tous aises ; que mes fortresses sont bien retenues, toutes mes besongnes en bon point ; que vous me baillez argent quant j’en demande et me faictes finances de ce que je vueil avoir ? Quel compte voulez-vous que j’aye ? Quant est de moy, je ne vueil aultre compte ouyr, ne je ne vous sçauroye aultrement requerre. Cuidés-vous que j’aye cure de faire une maison d’or ? Celle de pierre que monseigneur mon père et madame ma mère m’ont laissée me souffist bien. Et ses recepveurs respondirent à luy : Au moins, Monseigneur, ne peut ung prince faire moins que de ouyr ses comptes unes fois chascun an, et ne fut ores que pour la salvation de ses recepeveurs et ses gouverneurs pour en faire quittance, affin que on ne leur sache que demander ne à leurs hoirs en temps advenir. Tant misrent-ils de poingz avant à Geuffroy que il se consentist à ouyr ses comptes, et fut le jour assigné. Adonques vindrent tous ses recepveurs de toutes ses terres, et entrèrent en une bonne chambre fermée. Là fut Geuffroy et ceulx qu’il avoit commis pour les ouyr.
Cy aprez nous dist la vraye histoire que, oyant ledict Geuffroy ses comptes, compta entre les aultres son recepveur de Lusignen, lequel, en la fin de chascune année, employoit en despence dix soublz pour le pommel de la tour. Et, ce oyant, Geuffroy demanda tantost : De la quelle tour est-ce que le pommel couste tous les ans dix soubz ? Ne le povez-vous faire si fort que il dure plus de dix ou douze ans, affin que on ne compte pas si souvent ? Et incontinent ilz respondirent : Monseigneur, c’est rente que nous payons tous les ans. Comment, dist Geuffroy, je ne tiens la fortresse de Lusignen et le chasteau que de Dieu, mon createur tout puissant ; à celluy vouldroye bien estre quite pour chascun an pour dix soublz. A qui les payez-vous ? Sire, par nostre foy, nous ne sçavons pas. Et comment, dist Geuffroy, vous voulez avoir quitance de moi, et aussi veulz-je avoir la quitance de celluy à qui vous paiez les dix soublz de rente pour le pommel de la tour. Et, par la dent Dieu, dist Geuffroy, vous ne me aurez pas de tel jour, car, se je puys aulcunement sçavoir à qui il est, il monstrera comment je luy doibz, ou il me rendra, ou vous ou aultre qui avez aloé en vos comptes, tout ce que il en a receu. A ce respondirent les recepveurs et gouverneurs à Geuffroy en ceste manière : Monseigneur, il y a bien cincq ou six ans aprez que ma dame vostre mère fut partie de monseigneur vostre père, que tous les ans, le dernier jour d’aoust, venoit une grant main, et prenoit le pommel de la tour Pontume, et l’arrachoit si tresfort qu’il abbatoit moult grant partie de la couverture de la tour, et coustoit à reffaire tous les ans vingt ou trente livres. Adoncques vint ung homme que vostre père n’avoit oncquesmais veu, ce disoit, qui lui conseilla que le dernier jour d’aoust il mist trente pièces d’argent, dont chascune vaulsist quatre deniers, en une bourse, et le fist porter, entour nonne et vespres, au dernier estage de la tour, et que la bourse où seroient mis les dix soublz fut de cuir de cerf et fut mis sur la pièce de bois qui soustient le comble où le pommel est assis, et que ainsi le fist faire et continuer tous les ans, et le pommel demourroit, par ce faisant, tout entier ; et ainsi ce a esté tous les jours depuys faict, et oncques puys le pommel ne se bouga ne ne fut empiré, et n’y trouva-on riens lendemain. Et, quant Geuffroy entendist ceste parolle, il commença moult fort à penser sur ce fait, et fut moult longtemps sans respondre.
L’istoire nous tesmoingne que moult longuement musa Geuffroy sur ce fait : et, quant il y eut assez pensé, il commença à dire tout hault : Et comment cuidez-vous, se mon père a voulu asservir l’eritaige tant qu’il l’a tenu, que pour tant je le vueille tenir à serf quant il est francq. Vous aultres avez veues les lettres comment le bon conte Henry de Poitiers le donna à mon père si franchement qu’il ne devoit riens à nul homme qui vive que à Dieu tant seullement. Par mon chief, je n’en paieray jamais croix à homme pour moi. A tant s’en issist de la chambre tout courousié, et s’en allèrent ses gens aprez luy, que oncques n’y en eut ung qui osast ung seul mot sonner ; et leur dist Geuffroy : Gardez-vous bien que jamais ne soiez si hardis d’en paier denier ; et sachiés que, se vous faictes le contraire, je vous courouceray du corps : car c’est ma voulenté de veoir qui sera si hardi de demander truage sur ma terre ne sur moy ; et, au jour que je le souffriray, soye mort de malle subite. Mais aportez-moy tantost la bourse et l’argent au jour que vous avez acoustumé de le porter. Et ilz disdrent que si feroient-ilz. Et à tant s’en partirent, et demourra la chose ainsi jusques au dit jour. Adoncques Geuffroy manda par ung messagier son frère Thierry en Parthenay, et aussi Raymonnet en Foretz, et Odon en la Marche, que ilz venissent tous à ce jour à luy. Et ilz si firent, et leur compta cette adventure, de quoy ilz furent moult esbahis. Et ilz demandèrent à Geuffroy qu’il apensoit de faire, et il leur respondist : Vous le verrez bien. Et vint la journée du dernier jour d’aoust ; et lors Geuffroy oyt messe et se confessa moult devotement, et receupt le corps nostre seigneur Jhesucrist ; puys issist de l’eglise et vint au donjon et avecq luy ses frères et les barons du pays, et se assirent à disner ; et aprez disner Geuffroy se arma de toutes pièces, et après devalla une estolle que le chappellain qui luy avoit la messe dicte tenoit, et la mist entour son col, et la croisa devant son pis ; et, ce faict, prinst la bourse où les trente deniers estoient, laquelle en argent valloit loyaulment dix soubz parisis, et la pendist à son col ; puys çaindist son espée, pendist l’escu à son col, et puys fist par le chappellain jetter de l’eaue benoite sur luy ; et, ces choses faictes, commanda ses frères à Dieu, en disant en ceste manière : Je m’en vais veoir se je pourroy trouver celluy qui veult avoir rente sur ma fortresse de Lusignen ; mais, s’il n’est plus fort de moy et je le treuve, l’argent me demoura. Et ainsi monta à moult au plus hault de la tour, c’est assavoir au dernier estache, et ses frères et les barons demourèrent au dessoubz en moult grant doubte et fraeur que Geuffroy ne fut peri. Mais Geuffroy, qui ne craignoit riens, actendist en celluy estage moult grant pièce de temps, et regardoit se il verroit riens venir.
Ainsi comme nous tesmoigne l’istoire, actendist Geuffroy depuis nonne jusques à vespres que il ne vist ne oyt nulle chose du monde ; et ung peu aprez vespres, il ouyt ung moult grant effroy, et vist tout le comble de la tour qui trambloit ; et ung peu aprez regarda devant luy et vit venir ung grant chevalier tout armé qui luy dist à haulte voix : Comment, Geuffroy, me veulz-tu oster la rente que je doibz avoir sur le pommel de ceste tour, qui m’est deue, et en suys en saisine et possession dès le vivant de ton père ? Où sont, dist Geuffroy, les lettres que tu en as ? Montre-moy comment mon père en fut obligé ; et si je voys que tu en aies bon droit, vecy l’argent tout prest pour toy paier. Et adoncques le chevalier respondist en ceste manière : Je n’en eus oncques lettre, mais j’en ay esté bien payé jusques à ores endroit. Par ma foy, dist Geuffroy, se je te les devoie de bonne debte, si aurois-tu grande paine de les avoir. Et, d’aultre part, tu me tiens bien pour subject, qui ainsi me cuides asservir, et sans moy monstrer que tu en ayes nulle bonne cause. Dy, va, qui es-tu, qui as levé le mien ainsi larcineusement par l’espace de quatorze ou de .xv. ans ? Je te deffie de par la puissance de Dieu, mon createur, et te challenge mon heritaige. Par ma foy, dist celluy, il ne t’en fault jà doubter : car de par Dieu suys-je vrayement, et mon nom sçauras-tu assez à temps. Et adonc sans plus dire s’entrecoururent sus, et se donnèrent de moult grans coups et de cruelz, et oyoit-on la noise qu’ilz faisoient moult fort de passer et de repasser qu’ilz faisoient par celle tour, et des coups d’espées qu’ilz s’entredonnoient ; et bien entendoient que Geuffroy avoit affaire à forte partie ; et y fussent allez les frères, mais Geuffroy leur avoit deffendu. Or vous diray de la bataille ; et bien est vray que le chevalier de la tour, quant il trouva Geuffroy si ferme de l’estremie de l’espée, il bouta l’espée au foureau et jetta l’escu par derrière. Et, quant Geuffroy l’apperceut ce faire, il jetta aussi le sien, et haulça l’espée à deux mains, et en ferist le chevalier sur le bassinet si roidement qu’il le fist tout chanceller ; et il le suyt, et luy donna du pommeau de l’espée moult grant coup ; et celluy l’embrassa à deux bras ; et adoncques Geuffroy laissa aller l’espée, et le aherdist, et là commença moult fort à lanssier ; et sailloient hurtebillant de telle force que il n’y avoit celluy qui ne tressuast. Et adoncques le chevalier advisa la bourse, et empoigna l’argent et tout, et l’aultre tira de tout son pouvoir, et le pendant rompist en la main. A celle heure estoit jà le soleil resconse, si longuement cestoient combatus. Et lors Geuffroy reprinst l’espée et l’empoingna par la main destre, et dist au chevalier : Encores n’as-tu pas la bourse ne l’argent ; il te coustera avant du sang de ton corps ; mais certes je m’esmerveille comment tu te peus tant tenir envers moi. Par ma foy, dist le chevalier, encores ay-je plus grant merveilles comment tu peus tant durer contre ma puissance. Je te donne journée à demain, car il est meshuy trop tard ; et me trouveras en ce beau pré là dessoubz la ripvière par delà, monté et armé pour toy challenger mon droit, mais que tu m’asseures que personne nulle ne passera la ripvière que toy. Par ma foy, dist Geuffroy, je le t’asseure. Et, à ce mot, l’aultre se partist, que Geuffroy ne sceut oncques qu’il devint. Par ma foy, dist Geuffroy, veez cy appert messagier ; je me donne grant merveilles que ce peut estre. Et adoncques il descendist les degrez et apporta l’escu du chevalier qu’il avoit conquis.
L’istoire nous dist et tesmoingne que, quant Geuffroy fut embas, l’escu au col, et à la destre main l’escu du chevalier qu’il avoit conquis, et en l’aultre main la bourse et l’argent, qu’il fut moult festoié de ses frères et des barons, et luy demandèrent qu’il avoit trouvé. Adoncques il dist qu’il avoit trouvé ung des vaillans hommes, et qui plus luy avoit donné de paine que nul que il trouvast oncques, et leur racompta la manière de la bataille et de leurs parolles, et comment il cuida oster la bourse, et comment ilz se sont despartis, et par quelles convenances, et comment il vint et s’en alla soubdainement. Et ceulx commencèrent à rire et disdrent qu’ilz n’avoient oncques mais ouy dire pareille chose ; mais quant ilz visrent Geuffroy avoir le bassinet embarré par force de coups, et que son harnoys estoit desrompu, ilz n’eurent tallent de rire, car ilz veoient bien que c’estoit à certes. Et lors se desarma Geuffroy et souppèrent ; et le lendemain matin se leva Geuffroy et ses frères, et oyrent la messe, et aprez Geuffroy prinst une souppe en vin, et puys s’arma de toutes pièces et monta à chevau qui fut moult fort et viste, et pendist l’escu au col, et empoigna la lance ; et le convoyèrent ses frères et les barons jusques au ruisseau qui court parmy la prarie devers Poitiers, et là prinst congié, et passa tout outre la ripvière, et tantost apperçoit ung chevalier de toutes pièces armé, l’escu au col et la lance sur le faultre, et monté sur ung grant coursier liart, et monstra bien samblant d’omme qui ne doubta gaires sa partie adverse.
L’istoire nous dist que quant Geuffroy apperceut le chevalier auprez, si luy dist tout hault : Sire chevalier, estes-vous celluy qui veult le treu sur ma fortresse ? Et celluy respondist : Ouy, par mon chief. Et lors luy dist Geuffroy : Je le vous chalengeray bien se je puys, et vous deffendez, car bien besoing vous en sera. Adoncques, quant le chevalier entendist, si mist la lance en l’arrest, et Geuffroy d’aultre part ; et se viennent encontre l’ung à l’aultre par telle vertu qu’il n’y eut si bonne lance qu’ilz ne brisassent jusques à leurs poingz, et se viennent encontre de corps et de piés, d’espaulles, de chevaux et de testes, si que il n’y eut celluy à qui les yeulx ne atinsselassent en la teste, et puys trahirent leurs espées, et s’en vont entredonnant de si grans et si merveilleux coups que ceulx qui estoient oultre la ripvière estoient tous esbahis comment ilz povoyent endurer telz horions et paines ; et tant se combatirent qu’ilz n’eurent escu entier ne haberions qu’ilz ne fussent desmaillez en cent lieux ; et ainsi se combatirent tant qu’il fut heure de vespres, et tant que on ne sceut gaires lequel en avoit le meilleur. Et lors le chevalier prinst parolle et dist à Geuffroy : Atens à moy, je t’ay bien assaié, et, quant est de ces dix soublz, je te les quitte ; et sachiés que, tant que j’ai fait, ce n’a esté que pour le proffit de ton père et de ton ame, car il est vray que le pape lui avoit enjoinct penitence pour le parjurement qu’il avoit fait à ta mère, laquelle penitence il n’avoit pas encores faicte. Or est ainsi, si tu veulx fonder ung hospital et amortir une chappelle pour l’ame de ton père, que ta tour demoura d’ores en avant en son estat paisiblement, combien que ne sera jamais heure qu’il n’y adviengne plus de sauvages besoingnes que en lieu de tout le chasteau. Et Geuffroy luy respondist que, se il cuidoit qu’il fut de par Dieu, que ce feroit-il voulentiers ; et celluy luy jura que ouy. Geuffroy luy dist : Or soiez tout seur que tout ce feray-je faire au plaisir de Nostre Seigneur. Mais ores me dis qui tu es ; et celluy respondist : Geuffroy, n’en enquiers plus avant, car plus n’en peulz-tu sçavoir à present, mais tant seullement que je suys de par Dieu. Et atant se esvanuist que Geuffroy ne sceut oncques que il devint, ne aussi ceulx qui estoient oultre la ripvière, qui furent moult esmerveillez qu’il povoit estre devenu ; et aussi fut Geuffroy, qui adoncques passa la ripvière et vint à ses frères et barons, qui luy demandèrent comment il avoit chevi à son homme ne qu’il estoit devenu ; et Geuffroy leur dist qu’ilz avoient bon accord ensemble, mais qu’il estoit devenu ne leur sçauroit-il dire nulles nouvelles. Et adoncques ilz vindrent à Lusignen, et fut Geuffroy desarmé en la salle, et firent pendre l’escu du chevalier qu’il avoit conquis le jour de devant sur le chevalier à ung des pilliers de la salle, et fut là tant que Geuffroy eut fait faire l’ospital et fonder la chappelle et bien renter, et, ce fait, on ne sceut oncques que l’escu fut devenu. Et lors prindrent congié les frères et les barons de Geuffroy, et s’en alla chascun en son pays. Et cy finist nostre histoire des hoirs de Lusignen, mais pour ce que les roix d’Armenie en sont extraictz, je vous vueil dire d’une adventure qui advint à ung roy d’Armenie.
L’istoire nous dist, et aussi je l’ay ouy dire à pluiseurs, que commune renommée court que, grant temps aprez le trespas du roy Guion, il y eut en Armenie ung qui fut moult beau jeune homme et en challeur de force et de vigeur, et plain de sa voulenté et de grant cuidier, et estoit moult hardi et aspre comme ung lyonet, ouyt nouvelles par aulcuns chevaliers voyagiers qu’il y avoit en la grant Armenie ung chasteau beau et riche, et estoit la dame la plus belle dame que on sceut au monde, et celle dame avoit ung esprevier, où tous chevaliers de noble sang qui y alloient veillier par trois jours et par trois nuytz sans dormir, elle s’apparissoit à eulx, et auroient ung don d’elle, tel qu’ilz vouldroient demander, voire touchant choses temporelles, sans pechié de corps et sans touchier à elle charnellement. Adoncques le roy, qui estoit en sa fleur de beaulté et de vigeur et en son cuidier, dist que pour certain il iroit, et ne demanderoit plus que le corps d’elle. Et n’y povoit-on aller que une foys l’an, et y convenoit entrer la surveille de la sainct Jehan, et y demouroit-on celluy jour, lendemain et le tiers jour ensuyvant, qui est le jour monseigneur sainct Jehan, et qui y peut par ces trois jours veillier sans dormir, la dame sans faillir s’apparristera à luy lendemain par matin, et aura le don que il vouldra demander. Adonc apresta le roy son arroy, et erra tant qu’il arriva armé à belle compaignie, et tant erra qu’il arriva la nuyct de la surveille sainct Jehan au chasteau de l’Esprevier, et fist tendre devant ung moult beau pavillon, et souppa tout à son aise, et puys s’alla couchier et dormist jusques à lendemain soleil levant, et ouyt messe et puys menga une souppe en vin, et aprez s’arma et prist congié de ses gens, qui moult furent dolens de sa departie, car bien cuidoyent que jamais ne le deussent veoir. Et ainsi s’en alla le roy vers le chasteau de l’Esprevier.
En ceste partie nous dist l’istoire que, quant le roy fut à l’entrée du chasteau, ung viel homme tout vestu de blanc vint à luy et luy demanda qui l’amenoit illec ; et il respondist en ceste manière : Je demande l’adventure et la coustume de ce chasteau. Et le preudomme luy respondist : Vous soiez le tresbien venu, et vous en venez aprez moy, et je vous meneray où vous trouverez l’adventure. Dont le roy luy respondist : Grans mercis, et je suys tout prest. Lors se mist le preudomme devant luy, et le roy après, et puys passèrent le pont et la porte. Et moult s’esmerveilla le roy de la richesse et noblesse qu’il veit parmy la tour, et lors monta le preudomme les degrez de la salle ; si vit à l’ung des bous une perche qui estoit de banne de la licorne, et dessus estoit estendue une pièce de velous, et estoit l’Esprevier dessus et le gan emprez luy. Et adoncques luy commença le preudomme à dire : Amy, cy povez-vous veoir l’adventure de cest chasteau, et je vous en diroy la verité ; et sachiés que, puysque vous vous estes mis si avant, il vous fault celluy esprevier veillier sans dormir trois jours et trois nuytz, et, se fortune vous vouloit estre icy amie que vous en peussiés faire vostre devoir, la dame de celluy s’apperra à vous le quart jour, et luy demandez seurement quelque don que vous vouldrez des choses terriennes, sans point demander son corps, et sans faulte vous l’aurez ; mais son corps ne povez-vous pas avoir, et sachiés que, se vous le demandez, que mal vous en viendra. Or vous vueillez sur ce adviser, et s’il advient ainsi que vous dormez dedans le terme, prenez bien garde que vous ferez.