Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée
Comment Geuffroy alla à Romme, et se confessa au Père sainct.
En ceste partie nous dist l’istoire que quant Geuffroy se fut parti de Lusignen, qu’il erra tant par ses journées qu’il vint à Romme, et se traist vers le Sainct-Père, lequel luy fist moult bonne chière quant il le congneut. Adonques Geuffroy se confessa moult devotement de tout ce qu’il luy povoit soubvenir ; et luy encharga le Saint-Père de refaire l’abbaye de Maillières, et d’y renter six vingz moynes, et pluiseurs aultres penitences dont cy à present me tairay. Adoncques Geuffroy dist au pape comment il vouloit aller querir son père. Lors luy dist le pape qu’il le trouveroit à Monserrat en Arragon, car il lui dist au departir que là se alloit rendre hermite. Et adoncques il prinst congié du pape et luy baisa les piedz, et le pape luy donna sa benediction. Et à tant se departit Geuffroy de Romme, et erra tant et sa mesnie qu’ilz vindrent à Thoulouze, et se loga en l’ostel où son père avoit esté logié. Et illecques demanda le varlet à l’oste se il sçavoit quelle part Raimondin estoit tourné quant il s’en partist de là. Et luy dist qu’il avoit tenu le chemin de Nerbonne, et que plus avant n’en sçavoit ; et celluy le dist à Geuffroy. Par ma foy, dist Geuffroy, ce n’est pas le plus court chemin pour aller à Montserrat ; mais puys que mon père alla par delà, nous nous y en irons aussi. Or furent illecques logez le soir, et le matin s’en sont partis et ont tant exploicté qu’ilz vindrent à Nerbonne, et au propre hostel où Raimondin avoit esté logé ; car tant enquesta le varlet qu’il sceut bien que là avoit esté Raimondin son maistre logé, et que là il avoit fait faire plusieurs robes d’ermitaige. Et adoncques ledit Geuffroy s’en partist le lendemain au matin, et vint à Perpignen, et erra tant qu’il vint à Barcelonne, et prist le chemin de Monserrat, et vint à l’abbaye, et envoya ses chevaux à Culbaston et entra en l’eglize. Et adonc le varlet advisa en la chappelle au lampe le chappellain de Raimondin, et le dist à Geuffroy, dont il en eut moult grant joye, et alla à luy et le salua ; et quant celluy le vit, il se mist à genoulx devant Geuffroy et luy dist : Chier sire, vous soiez le bien venu ; et luy compta la bonne vie que Raimondin son père menoit, et comment il estoit tous les jours confessé et recepvoit son createur, et qu’il ne mengoit riens qui receupt mort. Et adoncques Geuffroy luy demanda où estoit son père, et il luy dist : là sus, en tel hermitage, où il y en a sept contremont celle salize droite, et il est au quatriesme lieu ; mais, monseigneur, huy mès ne povez-vous parler à luy, mais demain y parlerez-vous bien. Par ma foy, dist Geuffroy, ce me desplaist ; mais puys qu’il faut que ainsi soit, il m’en convient deporter. Monseigneur, dist le chappellain, vous orrez la messe au grant autel qui est tout prest, et entretant je ordonneray vos gens, qui metteront à point vostre chambre, et feray appareiller le disner. Ce me plaist, dist Geuffroy.
A tant se partist le chappellain de Geuffroy, qui s’en alla ouyr messe, avec luy dix chevaliers, et bien jusques à vingt escuiers qu’il amenoit avec luy. Adoncques les moisnes de leans vindrent au chappellain de Raimondin et lui demandèrent : Qui est celluy grant dyable à la grant dent ; il semble estre moult cruel homme ; de quoy le congnoissez-vous ? Est-il de vostre pays ? Par ma foy, dist le chappellain, ouy. C’est Geuffroy au grant dent de Lusignen, l’un des bons et des preux chevaliers du monde ; et sachiés qu’il tient moult belle terre. Et ceulx disdrent : Par ma foy, nous avons bien ouy parler de luy. N’est-il pas celluy qui occist le gayant en Guerende, et l’autre gayant en Northobelande ; et qui ardist l’abbé, tous les moynes et toute l’abbaye de Maillières, pour ce que son frère y estoit rendu moyne sans son congié ? Par ma foy, dist le chappellain, si est. Il est icy venu pour nous faire quelque malle meschance. Or sachiés, dist l’ung des moynes, que je me mettray en tel lieu que il ne me trouvera pas, se je puys. Non, dist le chappellain, sachiés qu’il ne vous fera jà mal, mais serez tous joyeulx de sa venue, car il y a tel ceans qu’il aime sur toutes les creatures du monde. Et ainsi se rasseurèrent les moynes ung petit ; mais, quant ilz le sceurent en convent, ilz alloient adonc et venoient parmy leans, faisans net par tout, et appareillèrent à leur povoir si richement comme se Dieu y fut venu et descendu du ciel. Et mandèrent au prieur, qui estoit à Culbaston, qu’il venist à mont, et que Geuffroy au grant dent estoit layens venu en pelerinage à moult belle compaignie. Adonc monta le prieur ès eschelles pour aller à mont, et vint à l’eglise, et trouva Geuffroy au cueur, qui avoit oy la messe ; et luy fist la reverence moult honnourablement et courtoisement, et luy dist que toute l’eglise et le convent et tous leurs biens estoient à son plaisir. Damp prieur, dist Geuffroy, tresgrans mercis. Et sachiés bien de vray que j’ayme ceste place, et, se Dieu me doinct santé, elle n’empirera pas de moy ne des miens. Sire, dist le prieur, Dieu vous le rende. Adoncq vint le chappellain à Geuffroy et luy dist : Monseigneur, il est tout prest quant il vous plaira à disner. Et atant prinst Geuffroy le prieur par la main, et le mena à mont, et lavèrent leurs mains ; puys se assirent à disner, et aprez furent graces dictes ; et devisa Geuffroy au prieur et le prieur à luy grant pièce ; et ainsi se passa jusques à lendemain.
En ceste partie nous dist l’istoire que le lendemain par matin se leva Geuffroy, et trouva le chappellain de son père qui l’attendoit avec le prieur, et le menèrent ouyr la messe, et aprez la messe le menèrent jusques à la salize, et monta le chappellain devant et commença à monter contre mont. Et adonc Geuffroy prinst congié du prieur, qui ne cuidoit pas qu’il y allast pour autre chose que pour veoir l’estat des hermitaiges, car il n’eut à pièce pensé que son père eut esté là ; et adonc monta Geuffroy aprez le chappellain. Et quant ilz avoient monté environ .xx. pas, il leur convenoit reposer, et ainsi virer de vingt en trente pas ; et par ceste manière montèrent tant qu’ilz vindrent au tiers hermitaige, qui avoit quatre vingz pas de hault et plus. Le clerc estoit devant le quatriesme hermitage où Raimondin estoit, et actendoit le chappellain. Et advisa et vit venir Geuffroy aprez luy ; si le congneut bien, car aultresfoys l’avoit veu ; et adonc entra en la chappelle, et dist à Raimondin : Monseigneur, vecy venir vostre fils Geuffroy qui vient avec vostre chappellain. Adonc quant Raimondin ouyt ce dire, il fut moult joyeulx, et dist : Dieu y ait part, il soit tresbien venu. Adonc vint le chappellain, qui le salua ; mais Raimondin luy dist qu’il dist à Geuffroy qu’il ne povoit parler à luy jusques à ce qu’il eut ouy sa messe ; et il cy fist ; et respondit Geuffroy : Or soit à son bon plaisir. Ce fait, Raimondin se confessa et ouyt sa messe et receupt nostre seigneur ; et en dementiers Geuffroy regardoit contremont les grans salizes qui sont haultes et droites, et vit les trois hermitaiges qui estoient encores par dessus luy ; et vit la chappelle Saint-Michiel, qui est le cincquiesme hermitage ; et puis regarda contrebas ; si se donna grant merveille comment oncques homme osast là prendre habitation, et luy sembloit de l’eglise et de l’abbaye que ce n’estoient que petites chappelles. Lors l’appella le chappellain, et Geuffroy entra ens, et tantost qu’il perceut son père, il se mist à genoux et le salua moult reveramment ; et Raimondin le courut embrasser et le baisa ; et lors se assirent sur une scabelle devant l’autel ; et là commença Geuffroy à compter à son père comment il vint à Romme, et comment il se confessa au Saint-Père, et le Sainct-Père luy dit qu’il le trouveroit à Monserrat ; et avec ce entredirent moult de choses l’ung à l’aultre, et pria moult Geuffroy à son père qu’il voulsist revenir en son pays. Beau filz, dist Raimondin, ce ne puis-je faire, car je veuil cy user ma vie, et prieray toute ma vie Dieu pour ta mère, pour moy, et aussi pour toy, que Dieu te vueille amender. Et ainsi demoura Geuffroy toute celle journée avecques son père ; et le lendemain par matin oyt Raimondin sa messe, et se ordonna ainsi qu’il avoit acoustumé, et puys dist à Geuffroy : Beau filz, il te convient partir d’icy, et retourner en ton pays ; et me salue tous mes enfants et mes barons. Et Geuffroy prinst adonc congié de son père, tout en plourant, et moult s’en partist enuis ; et aprez descendist de la salize, et vint en l’abbaye, où le prieur le bienveigna, et se donnoit moult grant merveilles pour quoy il avoit tant demouré là sus.
L’istoire nous dist que Geuffroy donna moult de riches dons et beaulx joyaulx à l’eglise, et puys prinst congié du prieur et des moynes ; mais le prieur le convoya jusques à Culbaston, et disna Geuffroy avecques le prieur, et luy dist en secret que Raimondin estoit son père, et luy pria moult qu’il se prinst garde de luy, et que l’eglise n’y perderoit riens, et le viendroit tous les ans veoir une foys tant comme il viveroit. Adonc respondist le prieur que de ce ne failloit point doubter, car il en feroit moult bien son debvoir. Aprez prinst Geuffroy congié, et s’en vint à Berselonne au giste, et le lendemain s’en partist ; et tant fist par ses journées qu’il vint à Lusignen, où Thierry son frère et les barons le receuprent moult liement, et furent tresjoyeulx de sa venue ; et quant ilz furent à recoy, il compta à Thierry son frère toute la pure verité de la chose et de leur père aussi ; et lors Thierry, qui moult l’amoit, commença à larmoier moult tendrement ; et Geuffroy son frère, ce voyant, luy dist ainsi : Mon tresdoulx frère, encores vous faut-il demourer cy, car sachiés que je vueil aller voir nos deux frères en Allemaigne, c’est assavoir le roi Regnauld de Behaigne et le duc Anthoine de Lucembourg ; mais je n’iray pas degarny de gens d’armes, car il y a de tresmauvaises gens en icelles parties, et qui moult voulentiers robent les passans le chemin. Par mon chief, mon frère, que nous laissons nos pays en garde à nos barons, et amainerons avec nous cincq cens bassines, et qu’il vous plaise que je alle avecques vous, car j’ay ouy dire qu’il y a moult grant guerre entre ceulx d’Anssay et ceulx d’Autriche. Par ma foy, dist Geuffroy, vous dictes bien : car par adventure s’en pourroit bien Anthoine nostre frère mesler de celluy fait. Et adonc quant ilz faisoient leur ordonnance, Odon le conte de la Marche vint parler à Geuffroy à bien soixante bassines ; car pour lors il avoit guerre au conte de Vandosme ; et adonc Raimonnet leur frère, conte de Foretz, arriva aussi en celle propre journée par devers ses frères. Ainsi fut moult grande la feste que les frères s’entrefirent, et furent tous moult joyeulx quant ilz eurent oy les nouvelles de leur père, et bien disdrent qu’ilz l’iroient veoir tous ensamble.