Mélusine: Nouvelle édition, conforme à celle de 1478, revue et corrigée
Comment Geuffroy au grant dent ardist l’abbaye de Maillières, l’abbé et les moynes.
En ceste partie dist l’istoire que Geuffroy, si tost que ses chevaliers furent partis d’avecques luy, il prinst du feu et une lampe ardant qui estoit en l’eglise, et aprez il bouta le feu au feurre, et tantost la buche qui y estoit fut esprise de feu. Là povoit-on veoir et ouyr moult grant pitié, car, incontinent que les moynes sentirent le feu, ilz commencèrent à faire trespiteux cris et tresamères et douloureuses plaintes ; mais ce ne leur valut riens ; ilz reclamoient Jhesucrist et luy prioient devotement qu’il eut mercy de leurs ames, car des corps estoit neant. Que vauldroit le long compter ? il seroit bien long ; il est bien vray que tous les moynes furent ars, et bien la moetié de l’abbaye, avant que Geuffroy se partist de là. Ce fait, il vint à son chevau et monta sus, et, quant il vint aux champs, il se retourna vers l’abbaye et commença à regarder le grant meschief et le dommaige qu’il avoit fait. Adonc commença à gemir et à soy plaindre douleureusement en disant en ceste manière : Faulx, mauvais, desloyal, proditeur, ennemy de Dieu, vouldroyes-tu que on te fist ce que tu as fait aux vrays serviteurs de Dieu ? Certes non. Et moult d’aultre laidure se disoit, si que n’est homme qui peut penser le desconfort et la desesperance qu’il prinst, s’il ne l’avoit ouy ou veu ; et croy bien que de fin ennuy il se fut occys de son espée pour le desconfort qu’il prinst en soy, se ne fut que les dix chevaliers y vindrent d’aventure sur luy, qui bien l’avoient ouy en sa grant douleur garmenter, gemir et plaindre. Adoncques luy dist l’ung des chevaliers : Ha, ha, sire, c’est trop tart repenti quant la follie est faicte. Adoncques, quant Geuffroy ouyt ceste parolle, il eut encores plus grant despit que devant ; mais il ne daigna oncques respondre au chevalier ; ains chevaucha si fort vers la tour de Monjouet que à grant paine luy peurent ses gens tenir route ; et tant erra qu’il y vint. Adonc fist son appareil pour aller avec les embassadeurs de Northobelande, et le lendemain s’en partist, et tourna son chemin avec les embassadeurs où ilz le devoient mener, et ne mena avecques luy que ses dix chevaliers et son harnoys et les leurs. Et cy s’en taist l’istoire.
En ceste partie nous dist l’istoire que Raimondin se seoit à disner à Merment ; lors vint ung messagier qui venoit de Maillières, qui demanda où estoit Raimondin ; et on le mena devant luy ; lequel messagier s’agenoilla, et fist moult honnourablement la reverence devant Raimondin, et le salua moult courtoisement ; et Raimondin luy rendist son salut et luy demanda quelles nouvelles et dont il venoit. Sire, dist le messagier, ce poise moy que je ne les vous puys apporter meilleures, car je les aporte moult piteuses. Il faut que nous les sachons, dist Raimondin ; Dieu en soit gracié et loué de ce qu’il nous envoye. Et celluy luy dist : Monseigneur, il est bien verité que Geuffroy au grant dent, vostre filz, a pris en luy telle merencolie et tel dueil de ce que Froimond, vostre filz, c’estoit rendu moyne à Maillières, qu’il est jà venu de fait audit Maillières, où il a trouvé au chappitre l’abbé et tous les moynes ; et sachiés pour verité qu’il a bouté le feu dedens et les a tous ars et bien la moetié de l’abbaye. Qu’est-ce que tu dis, dist Raimondin ? Ce ne peut estre ; je ne le pourroye croire. Par ma foy, monseigneur, il est ainsi, et, se ne me croiez, faictes-moy mettre et tenir en prison, et, se ne trouvez qu’il soit vray, faictes-moy mourir de telle mort qu’il vous plaira. Adonc Raimondin se leva de la table, et vint en la court, et demanda son chevau ; et on luy admena, et il monta, et s’en partist sans actendre per ne compaignon, et chevaucha vers Maillières tant que le chevau le peut porter et aller. Adoncques ses gens montèrent à chevau qui mieulx pour aller aprez luy ; et tant chevaucha Raimondin qu’il vint à l’abbaye. Et adonc il vit la grant douleur et le grant meschief que Geuffroy avoit fait, dont il prinst tel dueil en son cueur que à paine qu’il n’enragoit. Ha, ha, dist-il, Geuffroy, tu avois le plus bel commencement de haulte proesse et de chevalerie pour venir au degré de hault honneur que filz de prince qui fut vivant, et ores tu es du tout desmis par ta crualté. Par la foy que je doibz à Dieu, je croy que ce ne soit que fantosme de celle femme ; je ne cuide point qu’elle ait porté chose à la fin qui viengne à perfection, car elle n’a apporté enfant nul qui n’ait apporté quelque estrange tache sur terre. Ne vois-je pas l’orrible qui n’a pas encores sept ans acomplis, qui a jà occis deux de mes escuiers, et avant qu’il eut trois ans avoit-il fait mourir deux de ses nourrices par force de mordre ses mamelles ? et ne vois-je leur mère le samedi, que mon frère de Forestz m’acointa de malvaises nouvelles, en forme de serpent du nombril en bas ? si fis, par Dieu. Et sçay de vray que c’est aulcun esperit, ou c’est fantosme ou illusion qui ainsi m’a abusé : car, la première fois que je la trouvay, ne me sceut-elle pas à dire mon adventure ?
En ce parti chevaucha Ramondin tant qu’il vint à Merment, et là descendist et monta en une chambre et se coucha sur ung lict, et là se commença à desmener et faire griefve lamentation telle, qu’il n’y a si dur cueur au monde qui n’en eut eu pitié. Adoncques tous les barons en furent moult doulens, et, quant ilz virent qu’ilz ne luy peurent appaisier sa douleur, ilz furent moult doulens. Adoncques ilz eurent conseil qu’ilz le manderoient à Melusine, qui lors estoit à Nyort et faisoit faire les deux maistresses jumelles, qui sont moult belles à veoir. Adonc prindrent ung messagier et luy mandèrent tout le fait. Las ! tant mal firent, car ilz les mirent tous deux en griefz tourmens et en moult grant misère. Or commence leur dure et amère departie, qui dura à Raimondin tout son vivant, et à Melusine durera sa penitence jusques en la fin du monde. Or le messagier tira tant qu’il vint à Nyort, et salua la dame, et luy bailla les lettres que les barons luy envoioient. Adonc elle rompist la cire et lut la lettre, et, quant elle apperceut le meschief, elle fut doulente, et plus du couroux de Raimondin que d’aultre chose, car elle vit bien que le meschief que Geuffroy avoit fait ne povoit estre aultrement pour le present. Adonc elle fist venir tout son arroy, et manda foison de dames du pays pour luy tenir compaignie, et s’en partist de Nyort, et vint à Lusignen, et là demoura par l’espace de trois jours, et faisoit moult male chière, et tousjours alloit et venoit par leans, visitant hault et bas tout le lieu en souspirant et jettant de foys en aultre de si grans plains que merveilles. Et nous dist l’istoire et la cronique, que je tiens estre vraye, qu’elle sçavoit bien la douleur qui moult luy estoit prouchaine, et, quant est de moy, je le croys fermement. Mais ses gens ne pensoient pas à cela, mais que c’estoit pour la desplaisance qu’elle avoit de ce que Geuffroy avoit ainsi ars son frère et les moynes aussi, et pour le courroux qu’elle sçavoit que Raimondin en avoit pris. En ce parti fut Melusine à Lusignen par deux jours, et au tiers jours s’en partist et vint à Merment moult bien accompaignée de dames et de damoiselles, comme j’ay par devant dit. Et lors les barons du pays, qui estoient assamblez pour reconforter Raimondin, que ilz amoient de bon cueur, luy vindrent à l’encontre et la bienveignèrent fort, et luy comptèrent qu’ilz ne luy povoient faire laisser sa douleur. Or vous souffisse, dist-elle, car il sera tantost reconforté, se Dieu plaist.
Melusine, la bonne dame, qui adonc estoit bien accompaignée de dames et damoiselles et des barons du pays, entra en la chambre où Raimondin estoit, et celle chambre avoit le regard sur les vergés, qui moult estoient delectables, et avoit le regard aux champs par devers Lusignen. Lors, quand elle vit Raimondin, elle le salua moult doulcement et honnourablement ; mais adonc il fut si doulent et si oultré d’ire que il ne luy respondist mot. Et adonc elle prinst le parler et luy dist : Monseigneur, c’est moult grant follie à vous, que on tient le plus saige prince que on sache vivant, de vous ainsi demener de chose qui aultrement ne peut estre et que on ne peut amender ne y remedier ; vous vous arguez contre la voulenté du createur, qui tout a fait et deffera toutes foys qu’il vouldra à son plaisir. Sachiés qu’il n’est si grant pecheur au monde que Dieu ne soit plus piteux et plus pardonnable, mais que le pecheur se repente parfaictement et qu’il luy crie mercy de bon cueur. Se Geuffroy, vostre filz, a fait celle oultrage par son merveilleux courage, sachiés de certain que c’est pour le pechié des moynes, qui estoient de mauvaise et desordonnée vie, et a voulu nostre seigneur avoir la pugnition, combien que ceste chose soit incongnoissable à humaine creature, car les jugemens de Dieu sont tresmerveilleux et si secrez qu’il n’est cueur d’omme qui les puist comprendre en son entendement. Et d’aultre part, monseigneur, nous avons assez de quoy, Dieu mercy, pour refaire l’abbaye aussi bonne et meilleure qu’elle ne fut oncques et la renter et doer mieulx et plus richement pour mettre plus de moynes qu’il n’y eut oncques. Et Geuffroy, se Dieu plaist, s’amendera par devers Dieu et par devers le monde ; pour quoy, monseigneur, vueillez laisser le dueil, et je vous en prie. Adoncques, quant Raimondin entendist Melusine, il sceut bien qu’elle disoit vray de ce qu’elle luy disoit, et que c’estoit le meilleur selon raison ; mais il fut si oultré et percié d’ire que raison naturelle estoit fouye de luy. Adoncques d’une trescruelle voix il dist en ceste manière :