Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée
Comment Urian et Guion prindrent congié de leur mère et entrèrent au navire.
Adoncques ils prindrent congié de leur père et mère et entrèrent en leur vaisseau ; ce fait, les ancres furent tirées et les voilles levez. Les patrons firent leur recommandation à Dieu, selon leur coustume, que Dieu par sa benigne grace leur laisse faire et accomplir leur voyage, et puys s’empoindirent en la mer ; et le vent se fiert en les voilles, et ilz s’en vont si rudement que en peu d’eure on en perdit le veoir. Adoncques s’en partirent Raimondin et Melusine et leurs gens, et s’en vindrent au chasteau Aiglon. Et se taist histoire à parler de eulx, et retourne à parler de Urian et Guion son frère, et de leurs gens qui vont nagant par la mer moult fort, et font adrescher leur chemin le plus droit qu’ilz pevent vers Chippre.
L’istoire dict que quant Urian et Guion furent partis de la Rochelle, que ilz errèrent par la mer moult grant temps, et passèrent par devant mainte ysle, et se refreschirent en plusieurs lieux. Et tant nagèrent qu’ilz virent venir par la mer pluiseurs vaisseaulx qui chassoient moult fort deux gallées, et adonc tantost le patron aux deux frères dist ce ; et ilz luy respondirent et demandèrent quelle chose estoit bonne à faire. Par foy, dist le patron, il est bon de envoier une gallée assçavoir moult quelles gens ce sont, et ce pendant nous ferons armer nos gens sur toutes adventures. Par foy, dist Urian, ce nous plaist. Et ainsi le firent. Et adoncques la gallée se part, et vint à l’encontre des aultres deux en escriant : Qui estes-vous là ? Et ilz respondirent : Nous sommes deux gallées de Rodes, qui avons esté trouvez des Sarrazins qui cy nous chassent, et nous voyons bien que vous estes cristiens, et le sont aussi tous ceulx qui vous suyvent. Par foy, disdrent ceulx de la gallée, ouy. Par mon chief, dist l’ung des patrons de Rodes, or les allez faire haster, car vous avez trouvé belle adventure : là sont des gens du souldan de Damas qui s’en vont au siége de Famagosse ; et qui les pourroit ruer jus il auroit fait grant secours au roy de Chippres, et grant dommaige du souldan. Adonc quant ceulx de la gallée l’oyrent, ilz se retournèrent tout court, et le vont noncer aux frères et à leurs gens. Et lors vint monter sur les chasteaulx des mas, gens, lances et dardes ès poingz, et paveizier nefz et gallées, et habiler et monter canons et arbalestriers, sonner trompettes, et courir sus les Sarrazins, et partir ses gallées à force de rames. Par foy, c’estoit grant beaulté à veoir ; et quant les Sarrazins apperceurent si grant navire venir sur eulx, ilz ne sceurent que penser ; car jamais ilz ne eussent cuidé que si grant puissance de cristiens fut si prez de là. Et toutes fois se mirent-ilz en arroy en reculant ; mais nos gallées les vont environner tout entour, et commencèrent à faire jetter leurs canons moult horriblement d’ung costé et d’aultre. Et quant les Sarrazins virent que c’estoit acertes, et que ilz ne pourroient fouyr, si prindrent ung vaisseau qu’ilz avoient prins sur ceulx de Rodes et avoient jetté les gens qui dedens estoient en la mer, et l’emplirent de buche, de huille et gresse, avecq souffre ; et quant ils virent nos gens approuchier, ilz boutèrent le feu dedens ; et quand le feu fut bien allumé, ilz l’esquippèrent vers nos gens crestiens. Mais ilz s’en donnèrent bien garde, et s’en sceurent bien garder, car ilz les vindrent assaillir de l’aultre costé ; et maugré eulx ilz entrèrent entre eulx. Et là commença le tret des arbalestriers et des canons ; mais la grant flotte de nos gens vint sur eulx, et par force d’ondes, la nef qui ardoit se bouta en eulx, et ne sceurent si bien garder qu’elle ne leur embrasast trois de leurs nefz, et furent tous ceulx qui estoient dedens noiez et peris, et ce qui estoit dedens enfondré en la mer ; et finablement les payens furent desconfis et tous mors ou prins ; et gaignèrent nos gens grant avoir, que les deux frères donnèrent tout aux compaignons et à ceulx des deux gallées de Rodes, et s’en vindrent refreschier en l’isle de Rodes ; et donnèrent aux frères de la religion les fustes qu’ils avoient conquises ; et là refreschirent leurs eaues et sejournèrent quatre jours ; et le maistre de Rodes leur pria qu’ilz voulsissent venir en la ville esbatre, et ilz si firent, et moult honnourablement ilz furent receus. Et le maistre leur enquist adonc de leur voyage la cause, et ilz lui disdrent qu’ilz alloient secourir le roy de Chippre. Et adoncques il leur demanda moult doulcement qui ilz estoient, et les deux frères luy en disdrent la verité. Lors fist le maistre plus grant feste qu’il n’avoit fait par avant, et leur dist qu’il manderoit de ses frères, et qu’il s’en iroit avecques eulx secourir le roy de Chippre ; et les frères l’en mercièrent moult humblement.
Or dist l’istoire que tant demeurèrent les frères à Rodes, que le maistre eut fait son assamblée de six gallées où il avoit moult d’aspres gens d’armes et grant quantité de bons arbalestriers ; et vont tant vaugant par la mer qu’ilz approchèrent de l’isle de Coles, et vont appercevoir grant fumière. Adoncques le grant maistre de Rodes, qui fut en la gallée, va dire à Urian : Sire, en bonne foy il seroit bon que on envoiast vers celle isle ung rampin ou deux, assavoir se il y a gens, et s’ilz n’y sont, il n’y a gaires qu’ilz s’en sont allez. Il me plaist bien, dist Urian. Et adoncques ils envoyèrent ; et le rampin s’en va senglant à effort de nager, tant qu’ilz vindrent à l’isle ; et y descendirent pluiseurs, et y trouvèrent grant foison de feus et de logis, dont à l’expérience qu’ilz virent, il leur sambla qu’il y povoit bien avoir logé quelque .xxx. mille hommes d’armes, et que ilz povoient avoir là sejourné par quatre ou cincq jours ; car ilz trouvèrent au dehors des logis grant foison de cornes de bestes mortes. Adoncques se retrairent au vaisseau, et vindrent à l’encontre de nos gens et leur disrent tout ce qu’ilz avoient trouvé. Par foy, dist le maistre, je croy que ce sont Sarrazins qui s’en vont au souldan vers le siége, et que ceulx que vous avez desconfis, dont vous nous avez donné la fuste de leurs vaisseaulx, estoient de leur compaignie, et les attendoient en celle ysle ; et pour certain si estoient-ilz. Et à tant en laissèrent le parler, et s’en vont tout senglans par mer tant qu’ilz visrent une abbaie sur la mer, qui estoit sur une montagne, et y aouroit-on monseigneur saint Andrieu. Et dist-on que là est la potence où Dimas le bon larron fut mis en la croix quant nostre seigneur fut mis en la croix pour nostre redemption. Sire, dist le maistre, il seroit bon à entrer en ce petit port, tant que vous et moy eussions envoyé à Lymasson pour en sçavoir des nouvelles, et pour sçavoir moult s’ilz nous vouldroient recepvoir pour mestre nostre navire à saulveté dedens leur clos. Maistre, dist Urian, or en soit fait au nom de Dieu. Lors arrivèrent et entrèrent au port, et mandèrent au port et à l’abbaye que ilz ne se doubtassent pas, car ils estoient leurs amis, et le maistre de Rodes estoit avec ; et quant ceulx ouyrent les nouvelles, ilz furent moult joyeulx, et avallèrent du cap monseigneur saint Andrieu, et firent moult grant joye à nos gens, et envoièrent à Lymasson ung de leurs frères anoncier la venue du secours qui venoit pour secourir le roy en son pays. Adoncques quant ung capitaine du lieu, qui estoit chevalier, ouyt la nouvelle, il fut moult joyeulx, et fist tantost arriver une galliote et se mist dedens, et en peu d’eure il vint à nos gens, et demanda le seigneur de ceste armée, et celluy à qui il le demanda le mena là où Urian, Guion son frère, le maistre de Rodes et pluiseurs d’aultres barons estoient en ung riche pavilon qu’ilz avoient fait tendre sur la rue du port, et lui monstra Urian, qui se seoit sur une couche avec luy, son frère et le maistre de Rodes. Et quant le chevalier l’apperceut, il fut moult esbahi de la grandeur et de la fierté de luy, et neantmoins il le va honnourablement saluer, et Urian le receut moult doulcement. Sire, dist le chevalier, vous soiez le tresbien venu en ce pays. Beau sire, dist Urian, moult grans mercis. Sire, dist le chevalier, on m’a donné à entendre que vous estes partis de vostre pays à intention de venir aidier au roy de Chippre. Par foy, dist Urian, il est vray. Donc, sire, dist le chevalier, c’est raison que on vous œuvre par tout là où vous vouldrez par le royaulme de Chippre, par toutes villes et fortresses là où il vous plaira à aller ; mais quant est de celle qui est à mon tresredoubté seigneur le roy de Chippre, elle vous sera appareillée et ouverte quant il vous plaira, et aussi le port ouvert pour mettre vos vaisseaulx à saulveté. Par foy, dist Urian, sire, vous dictes bien, et tresgrant mercis. Sire chevalier, il en est doncques temps de mouvoir, car mon frère et moi avons grant desir de nous approcher de ses Sarrazins, non pas pour leur prouffit, mais pour leur dommaige, se il plaist à Dieu que nous le puissions faire. Sire, dist le chevalier, il est bon que vous facés traire hors de vos chevaux tant que il vous plaira, et prenez de vos gens, si nous en irons par terre. Par foy, dist Urian vous dictes tresbien. Et ainsi fut fait ; et fist Urian armer jusques au nombre de .iiij. cens gentilz hommes des plus haultz barons, chevaliers et escuiers, et luy-mesmes et son frère s’armèrent et montèrent à chevau, et allèrent, bannière desploié, brodée d’argent et d’asur à l’ombre d’ung lyon de gueule, en moult belle ordonnance. Et le maistre de Rodes et les aultres se esquippèrent en la mer, et s’en allèrent vers le port. Adoncques Urian chevaucha tant, luy et sa route, avecques le chevalier qui les guidoit, qu’il vint en la ville, et furent moult bien logez. Et adonc vint la navire ferir au port, et fist-on traire les chevaux hors de la nef, et tout ce qu’il leur pleut, et se logèrent aux champs au hors de la ville en tentes et pavillons ; et ceulx qui n’en avoient aulcuns se logèrent et firent leurs logis au mieulx qu’ilz peurent ; et fut moult grant beaulté à veoir l’ost quant il fut logé. Les plus haultz barons se logèrent en la ville, et la navire fut traite, et firent bouter au clos ; et ilz commirent bonnes gens et bons arbalestriers pour la deffendre et garder le clos se Sarrazins y venissent pour mal faire. Or vous laisseray à parler ung peu de Urian, et vous diray du capitaine de la ville, qui moult bien advisa l’ost et le maintien des gens, et moult le prisa en son cueur ; et dist bien que c’estoient gens de fait et de grant entreprise, quant si peu de gens entreprenoient d’avoir victoire contre le fort souldan, qui avoit plus de cent mille Sarrazins. Et à tout rompre, Urian n’avoit mie encores, à compter les gens du maistre de Rodes, plus de quatre mille combatans ; si le tient à grant audace de cueur et à grant vaillance. Et quant il considera la grandeur et la fasson de Urian et la fierté de son visaige, et aussi de Guion son frère, il dist à ses gens : Ceulx sont dignes de conquerir tout le monde. Et il dist en soy mesmes que Dieu les avoit envoyé là de sa benigne grace pour secourir le roy et pour exaulcer la foy cristienne, et qu’il le mandera tantost au roy par certain messagier.
L’istoire dist que le chevalier fist faire un brief où il fist mettre tout en escript la matère de Urian et de son frère, et de leurs gens, et de leur venue, et comment les deux frères avoient eu nom, et de quel pays ilz estoient ; et aprez il appella ung sien nepveu, et lui dist en ceste manière : Il faut que vous portez ceste lettre à Famagosse, et la baillez au roy, et quoy qu’il adviengne, dont se Dieu plaist ne vous adviendra que bien, force est que vous le facés. Par foy, sire, dist-il, vous mettez et moi et les lettres en tresgrant adventure ; car se par aulcun meschief comme il advient souvent, dont Dieu me vueille garder, se j’estoye priz de Sarrazins il n’est riens de ma vie, et vous le sçavez bien ; mais pour l’amour de vous, mon oncle, et du roy faire confort et donner cueur et esperance d’estre mis au plaisir de Dieu à delivre du peril mortel où il est, je m’en metteray en l’adventure. Et je prie à Dieu devotement qu’il luy plaise de sa benigne grace de moy mener et ramener à saulveté. Par ainsi doibt-on servir son seigneur, et, se Dieu plaist, il vous sera bien merité. Et adoncques il prinst la lettre et monta sur ung petit courcier de Barbarie, et se met au chemin. Mais vous lairay à present de plus parler de luy tant que temps en sera, et je m’en retourneray où j’ay laissé à parler de Urian, comment il se gouverna cependant que le messagier alla par devers le roy, combien que il ne le sçavoit pas.
L’istoire dist que Urian appella le maistre de Rodes et le capitaine du lieu, et leur demanda ainsi : Beaulx seigneurs, le souldan est-il gaires jeune homme, ne de grant emprinse ? Et ilz respondirent que ouy pour certain. Et comment, dit Urian, fut-il oncques mais au lieu du cap faire guerre que ceste fois ? Ils respondirent que non. Et qui doncques, dist Urian, l’a meu de passer la mer maintenant, puys qu’il est homme de prise ? Je m’esmerveille qu’il s’en est tant tenu à ce que vous luy estes prez voisins, et aussi qu’il a si grant puissance, ainsi comme on m’a dit. Par foy, sire, dist le capitaine, il est bien vray que nostre roy a une tresbelle fille de l’age de quinze ou de seize ans, laquelle le souldan a voulu avoir par force, et nostre roy ne luy a voulu accorder se il ne se faisoit baptiser. Et vueillez sçavoir que tousjours nous avons eu trèves ensamble, et, par devant ce, les nostres, de si longtemps qu’il n’est memoire du contraire ; et quant le souldan a veu que nostre roy ne luy a voulu accorder sa fille, il luy a envoyé la trevoye avecques une deffiance ; et estoit jà sur la mer à tout bien cent et .l. mille Sarrazins, et s’en vint bouter au havre, et fist tantost son harnoys traire à terre, et vint mettre le siége soudainement devant Famagosse, où il trouva le roy tout despourveu de sa baronnie, qui ne sçavoit riens de sa venue. Mais depuys ilz sont entrez assez gens malgré luy, et y a eu maintenant belle escarmouche où il y a eu moult grant perte d’ung costé et d’aultre. Et depuys se sont les Sarrazins refrechis par deux fois de gens nouveaulx, tant qu’ilz ont bien maintenant cent mille ; mais à ce dernier voiage ilz ont perdus une partie de leurs navires et de leurs gens que ilz ont attendu en l’isle de Coles ; car une nostre gallée de la noire montaigne qui les poursuivoit nous a dit que ilz mirent en chasse deux gallées de l’ospital, et sachiés qu’ilz ne sçavent qu’ilz sont depuys devenus, car depuys ilz attendirent bien par l’espace de six jours en l’isle ; mais quant ilz virent qu’ilz ne revenoient point, ils s’en partirent et s’en vindrent au siége. Par foy, sire, dist le maistre de Rodes, cecy pourroit estre bien vray ; mais voiez cy monseigneur Urian et son frère, qui en sçauroient bien respondre, car ilz ont esté tous mors et desconfis, et nous ont donné leurs fustz et leur navire. En bonne foy, dist le chevalier, ce me plaist moult, et loé en soit Dieu. Monseigneur, dist le capitaine, or vous ai-je compté pour quoy la guerre est mue, et pour quoy le souldan a passé la mer. Au nom de Dieu, dist Urian, amours ont bien tant et plus de puissance que de telle entreprise faire. Et sachiés, puys que le souldan l’entreprist par force d’amours, tant est-il plus à doubter, car il est vray que amours ont tant de puissance qu’ilz font de coups hardis, et de faire tresgrant entreprise, et que au devant il ne l’osast passer ; et pourtant dont il est tout certain à ce que le souldan est hardi et entreprenant que tant se fait-il plus à doubter ; toutesfois soit faicte la voulenté de nostre Seigneur, car nous partirons d’icy, au plaisir de Dieu, demain au matin aprez le service divin, pour les aller visiter. Adonc a fait crier à la trompette que chascun apprestast son harnois et s’en partist au tiers son de la trompette en bonne ordonnance, chascun dessoubz sa banière, et qu’ilz suivissent la bataille de l’avant-garde, et ilz si firent. Là peussiés ouyr grant martellis à reclaver petites plates gantelles, harnois de jambes, aserrer lances, et chevaux tourner, costes d’acier, et jasserans, et abillier et mettre à point toutes choses necessaires. Et sachiés qu’en celle nuyt commanda Urian moult fort à faire le guet à ung vaillant chevalier de son ost, à cinq cens hommes d’armes et cinq cens arbalestriers. Or vous laisseray ung peu de plus parler de luy, et revendray où j’ay laissé, c’est assavoir du nepveu du capitaine, qui moult fort chevauche et s’en va vers Famagosse ; et tant exploita son chemin qu’il vint environ minuyt au cornet du boys sur une petite montaigne et regarda en la vallée ; et lors commença à veoir l’ost des Sarrazins, où il y avoit moult grant clarté de feuz qui se font par les logis, et apperçoit la cité si environnée de Sarrazins que il ne sceut de quelle part traire pour entrer en la ville ; et là fut long temps en celle pensée. Or advint que environ le point du jour .iiii. vingz bassines d’estrangiers de pluiseurs nations saillirent hors par une poeterne de la cité, et s’en vindrent tout commouvoir l’ost pour manière de bataille, et à celle heure le guet se partoit et avoit jà retourné le plus au logis. Et ceulx entrèrent en l’ost avec aulcuns de ceulx du guet qui oncques ne s’en donnèrent garde, et cuidoient qu’ilz fussent de leurs gens, et vindrent prez jusques à la tente du souldan. Et adonc commencèrent moult fort et moult asprement à ferir des lances et des espées sus, tant qu’ilz rencontroient des Sarrazins, et couppèrent cordes de pavillons à desroy et de tref et de tentes, et font moult horrible occision de payens selon la quantité qu’ilz estoient de cristiens. Adoncques s’effrea l’ost et commencèrent à crier à l’arme ; là se commença l’ost à armer ; et quant ceulx veoyent la force, ils commencèrent à aller le petit pas vers la cité, occisans et jettans par terre tout ce qu’ilz rencontroient en leur chemin. Et quant le messagier vist si grant effroy et bruit, il vient en adventure et fiert le chevau des esporons, et vint passer au dehors des logis, et passa tout l’ost des Sarrazins, et il n’eut pas longuement allé qu’il ne se trouvast entre la ville et ceulx qui avoient esmeu l’ost. Adonc il congneut bien assez tost que c’estoient de ceulx de la garnison de la cité ; si leur escria : Ha, beaulx seigneurs, pensez de bien faire, car je vous apporte bonnes nouvelles ; car la fleur de la noble chevalerie de cristieneté vous vient secourir, c’est assavoir les deux damoiseaulx de Lusignen qui ont jà desconfi une grant partie des gens du souldan sur mer, et amainent en leur compaignie bien quatre mille combatans. Et adoncques quand ilz l’entendirent, ilz lui firent moult grant joie, et entrèrent en la ville sans aulcune perte, de quoy le souldan fut moult couroucé et moult doulent. Et adonc il vint commencer l’escarmouche devant les barrières, et en y eut moult de mors et de navrez ; lors firent les Chippriens reculer les Sarrazins par force, et en y eut moult de mors et de navrez, et fist le souldan sonner la trompette pour retraire quant il vit qu’il n’y pourroit faire aultre chose. Et adoncques le messagier vint au roy, et luy fist la reverance de par son oncle, et lui presenta la lettre ; et le roy le bienveigna moult, et rompist la cire, et voit le noble secours que le capitaine luy escript qui luy vient ; et tent ses mains vers le ciel en disant ainsi : Ha, ha, vray glorieux père Jhesu-Christ, je te regracie et mercie treshumblement et devotement de ce que tu ne m’as pas oublié, qui suys ta povre creature et ton povre servant, qui ay long temps vescu icy dedens en grant doubte et en grant misère de ma povre vie, et moy et les miens. Adoncques il fist anoncer par toutes les eglizes que on sonnast les sains, et que on fist procession à croix de cristiens à banières et à torches ardens, en louant et regraciant le createur des creatures, et en le depriant moult humblement qu’il les vueille de sa benigne grace preserver des mains et dangiers des mescreans Sarrazins. Adoncques commença moult fort la sonnerie, et fut la joye moult grande quant la venue fut espandue par la ville. Et quant les Sarrazins ouyrent et entendirent la joye et le glay que on faisoit par la cité, ilz furent moult esbahis pour quoy ilz faisoient si grant feste. Par foy, dist le souldan, ilz ont ouy quelques nouvelles que nous ne sçavons pas, ou ilz le font pour donner à congnoistre qu’ilz ont de gens assez et assez de vivres pour eulx deffendre et garder de nous. A tant se taist l’istoire à parler du souldan, et commence à parler de Hermine, la fille du roy, qui ouyt en sa chambre les nouvelles du secours que les enfans de Lusignen emmenaient ; la pucelle eut grant desir d’en savoir la pure verité.
L’istoire nous dist ainsi que quant la damoiselle oyt la nouvelle du secours, que tantost elle manda querir celluy qui les avoit apportées, et il vint à elle en sa chambre, et luy fist la reverence. Amy, dist Hermine, vous soyez le bien venu, mais or me dictes de vos nouvelles. Et il luy dist tout ce qu’il en estoit. Amy, dist la pucelle, avez-vous veu celles gens qui nous viennent secourir ? Par ma foy oy, damoiselle, dist le messagier ; ce sont les plus appertes gens d’armes et les plus beaux hommes qui oncques entrassent en ce pays, et les mieulx habillez. Or nous dictes, dist la damoiselle, de quel pays ilz sont, et qui est le chief d’eulx. Par ma foy, damoiselle, ilz sont poetevins, et les mainent deux jeunes enfans damoiseaulx qui se nomment de Lusignen, dont l’aisné a nom Urian, et l’autre Guion, et n’ont barbe ne grenom. Amy, dist la demoiselle, sont-ilz si beaulx damoiseaux comme vous dictes ? Par ma foy, dist le messagier, l’aisné est moult grant, et droit, et fort, et advenant à mesure ; mais il a le visaige court et large en travers, et ung oeul rouge et l’aultre pers, et les oreilles grandes à merveilles ; et sachiés que de membres et de corps, c’est un des beaulx chevaliers que je vis oncques ; et sachiés que le maisné n’est mie si grand, mais il est moult bel de membres et de visaige, à droit de vis, excepté qu’il a ung oeil ung peu plus hault que l’aultre, mais pourtant il ne luy meschiet pas trop ; et dist chascun qui les voit qu’ilz sont dignes de conquester tout le monde. Amy, dist Hermine, irez-vous avecques eulx gaires tost ? Et il respondit : Madamoiselle, si tost que je pourray avoir lieu et temps propice pour saillir de la cité, et que je voye que je puisse bonnement eschapper des Sarrazins. Amy, dist la damoiselle, vous me salurez les damoiseaulx, et donnerez à l’aisné cest fermail, et luy dictes qu’il le porte pour l’amour de moy ; et cest aneau d’or et cest dyamant le donnerez au mainsné, et le salurez beaucoup de foys. Et celluy respond : Ma damoiselle, je le feray tresvoulentiers. Et à tant se depart d’elle, et vint au roy, qui eut fait escripre la responce, et lors il fist armer grand foison de gens d’armes, et les fist saillir hors de la ville tout couvertement, et se ferirent en l’ost ; et ainçoys que l’ost fut armé, ilz firent grand dommaige. A tant issirent Sarrazins de leurs tentes à desroy, qui les rechassèrent jusques aux barrières, et là eut grant escarmouche et fière, et maint homme mort et navré d’ung costé et d’autre ; tout l’ost arrivoit où l’escarmouche estoit. Adoncques fut mis hors le messagier par une autre porte par devers l’ost, au trait d’ung arc, que oncques ne fut apperceu ; et adoncques chevaucha grant alaine vers son oncle, car moult luy tardoit que là il peut estre arrivé pour lui dire toutes ces nouvelles. Et ne dura gaires l’escarmouche, car le souldan la fist cesser pour ce qu’il vit qu’il pouvoit plus perdre que gaignier. Or cy laisseray de plus parler de ce pour le present, et retourneray à parler de Urian et de son frère, et comment ilz se gouvernèrent.
En ceste partie nous dist l’histoire que Urian fist sonner sa trompette à l’aulbe du jour, et se leva ; et puys fist tromper pour trousser et mettre les selles ; puys oyrent les deux frères leur messe, et samblablement firent les autres princes et barons. Et aprez la messe fist crier Urian que qui vouldroit boire une fois qu’il beut, et que on donnast de l’avaine aux chevaux, et que en l’aultre coup de la trompette chascun se mist en ordonnance qui seroit de l’avant garde ; ce fait, ilz deslogèrent. Et la chose estant en tel estat, est venu et arrivé le nepveu du capitaine, qui a baillé la lettre à son oncle que le roy lui avoit baillée ; et il la baisa en la recepvant et aprez rompt la cire, et voit comment le roy luy mande qu’il mette la ville au commandement des deux frères, et aussi qu’il commandast à toutes bonnes villes, chasteaux, fortresses, pors, passages, qu’ilz les laissassent entrer et sejourner, et qu’ilz obeissent à eulx. Et quant le capitaine voit cecy, il monstra la lettre à Urian et à Guion son frère, lesquelz la leurent ; et quant ilz l’eurent leue, ilz appelèrent le capitaine, le maistre de Rodes et les deux chevaliers qui leur avoient annoncé l’adventure du siége, et leur leurent la lettre tout hault. Adoncques dist au capitaine : Nous mercions le roy de l’honneur qu’il nous a fait, mais quant à nous, nostre intention n’est pas d’entrer en ses villes ne chasteaux tant que nous peussions bonnement passer ailleurs, mais pensons, au plaisir de Dieu, à tenir les champs, et faire bonne guerre au souldan ; et dictes-nous quel nombre pourroit saillir de toutes vos garnisons, les fors gardez ; et sachiés qu’il nous est necessité de le sçavoir, et se ilz sont gens de quoy on puisse estre seur et y attendre ; car, au plaisir de Dieu, nous avons intention de combatre le souldan, et de mettre à termination et fin ceste guerre, car pour ce sommes-nous venus par dessà. Par ma foy, dit le capitaine, ce sera moult fort à faire, car les Sarrazins sont en nombre bien cent mille et plus. Ne vous en chaille, dist Urian, nous avons tresbon droit ; en tous cas, ilz nous sont venus courre sus sans cause, et posé que nous les fussions allé courre sus en leur pays, nous le devons faire ; car ilz sont ennemis de Dieu ; et ne faictes doubte pour tant se ilz sont tant de gens et nous peu ; car plus point ung grain de poyvre que ung sac de fourment ; et la victoire ne gist pas en grant multitude de peuple, mais en bon gouvernement. Et bien est vray que Alixandre, qui conquist tant de pays, ne voult oncques avoir plus de dix mille hommes d’armes contre tout le monde pour une journée. Adoncq quant le capitaine l’ouyt parler si vaillamment, si le tient a grant bien, et bien prisoit qu’il conquesteroit encores moult de pays ; si luy dist en ceste manière : Je vous trouveray quatre mille hommes combatans, et bien deux mille brigandiniers, que arbalestriers que aultres. Par ma foy, dist Urian, c’est assez ; or faictes que nous les ayons à demie journée prez de nos ennemis. Et il luy respondist qu’il n’y auroit point de faulte. Et à tant est venu le nepveu du capitaine, qui se agenoulla devant Urian et Guion, en disant en ceste manière : Nobles damoiseaux, la plus belle pucelle et la plus noble, que je sache, vous salue moult de foys, et vous envoie de ses joyaulx. Adoncques il prinst le fermail d’or où il y avoit mainte pierre riche, et dist ainsi à Urian : Sire, tenez, recepvez cest fermail de par Hermine, la fille de nostre seigneur le roy, qui vous prie treschierement que vous le portez pour l’amour d’elle. Et adoncques Urian le prinst moult lieement et le fist atacher à sa coste d’armes, et luy dist : Mon amy, tresgrans mercis à la demoiselle qui tant d’onneur me fait ; sachiés que je le tiendrai moult chier pour l’amour d’elle, et grant mercis au messagier. Et aprez presenta à Guion l’aneau, aussi de par la damoiselle, et luy dist qu’elle le prioit qu’il le portast pour l’amour d’elle. Et il luy dist que si feroit-il, et le bouta en son doit et en mercia moult la damoiselle et le messagier. Et donnèrent les frères au messagier moult riches dons. Et tantost la trompette sonna, et chascun se mist en chemin, et là veoit-on moult belle compaignie ; et le capitaine envoia par tous les fors, et fist vuider et assembler tous les gens d’armes. Et en y eut bien, oultre le nombre que le capitaine avoit dit aux deux frères, cincq cens. Lors Urian se loga sur une petite ripvière, et lendemain au matin ilz se deslogèrent et cheminèrent tant qu’ilz vindrent, ung peu avant midi, en une belle prarie sur une grosse ripvière ; et y avoit foison d’arbres, et aussi y avoit, comme à ung demy quart de lieue, ung grant pont où il convenoit passer, et de là n’avait que sept lieues jusques à Famagosse ; et là fist Urian logier ses gens, et dist qu’il actendroit le capitaine et les gens qu’il devoit amener. Là demourèrent celle nuyt et le lendemain jusques à heure de tierce. Toutesfois aulcuns chevaliers et escuiers s’estoient allez esbattre vers le pont, et virent qu’il avoit environ quinze hommes d’armes qui là estoient descendus et avoient les lances aux poingz et les bassines mis en la guise qu’ilz s’armoient en la contrée ; et d’aultre part ils veoient sourdre environ quatre cens hommes d’armes qui moult fort se mettoient en peine de passer oultre pour grever ceulx de dessà. Adoncques vint un de nos chevaliers à eulx et escria : Qui estes-vous ? et l’ung respondist : Cristiens, et sommes au roy de Chippre, et ceulx de delà sont Sarrazins, et les suyvent bien six mille payens qui viennent de fourrager sur le pays, et ceulx nous ont trouvé et ont bien occys cent de nos compaignons. Or, beaulx seigneurs, se vous vous povez un peu tenir, vous aurez par temps secours. Par Dieu, dist l’ung, nous en aurons bien besoing ; allez-vous en, et nous actendrons tant comme nous pourrons resister. Adoncques fiert le chevalier des esperons, et s’en vint vers ses gens et compaignons, et leur compta en brief toute l’adventure ; et quant ilz ouyrent ce, ilz se hastèrent tantost de venir en l’ost, et encontrèrent vingt arbalestriers et leur disdrent que tantost se trouveront là, et allez aidier à garder le pont où il y avoit quinze hommes d’armes encontre les payens. Et quant ceulx l’entendirent, ilz s’en allèrent hastivement vers le pont, et à l’approchier ilz virent qu’il avoit sur le pont trois cristiens qui jà estoient abbatus de coups de lances. Avant, dist l’ung, nous demourons trop : ne voiez-vous pas comment ces matins oppressent vaillamment ces vaillans cristiens. Et adoncques ilz tendirent bonnes arbalestres, et misrent viretons en coche, et laissèrent tous aller à une foys, et en ruèrent tous mors en ceste première fois dessus le pont jusques à vingt et deux. Quant les Sarrazins virent ce, ilz furent moult esbahis, et s’en allèrent ung peu reculant jus du pont. Adoncques les cristiens allèrent redresser leurs compaignons qui avoient esté abbatus sur le pont, et adoncques firent grant joye et reprindrent bon cueur. Lors les arbalestriers commencèrent à tirer si tresfort que il n’y eut si hardi Sarrazin qui osast mettre son piet sur le pont ; mais firent venir leurs archiers, et là commença l’escarmouche moult fort à refforcer ; mais mieux vaulsist aux Sarrazins qu’ilz se fussent trais arière, car les chevaliers vindrent en l’ost et recommencèrent la nouvelle. Adoncques Urian s’arma moult appertement, et aussi fist armer hastivement jusques au nombre de mille hommes d’armes et cent arbalestriers, et ordonna autres mille hommes d’armes et cent arbalestriers pour le suyvre, se besoing en avoit, que ilz fussent prez de les secourir, et pour les mener et conduire ordonna ung baron poetevin, et commanda que tout l’ost fut armé en bataille, et les laissa en garde à Guion son frère et au maistre de Rodes. Et adoncques fist-il tantost partir avant l’estendard en chevauchant en bataille moult ordonneement, et fut Urian devant, le baston au poing, et les tint ensamble si bien unis et si tresbien serrez que l’ung ne passoit point l’aultre plain poulce ; mais avant que ilz fussent au pont, furent arrivez sept mille Sarrazins qui moult fort oppressoient nos gens, et les avoient jà reboutez prezque jus du pont ; atant vint Urian, qui met piet à terre et la lance au poing, et aussi firent ses gens moult vistement, et fait desploier sa banière, et furent les arbalestriers d’ung costé et d’aultre du pont, et commencèrent moult fort à oppresser Sarrazins et les firent reculer. Et adoncques Urian crie Lusignen à haulte voix et monta sur le pont, sa banière devant et ses gens aprez, moult asprement, et les Sarrazins d’aultre part, et alla commencer fort à bouter des lances. Urian ferist ung Sarrazin parmy le pis, de la lance, tellement qu’il luy perça le foye et le poumon. Là veissiés fier toullis ; mais en la fin Sarrazins perdirent le pont, et en cheurent pluiseurs en la ripvière ; lors passèrent cristiens le pont isnellement, et à tant commença la bataille fière ; et en y eut de mors et de navrez, et reculèrent Sarrazins et perdirent place grandement. Urian fist passer le pont aux chevaux, car il perceut bien que Sarrazins se retraient et montent ; à tant vint l’arière garde qui moult asprement passa le pont. Et quant Sarrazins apperceurent, ilz commencèrent tous communement qui peut à monter à chevau, et s’en tournèrent fuyans vers leurs gens, qui emmenoient leurs proyes de beufz, de vaches, de moutons, de porcs, et aultres troussages. Adoncques Urian monta à chevau et fist monter ses gens, et commanda à l’arrière garde qui passoit le pont qu’ilz le suyvissent en belle bataille, et ilz si firent. Et adoncques Urian et eulx suyvirent les payens à desroy qui s’en alloient grant erre, et tous ceulx qui estoient atains estoient mis à mort ; et dura l’occision bien prez de cincq heures. Et adoncques rataignèrent les Sarrazins leurs gens, et leur firent laisser et guerpir toute leur proye, et vindrent sur une montaigne haulte vers Famagosse, et là se misrent les Sarrazins en ordonnance ; et à tant vint Urian et ses gens, les lances es poingz baissez ; là eut à assambler maint homme mort et navré d’ung costé et d’aultre ; et se tindrent moult fort les Sarrazins, car ilz furent grant gens ; et Urian les assailloit moult asprement et faisoit tant d’armes que chacun s’en esbahissoit. Lors vint l’arrière-garde où il y eut mille hommes et cent arbalestriers, et perdirent Sarrazins place et tournèrent en fuyte ; et en y eut bien quatre mille mors sur la place, sans ceulx qui furent mors au pont ; et dura la chasse jusque prez de l’ost des Sarrazins. Adoncques fist Urian ses gens retraire, et amenèrent avecques eulx la proye que les payens avoyent laissée. Et ainsi se eslongèrent en peu d’eure les ungz des aultres, et s’en retournèrent nos gens au pont ; et les Sarrazins allèrent tout droit à leur ost criant à l’arme ; et la veissiés Sarrazins courir aux armes et issirent hors de leurs tentes. Et adoncq compta ung Sarrazin au souldan l’adventure qui leur estoit advenue. Et quant le souldan eut oy ce, il s’esmerveilla moult qui povoit avoir amené celles gens qui tant luy avoient porté de dommaige ; lors y eut moult grant effroy en l’ost de trompettes, d’instrumens, et tous Sarrazins, dont ceulx de la ville s’esmerveilloient quelle chose povoit estre advenue en l’ost, et s’armèrent et se mist chacun en sa garde ; et là vint à la porte de la ville ung des chevaliers qui avoit esté au pont, lequel avoit passé à l’adventure tout parmy l’ost des Sarrazins, et sçavoit la commune d’une part et d’aultre, et aussi les grans faitz d’armes que Urian avoit fait ; si s’escria à haulte voix : Ouvrez la porte, car je vous apporte bonnes nouvelles. Et lors luy demandèrent : Qui estes-vous ? Et il respondist : Je suys ung des chevaliers du fort de la Noire-Montaigne. Adoncques ilz luy ouvrirent la porte, et il entra dedens, et le menèrent devant le roy, qui le congneut tantost, car aultresfois il l’avoit veu. Adonc le chevalier s’enclina devant le roy et luy fist la reverence ; et lors le roy le bienveigna moult, et luy demanda des nouvelles ; et il luy compta de mot à mot tout le fait, et comment Urian avoit rescous la proye, et l’adventure du pont, et toutes les aultres choses, et comment il avoit intention de venir combatre le souldan bien brief. Par ma foy, va dire le roy, cest homme me devoit bien Dieu pour rescourre mon pays des fellons Sarrazins, et pour la sainte foy cristienne soubstenir et exaulcer ; et par Dieu je feray demain sentir au souldan que le secours m’est prez et que je ne le doubte gaires. Mon amy, dist le roy au chevalier, allez dire ces bonnes nouvelles à ma fille. Sire, dist le chevalier, moult voulentiers. Adonc s’en vint en la chambre de la pucelle, et la salua moult doulcement, et luy compta toute l’adventure. Comment, sire chevalier, futes-vous en la bataille ? Par foy, madamoiselle, dist-il, oy. Et comment, dist-elle, ce chevalier qui a si estrange visaige est-il si bataillereux que on dist ? Par ma foy, madamoiselle, mais plus cent foys, car il ne craint homme nul, tant soit grant ou puissant. Et sachiés, quoy que on vous en die, c’est ung des plus preux chevaliers que je vis oncques en ma vie. Par ma foy, s’il vous avoit ores loué pour le loer, si a il bien emploié sa mise. Par ma foy, madamoiselle, je ne parlay oncques à luy ; mais il vault mieulx que je ne dis. Adoncques, respond-elle au chevalier : Amy, bonté vault mieulx que beaulté. Et à tant me tairay de plus parler d’eulx, et diray de Urian, qui demoura au pont, et trouva son ost logé par dessà le pont, et aussi le capitaine qui avoit amené les gens d’armes qu’il avoit levé des garnisons et des fortresses à tant de nombre que ilz furent de quatre à cinq mille hommes d’armes et deux mille et cincq cens arbalestriers ; et y avoit moult de gens de piet, et furent tous logez en la prarie de la ripvière, où Urian trouva son pavillon levé, et les aultres qui avoient esté à la poursuite des Sarrazins ; si se logèrent et aisèrent le mieulx qu’ilz peurent celle nuyt, et firent bon guet. Et cy se taist l’istoire de plus parler maintenant, et commence à parler du roy de Chippre, qui fut moult joyeux du secours qui ainsi luy estoit advenu, et regracia moult doulcement Nostre Seigneur ; et en ce parti passa la nuyt. Mais qui que fut aise, ce ne fut pas Hermine, car celle ne povoit nullement du monde saillir de la pensée de Urian, et le desiroit moult à veoir, pour le mieulx que on luy en disoit, que elle disoit en soy mesmes que se il avoit ores le visaige plus estrange et contrefait qu’il n’estoit, si est-il bien taillié, pour sa proesse et sa bonté, d’avoir la fille du plus hault roy du monde à amie ; et ainsi pensa la damoiselle toute nuyt à Urian ; car amour luy fist penser par son hault povoir. Et cy ce taist l’istoire de plus parler d’elle, et commence à parler du roy son père, et comment il se gouverna le lendemain.
L’istoire nous dist et racompte que le lendemain au point du jour eut le roy ses gens tous prestz, et saillist de la cité à bien mille hommes d’armes et bien mille que brigandiniers, que arbalestriers, qui l’attendoient en embuche au deux costez de la barrière pour le recueillier se il estoit trop pressé des Sarrazins. Adonc le roy se ferist en l’ost, et y porta moult grant dommaige pour les Sarrazins ; car il avoit commandé moult expressement, sur paine de la hart, que nul ne prist prisonnier, mais qu’ilz missent tout à mort, et ce fist-il pour ce qu’ilz n’amassent la despoulle et la proie pour avarice, et en la fin qu’il les puet tenir ensamble pour retraire sans perte. Et adoncques commença l’ost à esmouvoir, et venoient qui mieulx Sarrazins à la meslée. Et quant le roy apperceut qu’ilz venoient à effort, si remet ses gens ensamble, et les fist retraire le petit pas, et se met derrière, l’espée au poing ; et quant il veoit ung chevalier approchier, il retournoit et le faisoit reculer entre les Sarrazins, et quant il actaindoit, il le chastioit tellement qu’il n’avoit plus talent de le suyvir. Et si porta le roy si vaillamment que chascun disoit qu’il estoit moult vaillant et preux de la main, et n’y avoit si hardi Sarrazin qui ung coup l’osast actendre. Lors vint le souldan avecq grant route de Sarrazins, armé, sur ung grant destrier, qui tenoit ung dart envenimé ; et adoncques quant il vit le roy qui ainsi mal menoit ses gens, il luy jetta le dart par grant ire, et le ferist au senestre costé tellement qu’il le perça de part en part, et le jasseran qu’il avoit vestu ne le peut oncques garantir ; et assez tost aprez le roy sentist moult grant angoisse, et traist le dart hors de son costé, et le cuida rejetter au souldan ; mais il tourna le destrier si appertement que le dart passa oultre, et ferist ung Sarrazin parmy le corps tellement qu’il le rua tout mort par terre, à ce que il n’estoit pas bien armé. Et avant que le souldan, qui s’estoit trop avancé, se peut retourner, le roy le ferist de l’espée tellement sur la teste qu’il l’abbatist tout estendu sur la terre. Lors vindrent les payens si tresfort qu’il convint par leur moyen reculer le roy entre ses gens, et fut le souldan redressé et remonté tantost sur ung grant destrier. Et adonc fut grant la presse, et les payens furent fors, et tant qu’ilz reboutèrent le roy et ses gens dedens leur barrière. Lors commencèrent les Chippriens qui gardoient le pas à traire et à lancer les flèches et les viretons de grant manière, et là eut occis grant foison des Sarrazins ; mais ilz estoient si tresfors que ilz reboutèrent les cristiens dedens leurs barrières comme est devant dit, et aussi le roy avoit perdu moult de son sang et affoiblissoit moult fort, et ses gens se commencèrent moult fort à esbahir, et jà soit ce que le roy souffrist moult grant douleur, neantmoins resjouissoit-il moult ses gens et leur donnoit cueur, et tant firent que les mauvais mescreans Sarrazins ne peurent riens conquester que ilz ne perdissent plus assez ; et fut l’escarmouche moult fière et perilleuse, et ainsi en reconfortant, par le roy de Chippre, ses gens de la vaillance de luy et de la noblesse de son cueur qui à paine et grant douleur remist ses gens dedens la ville ; et estoit merveilles comme ung tel seigneur navré mort se povoit tenir sur chevau, pour tant qu’il estoit blessé du coup mortel ; et n’estoit le coup mortel, si non pour le velin, car le dart estoit envenimé ; et en peu de temps il apparut bien, car il morut de celluy coup ; mais il avoit pour vray, comme le fait le monstroit, le cueur plain de si grant vaillance, qu’il ne se daignoit plaindre à ses gens du mal qu’il souffroit, jusques à tant que l’ung des barons s’en apperceut, parce qu’il avoit du senestre costé depuys la hanche jusques au tallon tout rouge de sang qui decoulloit de la plaie ; et tantost que il se arrestoit, la place estoit toute vermeille de son sang, lequel chevalier luy dist : Mon seigneur, vous avez cy trop demouré ; venez-vous en et faictes vos gens retraire en la ville avant qu’il soit plus tard, affin que les payens ne se boutent par la meslée avecques nous. Le roy, qui sentoit grant douleur, luy respondist : Ainsi faictes en vostre voulenté. Adonc le chevalier fist mettre cent hommes d’armes, qui c’estoient refreischis, au devant de la barrière de la cité, et leur fist arrière recommencer l’escarmouche avec cent arbalestriers, moult fort et moult roide. Et par ainsi furent Sarrazins reculés, dont le souldan fut moult couroucé ; et escria moult fort à ses gens : Avant, seigneurs barons, penez vous de bien faire vos debvoirs, car la ville sera nostre au jourd’huy, elle ne peut nous eschapper. Adonc renforça la meslée ; et là veissiés bien assaillir et bien deffendre d’ung costé et d’aultre ; mais quant le roy de Chippre veoit que les Sarrazins se refforçoient, il prinst cueur en luy et leur fist une pointe moult vertueusement, et là souffrist tant de paine qu’il eut pluiseurs vaines de son corps ouvertes, et toutes routes, de quoy aulcuns dirent que de ce sa vie fut moult abregée, et de celle envaye furent Sarrazins moult reculez, et en y eut de mors et de navrez. A tant la nuyt approcha moult fort, et y eut moult grant perte d’ung costé et d’aultre ; et toutesfoys les Sarrazins se partirent, car le roy ravigoroit tellement ses gens que ilz ne doubtoient mie les coups non plus que se ilz fussent de fer ou d’acier. Et quant les Sarrazins furent partis, le roy et ses gens se retirèrent en la ville ; mais quant ilz sceurent l’adventure du roy ilz commencèrent grant dueil, et le roy, ce voyant, leur dist : Mes bonnes gens, ne faictes mie telle douleur, mais pensez bien de vous deffendre du souldan, et Dieu nostre seigneur vous sera en aide, s’il luy plaist, et je luy en prie tant humblement et devotement comme je puys au monde, que tous temps vous vueille secourir et estre en aide ; car se il luy plaist, je seray tantost gueri. Adoncques fut rapaisé le peuple en peu d’eure, et toutesvoyes le roy, qui disoit ces parolles pour son peuple resjouir, sentoit en luy mesmes qu’il ne povoit eschapper sans mort. Adoncques il commanda à ses gens que on fist bon guet, et leur donna congié, et vint au palais, et descendist et vint en sa chambre. Et adoncques va venir sa fille, qui avoit ouy ung petit de la nouvelle du peuple, qui le desarma ; mais quant elle apperceupt que son harnoys estoit plain de sang, et puys la playe, adoncques elle chait toute pasmée comme se elle fust morte. Adonc commanda le roy qu’elle fust portée en sa chambre, et ainsi fut-il fait. Aprez, les cirurgiens vindrent veoir le roy, et fut couché en son lict ; et lors luy dirent qu’il n’avoit garde, et que il ne se esbahist pas. Par foy, dist le roy, je sçay bien comment il me va, la voulenté de Dieu soit faicte. Il ne peut estre celle qu’il ne fut sceu par la cité ; et adonc commença la douleur par la cité moult grande, et plus assez sans comparation qu’elle n’estoit pas avant. Mais cy se tait l’istoire du siége et du roy, et n’en parle plus avant ; mais commence à parler de Urian et de son frère, et comment ilz exploitèrent depuys qu’il vint à son logis, qu’il trouva par dessà le pont son pavillon tout tendu ; et sachez qu’il fut moult lié des gens que le capitaine avoit amené ; et le lendemain au matin il manda à tous les capitaines qui avoyent gens dessoubz eux que ilz venissent faire leur monstre atout leurs gens.
En ceste partie nous dist l’istoire que le lendemain au matin, que fut jeudi, fut Urian, aprez la messe ouye, devant la tente ; et là fist venir l’ung aprez l’aultre tous les capitaines, panons et estandars avant, et leurs gens avecques eulx, et tous armez de toutes pièces, pour eulx faire visiter, et comment ilz estoient, et les fist mettre à part en la prarie jusques ad ce que tous fussent visitez, tant les estrangiers comme les siens ; et en ce faisant les regardoit moult et leurs contenances, et retint bien en son cueur ceulx qui luy sambloit, en leurs condictions, les plus hatifz. Et fist tantost faire le nombre de tous les gens d’armes qui là estoient assemblez en la prarie, tant les siens comme ceulx au maistre de Rodes et du capitaine, et trouva que sur le tout ilz povoient bien estre de neuf à dix mille combattans. Adoncques leur dist Urian : Acoustez tous, beaulx seigneurs : nous sommes cy assamblez pour soustenir la foy de Jhesucrist, de laquelle il nous a tous regenerez et saulfvez, comme ung chascun de nous scet bien que il a premierement souffert crueuse mort pour l’amour de nous, affin de nous rachetter des peines d’enfer. Adonc, seigneurs, veu et consideré en nos cueurs qu’il nous a fait ceste grace, nous ne devons pas resoingnier la mort ou l’adventure qui luy plaira à nous donner et envoyer pour soustenir les saints sacremens qu’il nous a administrez pour le salut de nos ames. Combien maintenant que nous avons à faire à forte partie, car nos ennemis sont bien dix contre ung de nous ; mais quoy, nous avons bon droit, car ilz nous sont venus assaillir sans avoir bonne cause sur nostre droit heritaige, et aussi nous ne devons pas ressongner, car Jhesucrist prinst tout seul la guerre pour nostre salvation, et par sa mort seront tous les bons compaignons saulfvez qui ses commandemens tiendront ; dont vous devez sçavoir tout certainement que tous ceulx qui y morront seront saulfvez, et auront la gloire de Paradis. Et pour ce, beaulx seigneurs, je vous dis en general que j’ay entention, au plaisir de Dieu, de presentement mouvoir pour approchier noz ennemis et de les combattre le plus brief que je pourray. Si vous prie amiablement que se il y a homme en ceste place qui ne sente son cueur ferme pour attendre l’adventure qui plaira à Dieu nous envoyer, qu’il se traye à part, car par un seul couhart failly est aulcunes foys perdue une besoingne. Et sachez que tous ceulx qui n’y vouldront venir de bonne voulenté, tant de mes gens comme d’aultres, je leur donray assez argent pour leurs necessitez, et leur donneray navire et vitaille pour passer la mer. Aprez ces parolles fist lever sa bagnière ung trait d’arcq dessus la montaigne, et la fist tenir Guion son frère sur un hault destrier, et puys leur dist tout en hault : Tous ceulx qui ont devotion de vengier la mort de nostre Seigneur et createur, et de exaulcier la foy cristienne, et de aidier au roy de Chippre, si se traye soubz ma banière ; et ceulx qui auront voulenté contraire, si passent par delà le pont. Adoncques les nobles cueurs luy ouyrent dire ce mot, si l’entendirent et tindrent à grant sens et à moult grant vaillance, et s’en allèrent tous en une flotte ferir soubz sa banière en plourant de joye et de pitié du mot que Urian leur avoit dit ; ne n’y demoura pièce que ne se retraist soubz la banière de Urian. Lors fut moult joyeulx Urian, et tantost fit sonner ses trompettes ; tout fut troussé et se mirent au chemin. Adoncques le maistre de Rodes et les capitaines de Lymasson se mirent tous ensamble, et chevauchèrent en bataille, et dirent bien que envers Urian et ses gens n’auront nulz hommes durée ne nul peuple ; et ainsi chevauchèrent tant qu’ilz vindrent prez de la montaigne, et comme my voye de la place où la bataille avoit esté le jour devant. Par foy, seigneurs, dist Urian, là dessoubz, sur ceste ripvière, seroit bon que nous alissions loger tant que nous fuissions refrechis, et entre tant nous regarderons comment nous pourrons, pour le plus seur, grever nos ennemis. Et ilz respondirent que c’estoit bon affaire. Adonc s’en allèrent loger tous ensemble affin que on ne les peut prendre à descouvert. Or cy se taist l’istoire de plus parler d’eulx, et commence à parler du souldan, et qu’il fist.
L’istoire dist que le souldan avoit en la ville secretes espies, par quoy il sceut bien que secours venoit au roy, et tant que le peuple de la ville en fut moult rebaudi, et aussi comme le roy estoit navré, de quoy la cité estoit moult troublée. Adonc eut le souldan cause de faire assaillir la ville ; et lors fist sonner les trompettes quant le soleil fut levé, et fist ordonner ses batailles et ses arbalestriers et pavilliers, et vindrent aux fossez et aux barrières. Là commença adonc la peleterie ; arbalestriers tiroient moult vistement par dehors et par dedens ; là eut maint Sarrazin mort, car ceulx dedens tiroient de gros canons et d’espringalles. Adoncques vint le souldan, qui s’escria à haulte voix : Avant, seigneurs chevaliers, or mettons paine de prendre ceste cité avant que le secours leur vienne. Par Mahon, celluy qui pourra dedens entrer le premier, je lui donneray son pesant d’argent en tel estat qu’il y entrera ; qui lors les eut veu assaillir aux fossez portans pics, hoiaulx, pieulx de navire et aultres instrumens, et eulx efforcer à toute puissance d’entrer et assaillir, c’estoit grant merveille à veoir ; mais ceulx qui estoient dessus les murs leur jettoient pierres, pieux agus, huilles chaudes, plong fondu, poinsons plains de chaulz vive, tonneaux plains destouppes engressées et ensouffrées tous ardens, tellement que, malgré eulx, il leur fallut laisser la place et remonter d’aultre part ; et y demoura maint Sarrazin ars et affollé et grant foison de blessez. Et adonc le souldan fist renforcer l’aussault de nouvelles gens ; mais ceulx de dedens se deffendoient moult vaillamment comme preux et hardis, et aussi ils avoient leurs cœurs plus vigoureux, pour la fiance qu’ilz avoient du secours qui leur estoit bien prez. Or si vous laisseray de plus en parler, et vous diray de Urian et de ses gens, qui jà avoient envoié leurs espies secretement, lesquelles espies, quant ilz sceurent et virent comment le souldan faisait assaillier la ville, ilz s’en retournèrent tantost, et disdrent à Urian comment la ville estoit en grant adventure d’estre prise s’elle n’estoit secourue bien brief, et comment le roy estoit blessé. Adoncques quant Urian et Guion entendirent ces nouvelles, ilz furent en leurs cueurs bien marris et doulens.