Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée
Comment Raimondin, aprez que les barons eurent fait hommage au jeune conte, luy demanda ung don, lequel luy accorda.
L’istoire nous dist que tant chevaucha Raimondin que il vint à Poetiers, où il trouva de haultz barons grant foison et de contes qui là estoient venus pour faire hommage au nouvel conte Bertrand, qui luy firent moult grant honneur et louèrent moult grandement. Et le lendemain vindrent tous ensamble à Saint-Hilaire de Poetiers, et là firent le service divin moult richement et honnourablement ; et à icelluy service fut le jeune conte en estat de chanoyne comme leur abbé, et y feist son devoir comme il appartenoit et estoit acoustumé. Adonc vindrent les barons qui luy firent hommage ; et aprez ces choses faictes se trahit Raimondin avant humblement, et va dire : Entre vous, messeigneurs, nobles barons de la conté de Poetiers, plaise vous entendre la requeste que je vueil faire à monseigneur le conte, et se il vous semble qu’elle soit raisonnable, qu’il vous plaise de luy prier qu’il me la vueille accorder. Et les barons luy respondirent : Tresvoulentiers nous le ferons. Et à tant s’en vindrent tous ensemble devant le comte. Et lors tout premierement Raimondin commença à parler moult advisement, en suppliant et disant en ceste manière : Treschier sire, je vous requiers humblement que en remuneration de tous les services que je fis oncques à vostre père, dont Dieu aye l’ame, qu’il vous plaise de vostre benigne grace à moy donner ung don, lequel ne vous coustera gaires, car sachiés, sire, que je ne vous vueil demander ville, chasteau, ne fortresse, ne nulle aultre chose qui gaires vaille. Lors respondist le conte : Se il plaist à mes barons, il me plaist bien. Et adoncques ilz luy disdrent en ceste manière : Sire, puys que ce est chose de si petite value, vous ne luy devez pas refuser, et il le vault bien et l’a bien desservi. Et le conte leur va dire : puys qu’il vous plaist à le me conseiller, je le accorde, et demandez hardiement. Sire, dist Raimondin, grans mercis ; sire, je ne vous requiers aultre don fors que vous me donnez au dessus de la fontaine de Soif, ès rochers et aux haultz bois, où il me plaira à prendre, tant de place que ung cuir de cerf se pourra extendre, et aprez la cloisture de long de tous les esquarris. Par Dieu, dist le conte, je ne le vous doibs pas refuser ; je le vous donne, dist le conte, franchement, que vous ne devrez, à moy ne à tous mes successeurs, foy ne hommaige, ne quelconque redevance. Adonc Raimondin se agenoilla et le mercia de ce humblement, et le requist de ce avoir bonnes lettres et chartres, lesquelles luy furent joyeusement accordées et faictes le mieulx que on peut faire et deviser ; et furent seellées du grant seel du conte par la relation des douze pers du pays, qui mirent et pendirent leurs seaulx en congnoissance de affermer le don à estre raisonnable, avec ledit grant sel du conte. Adonc se departirent de ladicte eglize de Saint-Hilaire de Poetiers, et vindrent en la salle. Et là fut la feste grande, et y eut moult de seigneurs qui moult noblement furent servis de pluiseurs services et de pluiseurs metz en celluy jour ; et y eut moult grant melodie de son de menestriers et aultres sons de musique. Et donna ledit conte au disner moult de riches dons. Mais il est vray que de tous ceulx qui furent en celle feste on reputoit et disoit que entre les aultres Raimondin estoit le plus gracieux, le plus bel, et de la meilleure contenance, que nul des aultres qui y estoient. Et ainsi se passa la feste jusques à la nuyt, que chascun s’en alla reposer. Et aprez lendemain au matin se levèrent et allèrent ouyr la messe en l’abbaie de Montiers, et là pria Dieu devotement Raimondin qu’il luy pleut aydier à son besoing et à le achever au salut de son ame et au prouffit et salut de son corps, et au prouffit et honneur de toutes les deux parties ce qu’il avoit commencé et entrepris. En faisant ainsi sa requeste à Dieu, il demoura en sa devotion au Montier jusques à l’eure de prime.